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C'est que le désir que j'avais de voir Gilberte et qui ne me quittait pas un instant, même en lisant de l'Émile Augier n'était jamais entièrement satisfait par la vue de Gilberte. Marcel Proust — À la recherche du temps perdu
Le texte nous est parvenu en si mauvais état qu’il est souvent très difficile, voire même impossible de deviner ce que l’auteur a voulu dire. Mérimée — Lettres Delessert
Lettre CLIII :Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil.Je réponds sur-le-champ à votre Lettre, et je tâcherai d'être clair ; ce qui n'est pas facile avec vous, quand une fois vous avez pris le parti de ne pas entendre.De longs discours n'étaient pas nécessaires pour établir que chacun de nous ayant en main tout ce qu'il faut pour perdre l'autre, nous avons un égal intérêt à nous ménager mutuellement : aussi, ce n'est pas de cela dont il s'agit. Mais encore entre le parti violent de se perdre, et celui, sans doute meilleur, de rester unis comme nous l'avons été, de le devenir davantage encore en reprenant notre première liaison, entre ces deux partis, dis-je, il y en a mille autres à prendre. Il n'était donc pas ridicule de vous dire, et il ne l'est pas de vous répéter que, de ce jour même, je serai ou votre Amant ou votre ennemi. (…)Deux mots suffisent.Paris, ce 4 décembre 17**.Réponse de la Marquise de Merteuil (écrite au bas de la même Lettre).Eh bien ! la guerre. Pierre Choderlos de Laclos — Les Liaisons dangereuses
Cet alphabet évanescent plongeait Prokop dans le même désarroi que les runes du Kalevala; un désarroi très doux qui laissait la pensée en suspens et qui l'ensemençait autant d'étonnement, de désir infini, que de profonde humilité. Sylvie Germain — Immensités
Mais si le surcroît de joie, apporté par la vue des femmes impossibles à imaginer a priori, me rendait plus désirables, plus dignes d'être explorés, la rue, la ville, le monde, il me donnait par là même la soif de guérir, de sortir et, sans Albertine, d'être libre. Marcel Proust — À la recherche du temps perdu
Frédéric, en face, distinguait l'ombre de ses cils. Elle trempait ses lèvres dans son verre, cassait un peu de croûte entre ses doigts ; le médaillon de lapis-lazuli, attaché par une chaînette d’or à son poignet, de temps à autre sonnait contre son assiette. Ceux qui étaient là, pourtant, n'avaient pas l'air de la remarquer. […] Plus il la contemplait, plus il sentait entre elle et lui se creuser des abîmes. Il songeait qu’il faudrait la quitter tout à l’heure, irrévocablement, sans en avoir arraché une parole, sans lui laisser même un souvenir ! Gustave Flaubert — L’éducation sentimentale
Moi-même j'avais l'impression que j'avais au cerveau une fuite que quelqu'un essayait de bloquer avec des pierres. Ils sont tombés dans les pommes à cinq mille cinq cents, et ils m'ont même regardé mettre le masque à oxygène. Romain Gary — Les trésors de la mer Rouge
Il ignore même s'il a vraiment aimé ce grand garçon mince, aux muscles un peu mous, mais subitement coincés dans la colère et la passion, ces yeux troubles sous des cils de femme. Il l'imagine mort, dissous, sans pouvoir se persuader que ce feu sombre est pour toujours éteint. Marguerite Yourcenar — Quoi ? L'Éternité
L’enfant partit avec l’ange et le chien suivit derrière. Cette phrase convient merveilleusement à François d’Assise. On sait de lui peu de choses et c’est tant mieux. Ce qu’on sait de quelqu’un empêche de le connaître. Ce qu’on en dit, en croyant savoir ce qu’on dit, rend difficile de le voir. On dit par exemple : Saint-François-d’Assise. On le dit en somnambule, sans sortir du sommeil de la langue. On ne dit pas, on laisse dire. On laisse les mots venir, ils viennent dans un ordre qui n’est pas le nôtre, qui est l’ordre du mensonge, de la mort, de la vie en société. Très peu de vraie paroles s’échangent chaque jour, vraiment très peu. Peut-être ne tombe-t-on amoureux que pour enfin commencer à parler. Peut-être n’ouvre-t-on un livre que pour enfin commencer à entendre. L’enfant partit avec l’ange et le chien suivit derrière. Dans cette phrase vous ne voyez ni l’ange ni l’enfant. Vous voyez le chien seulement, vous devinez son humeur