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Il y a 134 citations sur le moins.
Dire que j’espérais, autant du moins que je puis espérer, un grand succès de l’ouvrage, cela va sans dire : nous autres auteurs, petits prodiges d’une ère prodigieuse, nous avons la prétention d’entretenir des intelligences avec les races futures. Chateaubriand — Mémoires
Père UbuMerdre.Mère UbuOh ! voilà du joli, Père Ubu, vous estes un fort grand voyou.Père UbuQue ne vous assom’je, Mère Ubu !Mère UbuCe n’est pas moi, Père Ubu, c’est un autre qu’il faudrait assassiner.Père UbuDe par ma chandelle verte, je ne comprends pas.Mère UbuComment, Père Ubu, vous estes content de votre sort ?Père UbuDe par ma chandelle verte, merdre, madame, certes oui, je suis content. On le serait à moins : capitaine de dragons, officier de confiance du roi Venceslas, décoré de l’ordre de l’Aigle Rouge de Pologne et ancien roi d’Aragon, que voulez-vous de mieux ?Mère UbuComment ! après avoir été roi d’Aragon vous vous contentez de mener aux revues une cinquantaine d’estafiers armés de coupe-choux, quand vous pourriez faire succéder sur votre fiole la couronne de Pologne à celle d’Aragon ?Père UbuAh ! Mère Ubu, je ne comprends rien de ce que tu dis.Mère UbuTu es si bête !Père UbuDe par ma chandelle verte, le roi Venceslas est encore bien vivant ; et même en admettant qu’il meure, n’a-t-il pas des légions d’enfants ?Mère UbuQui t’empêche de massacrer toute la famille et de te mettre à leur place ?Père UbuAh ! Mère Ubu, vous me faites injure et vous allez passer tout à l’heure par la casserole.Mère UbuEh ! pauvre malheureux, si je passais par la casserole, qui te raccommoderait tes fonds de culotte ?Père UbuEh vraiment ! et puis après ? N’ai-je pas un cul comme les autres ?Mère UbuÀ ta place, ce cul, je voudrais l’installer sur un trône. Tu pourrais augmenter indéfiniment tes richesses, manger fort souvent de l’andouille et rouler carrosse par les rues.Père UbuSi j’étais roi, je me ferais construire une grande capeline comme celle que j’avais en Aragon et que ces gredins d’Espagnols m’ont impudemment volée.Mère UbuTu pourrais aussi te procurer un parapluie et un grand caban qui te tomberait sur les talons.Père UbuAh ! je cède à la tentation. Bougre de merdre, merdre de bougre, si jamais je le rencontre au coin d’un bois, il passera un mauvais quart d’heure.Mère UbuAh ! bien, Père Ubu, te voilà devenu un véritable homme.Père UbuOh non ! moi, capitaine de dragons, massacrer le roi de Pologne ! plutôt mourir !Mère Ubu (à part).Oh ! merdre ! (Haut.) Ainsi tu vas rester gueux comme un rat, Père Ubu.Père UbuVentrebleu, de par ma chandelle verte, j’aime mieux être gueux comme un maigre et brave rat que riche comme un méchant et gras chat.Mère UbuEt la capeline ? et le parapluie ? et le grand caban ?Père UbuEh bien, après, Mère Ubu ? (Il s’en va en claquant la porte.)Mère Ubu (seule).Vrout, merdre, il a été dur à la détente, mais vrout, merdre, je crois pourtant l’avoir ébranlé. Grâce à Dieu et à moi-même, peut-être dans huit jours serai-je reine de Pologne. Alfred Jarry — Ubu Roi
Mais il ne faut pas considérer si légèrement les œuvres des hommes. Car vous-mêmes vous dites que l'habit ne fait pas le moine, et tel est vêtu d'un froc qui au-dedans n'est rien moins que moine, et tel est vêtu d'une cape espagnole qui, dans son courage, n'a rien à voir avec l'Espagne. C'est pourquoi il faut ouvrir le livre et soigneusement peser ce qui y est traité. François Rabelais — Gargantua