joyeuse, vous le regardez suivre les deux invisibles : l’enfant – rendu invisible par son insouciance -, l’ange – rendu invisible par sa simplicité. Le chien, oui, on le voit. Derrière. À la traîne. Il suit les deux autres. Il les suit à la trace et parfois il flâne, il s’égare dans un pré, il se fige devant une poule d’eau ou un renard, puis en deux bonds il rejoint les autres, il recolle aux basques de l’enfant et de l’ange. Vagabond, folâtre. L’enfant et l’ange sont sur la même ligne. Peut-être l’enfant tient-il la main de l’ange, pour le conduire, pour que l’ange ne soit pas trop gêné, lui qui va dans le monde visible comme un aveugle en plein jour. Et l’enfant chantonne, raconte ce qui lui passe par la tête, et l’ange sourit, acquiesce – et le chien toujours derrière ces deux-là, tantôt à droite, tantôt à gauche. Ce chien est dans la Bible. Il n’y a pas beaucoup de chiens dans la Bible. Il y a des baleines, des brebis, des oiseaux et des serpents, mais très peu de chiens. Vous ne connaissez même que celui-là, traînant les chemins, suivant ses deux maîtres : l’enfant et l’ange, le rire et le silence, le jeu et la grâce. Chien François d’Assise. Christian Bobin — Le Très-Bas
Mais vous comprenez, on leur dit « C’est bien à vous, Monsieur ? » ils ne vont pas répondre non, surtout qu’ils ne savent même pas, et si moi je viens dire que minute, papillon, c’est pas à eux, tout ça, mais à moi, et que moi je sais très bien où je les ai mis, mes jetons, et même qu’ils peuvent regarder mon tableau, s’ils savent lire, c’est logique, c’est écrit noir sur blanc (…) Emmanuel Carrère — Hors d’atteinte ?
C’est une école un peu particulière qui s’apprête à ouvrir ses portes en septembre prochain. Sur les bancs de cet établissement dédié aux sols vivants, une quinzaine d’élèves d’horizons divers, ayant le même violon d’Ingres : l’agroécologie. Le Paysan Breton — 9 juillet 2020
Les femmes avaient paru, près d'un millier de femmes, aux cheveux épars, dépeignés par la course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudités de femelles lasses d'enfanter des meurt-de-faim. Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient, l'agitaient, ainsi qu'un drapeau de deuil et de vengeance. D'autres, plus jeunes, avec des gorges gonflées de guerrières, brandissaient des bâtons ; tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort, que les cordes de leurs cous décharnés semblaient se rompre. Et les hommes déboulèrent ensuite, deux mille furieux, des galibots, des haveurs, des raccommodeurs, une masse compacte qui roulait d'un seul bloc, serrée, confondue, au point qu'on ne distinguait ni les culottes déteintes, ni les tricots de laine en loques, effacés dans la même uniformité terreuse. Les yeux brûlaient, on voyait seulement les trous des bouches noires, chantant la Marseillaise, dont les strophes se perdaient en un mugissement confus, accompagné par le claquement des sabots sur la terre dure. Au-dessus des têtes, parmi le hérissement des barres de fer, une hache passa, portée toute droite ; et cette hache unique, qui était comme l'étendard de la bande avait, dans le ciel clair, le profil aigu d'un couperet de guillotine. Émile Zola — Germinal
PHÈDRE :Oui, prince, je languis, je brûle pour Thésée :Je l’aime, non point tel que l’ont vu les enfers,Volage adorateur de mille objets divers,Qui va du dieu des morts déshonorer la couche ;Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,Tel qu’on dépeint nos dieux, ou tel que je vous voi.Il avait votre port, vos yeux, votre langage ;Cette noble pudeur colorait son visage,Lorsque de notre Crète il traversa les flots,Digne sujet des vœux des filles de Minos.Que faisiez-vous alors ? pourquoi, sans Hippolyte,Des héros de la Grèce assembla-t-il l’élite ?Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alorsEntrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ?Par vous aurait péri le monstre de la Crète,Malgré tous les détours de sa vaste retraite :Pour en développer l’embarras incertain,Ma sœur du fil fatal eût armé votre main.Mais non : dans ce dessein je l’aurais devancée ;L’amour m’en eût d’abord inspiré la pensée.C’est moi, prince, c’est moi, dont l’utile secoursVous eût du labyrinthe enseigné les détours.Que de soins m’eût coûtés cette tête charmante !Un fil n’eût point assez rassuré votre amante :Compagne du péril qu’il vous fallait chercher,Moi-même devant vous j’aurais voulu marcher ;Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendueSe serait avec vous retrouvée ou perdue. Jean Racine — Phèdre
J’annonce dans cette froide nuit : « La tombe n’est pas le but ! » et ne reçois nulle réponse, pas même un écho qui me renverrait ce fait à la face. Mais ma bouche ne pivote pas bien et mes paupières s’alourdissent à mesure que vient la torpeur d’acier, je m’endormirais volontiers si je pouvais seulement être sûr que ma raison me reviendra dès potron-minet (…) Joanna Scott — La Mouche la plus belle
De temps en temps ma mère décrète : demain on va chez le photographe. Elle se plaint du prix mais elle fait quand même les frais des photos de famille. Les photos, on les regarde, on ne se regarde pas mais on regarde les photographies, chacun séparément, sans un mot de commentaire, mais on les regarde, on se voit. On voit les autres membres de la famille un par un ou rassemblés. On se revoit quand on était très petit sur les anciennes photos et on se regarde sur les photos récentes. La séparation a encore grandi entre nous. Une fois regardées, les photos sont rangées, avec le linge dans les armoires. Marguerite Duras — L'Amant (1984)
Pardonnez, si j'achève en peu de mots un récit qui me tue. Je vous raconte un malheur qui n'eut jamais d'exemple. Toute ma vie est destinée à le pleurer. Mais, quoique je le porte sans cesse dans ma mémoire, mon âme semble reculer d'horreur, chaque fois que j'entreprends de l'exprimer.Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse endormie et je n'osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. Je m'aperçus dès le point du jour, en touchant ses mains, qu'elle les avait froides et tremblantes. Je les approchai de mon sein, pour les échauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit, d'une voix faible, qu'elle se croyait à sa dernière heure. Je ne pris d'abord ce discours que pour un langage ordinaire dans l'infortune, et je n'y répondis que par les tendres consolations de l'amour. Mais, ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes me firent connaître que la fin de ses malheurs approchait. N'exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. Je la perdis ; je reçus d'elle des marques d'amour, au moment même qu'elle expirait. C'est tout ce que j'ai la force de vous apprendre de ce fatal et déplorable événement.Mon âme ne suivit pas la sienne. Le Ciel ne me trouva point, sans doute, assez rigoureusement puni. Il a voulu que j'aie traîné, depuis, une vie languissante et misérable. Je renonce volontairement à la mener jamais plus heureuse.Je demeurai plus de vingt-quatre heures la bouche attachée sur le visage et sur les mains de ma chère Manon. Abbé Prévost — Manon Lescaut
Dans cette vie-là, on n'était jamais enlevé, câliné, évadé ; on se tenait debout, dans le noir des cages du panier à salade, ou assis sur le dur des lattes de bois. Mais dans cette vie, quand même, on pouvait gambader en secret sur le jalon certain de chaque journée. Ma liberté neuve m'emprisonne et me paralyse. Albertine Sarrazin — L'Astragale (1965)
Dans son lit même, au cours de cette nuit d’été.Ce souvenir peut-être encore la martèle. Georges Docquois — Le poème sans nom
Le fou et le photographe sont quand même assez proche. C'est quand même un peu une folie de faire sa valise, d'emporter des films vierges, un appareil, de prendre un avion, de côtoyer des hommes d'affaires ou des gens qui voyagent pour des raisons sentimentales. Raymond Depardon — Errance (2000)
À former les esprits comme à former les corps,La nature en tout temps fait les mêmes efforts ;Son être est immuable, et cette force aiséeDont elle produit tout ne s’est point épuisée :Jamais l’astre du jour qu’aujourd’hui nous voyonsN’eut le front couronné de plus brillants rayons ;Jamais dans le printemps les roses empourpréesD’un plus vif incarnat ne furent colorées.De cette même main les forces infiniesProduisent en tout temps de semblables génies. Charles Perrault — Le Siècle de Louis le Grand