Les heures passèrent. Dehors, il pleuvait une complainte d’adieux. Elle se farda, utilisa des étoffes, se déguisa. Durant toute la nuit, une ingéniosité diabolique peupla la chambre de femmes venues de toutes contrées, insinuantes, expertes ou naïves, tourmentées, buveuses de saccades. Vers le matin, les femmes disparurent et deux hommes s’effrénaient devant le grand miroir au flamboiement des bûches.L’épuisement passé, il se leva, toucha distraitement les seins d’Adrienne.– Ils te plaisent ? Lui demanda-t-elle avec une maternité étrange. Tu vois, ils commencent à tomber. Je suis devenue une vieille femme. (Songeant à la jeune rivale, elle écrasa, abaissa les seins.) Encore mieux ainsi. (Elle rit.) Je suis vieille. Il faut aller de plus en plus souvent chez le dentiste. Et tout le reste ! Les articulations qui craquent, les cheveux qui se dessèchent, la peau si glorieuse à quatre heures du matin, l’haleine. Je suis fâchée de te faire de la peine. Mon pauvre chéri qui boude.Elle rit. Mais Solal n’écoutait pas et songeait à Aude. Pourquoi, lorsqu’elle était entrée avec son père, avait-il accentué le balancement maudit et avait-il feint de ne pas la reconnaître ? Il n’était même pas fou, il était lucide à ce moment-là. Quel démon plus fort que lui l’avait possédé à ce moment ? Et il ne la verrait plus. Ô son regard, le soir des grandes fiançailles, le geste gauche et le sourire timide avec lesquels elle s’était dévoilée. Quel démon l’avait poussé à hausser les épaules, à faire ce sourire peureux ? Et maintenant, elle gardait l’image dégoûtante de ces deux balanceurs d’Orient qui crevaient de peur devant la fille d’Europe.Il effaça cette pensée, ne voulu pas savoir ce qu’il allait faire et ouvrit le tiroir. Mais elle fut plus prompte que lui, s’élança, saisit sa main, et le revolver qu’il tenait. La balle effleura le front qui saigna. Il s’abattit.La femme nue prit sur ses genoux l’homme nu. Elle baisa les deux plaies, le calma, le berça tout en songeant que la nuit, depuis si longtemps prévue par elle, était arrivée, nuit pareille aux nuits des hivers passés et des hivers qui viendraient lorsqu’elle ne serait plus.Elle regardait le beau corps blessé et il lui semblait tenir sur ses genoux un grand fils évanoui, irresponsable, frappé par les hommes, condamné, trop vivant, irrémédiablement vaincu. Elle pensait à sa propre vie manquée. Elle n’avait pas su se faire aimer. Elle n’avait jamais rien su. Peut-être la faute de son père et l’effroi qu’elle avait de lui dans son enfance ? Cette paralysie, cette passivité. Les autres, celles qui savaient se faire aimer, étaient superficielles. Elle aurait pu aussi, mais elle avait préféré la servitude. Servante, depuis le soir où l’adolescent était entré dans sa chambre jusqu’à cette dernière nuit. Et maintenant impossible de recommencer. C’était l’autre, Aude, qui l’aurait. Si l’autre ne l’empêchait pas de vaincre, tout était bien. Il deviendrait Solal et un grand homme. Mais personne ne viendrait confier à sa tombe les victoires de l’aimé. Tout de même, elle aurait su avant les autres. Avant les autres, elle avait deviné l’attente et l’espoir de cet homme si simple, si bon en réalité, si pur et qui cachait sa naïveté sous des rires et des étrangetés. Et si elle se trompait, s’il devait n’être qu’un homme comme les autres hommes, du moins elle garderait son illusion jusqu’à la fin et personne non plus ne viendrait la détromper Albert Cohen — Solal – Éditions Gallimard 1930
12 juillet. - Paris. J'avais donc perdu la tête les jours derniers ! J'ai dû être le jouet de mon imagination énervée, à moins que je ne sois vraiment somnambule, ou que j'aie subi une de ces influences constatées, mais inexplicables jusqu'ici, qu'on appelle suggestions. En tout cas, mon affolement touchait à la démence, et vingt-quatre heures de Paris ont suffi pour me remettre d'aplomb. Maupassant — Le Horla
Il faut bien sûr imaginer Paul, tout en force, le regard baissé déjouant pour l’instant la description, le menton saillant, la mâchoire prognathe, sa stature excédant la mienne, l’impossibilité dans laquelle il est toujours de faire oublier son corps en dépit des mouvements qui lui traversent l’âme, fréquemment d’ailleurs car Paul est un sensible, un sentimental, même, doublant chez lui le musculaire toujours trahi quelle que soit l’ampleur de la chemise, la coupe du pantalon, la délicatesse de certains gestes, passons sur certains gestes, le visage suscitant chez l’observateur un irrépressible besoin de poncifs, nez épais, lèvres fortes, sourire enfantin, gourmand, la manière dont ses mains battent l’air quand il s’échauffe, le verbe non point tant facile que haut, expéditif et désaccordé souvent, mais sincère, toujours, mieux vaut en rire, maintenant, et d’ailleurs il se tait, il ne répond pas, je dois répéter ma question, il lève enfin les yeux, de beaux yeux, surtout un beau garçon, non pas un beau regard, donc, c’est du reste dommage, avec un beau regard j’aurais compris que Sandra, je n’aurais sans doute rien eu à dire, je n’ai d’ailleurs rien dit, à quoi bon, que dire à une femme qui vous quitte pour un homme dont les yeux sont seulement beaux, on se prend à rêver au contraire d’un amant au charme secret, plus proche de celui qu’on croyait exercer, ou qu’on n’exerce plus, qu’importe, un homme qui puisse prétendre à quelque vraie relève, dont on puisse tirer sinon profit du moins fierté, mais non, c’est cet homme-là que Sandra avait choisi, contre tout attente, ou en réponse à son attente, comment savoir, un homme dont le poids s’aggravait maintenant de celui de son mensonge, peut-être plus pervers au fond que ce qu’on avait pensé, duplique derrière le muscle, noyant des trésors de rouerie dans l’eau bleutée de son regard. Christian Oster — Paul au téléphone – Éditions de Minuit 1996
Mon Dieu ! Il est au moins dix heures, on doit avoir fini de dîner ! J’aurai trop prolongé la sieste que je fais tous les soirs en rentrant de ma promenade avec Mme de Saint-Loup, avant d’endosser mon habit. Marcel Proust — Du côté de chez Swann
Tandis que ma première enfance s’achève, et si je me retourne sur elle je m’avise soudain d’une découverte imprévue j’ai cru que ma mère tenait durant ces années une place éminente et exclusive dans mon cœur, mais force m’est de constater que je me trompais, qu’il y a eu partage, que l’alliance primitive s’est trouvée rompue puisqu’il m’a été possible de vivre longtemps, sinon loin d’elle, du moins soustrait à sa vigilance… Robert André — L’enfant miroir
Au milieu de cette existence enragée par la misère, Gervaise souffrait encore des faims qu'elle entendait râler autour d'elle. Ce coin de la maison était le coin des pouilleux, où trois ou quatre ménages semblaient s'être donné le mot pour ne pas avoir du pain tous les jours. Les portes avaient beau s'ouvrir, elles ne lâchaient guère souvent des odeurs de cuisine. Le long du corridor, il y avait un silence de crevaison, et les murs sonnaient creux, comme des ventres vides. Par moments, des danses s'élevaient, des larmes de femmes, des plaintes de mioches affamés, des familles qui se mangeaient pour tromper leur estomac. On était là dans une crampe au gosier générale, bâillant par toutes ces bouches tendues ; et les poitrines se creusaient, rien qu'à respirer cet air, où les moucherons eux-mêmes n'auraient pas pu vivre, faute de nourriture. Mais la grande pitié de Gervaise était surtout le père Bru, dans son trou, sous le petit escalier. Il s'y retirait comme une marmotte, s'y mettait en boule, pour avoir moins froid ; il restait des journées sans bouger, sur un tas de paille. La faim ne le faisait même plus sortir, car c'était bien inutile d'aller gagner dehors de l'appétit, lorsque personne ne l'avait invité en ville. Quand il ne reparaissait pas de trois ou quatre jours, les voisins poussaient sa porte, regardaient s'il n'était pas fini. Non, il vivait quand même, pas beaucoup, mais un peu, d'un oeil seulement ; jusqu'à la mort qui l'oubliait ! Gervaise, dès qu'elle avait du pain, lui jetait des croûtes. Émile Zola — L’Assommoir
Pour la troisième fois, j'ai refusé de recevoir l'aumônier. Je n'ai rien à lui dire, je n'ai pas envie de parler, je le verrai bien assez tôt. Ce qui m'intéresse en ce moment, c'est d'échapper à la mécanique, de savoir si l'inévitable peut avoir une issue. On m'a changé de cellule. De celle-ci, lorsque je suis allongé, je vois le ciel et je ne vois que lui. Toutes mes journées se passent à regarder sur son visage le déclin des couleurs qui conduit le jour à la nuit. Couché, je passe les mains sous ma tête et j'attends. Je ne sais combien de fois je me suis demandé s'il y avait des exemples de condamnés à mort qui eussent échappé au mécanisme implacable, disparu avant l'exécution, rompu les cordons d'agents. Je me reprochais alors de n'avoir pas prêté assez d'attention aux récits d'exécution. On devrait toujours s'intéresser à ces questions. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Comme tout le monde, j'avais lu des comptes rendus dans les journaux. Mais il y avait certainement des ouvrages spéciaux que je n'avais jamais eu la curiosité de consulter. Là, peut-être, j'aurais trouvé des récits d'évasion. J'aurais appris que dans un cas au moins la roue s'était arrêtée, que dans cette préméditation irrésistible, le hasard et la chance, une fois seulement, avaient changé quelque chose. Une fois ! Albert Camus — L’étranger
Je n'ignore pas que la science n'est pour vos princes qu'un arsenal d'expédients moins sérieux que leurs carrousels, leurs panaches et leurs brevets. Marguerite Yourcenar — L'Œuvre au Noir
Le temps a cessé d’être une suite insensible de jours, à remplir de cours et d’exposés, de stations dans les cafés et à la bibliothèque, menant aux examens et aux vacances d’été, à l’avenir. Il est devenu une chose informe qui avançait à l’intérieur de moi et qu’il fallait détruire à tout prix. J’allais aux cours de littérature et de sociologie, au restau U, je buvais des cafés midi et soir à la Faluche, le bar réservé aux étudiants. Je n’étais plus dans le même monde. Il y avait les autres filles, avec leurs ventres vides, et moi. Pour penser ma situation, je n’employais aucun des termes qui la désignent, ni « j’attends un enfant », ni « enceinte », encore moins « grossesse », voisin de « grotesque ». Ils contenaient l’acceptation d’un futur qui n’aurait pas lieu. Ce n’était pas la peine de nommer ce que j’avais décidé de faire disparaître. Dans l’agenda, j’écrivais : « ça », « cette chose-là », une seule fois « enceinte ». Je passais de l’incrédulité que cela m’arrive, à moi, à la certitude que cela devait forcément m’arriver. Cela m’attendait depuis la première fois que j’avais joui sous mes draps, à quatorze ans, n’ayant jamais pu, ensuite – malgré des prières à la Vierge et différentes saintes -, m’empêcher de renouveler l’expérience, rêvant avec persistance que j’étais une pute. Il était même miraculeux que je ne me sois pas trouvée plus tôt dans cette situation. Jusqu’à l’été précédent, j’avais réussi aux prix d’efforts et d’humiliations – être traitée de salope et d’allumeuse – à ne pas faire l’amour complètement. Je n’avais finalement dû mon salut qu’à la violence d’un désir qui, s’accommodant mal des limites du flirt, m’avait conduite à redouter jusqu’au simple baiser. J’établissais confusément un lien entre ma classe sociale d’origine et ce qui m’arrivait. Première à faire des études supérieures dans une famille d’ouvriers et de petits commerçants, j’avais échappé à l’usine et au comptoir. Mais ni le bac ni la licence de lettres n’avaient réussi à détourner la fatalité de la transmission d’une pauvreté dont la fille enceinte était, au même titre que l’alcoolique, l’emblème. J’étais rattrapée par le cul et ce qui poussait en moi c’était, d’une certaine manière, l’échec social. Je n’éprouvais aucune appréhension à l’idée d’avorter. Cela me paraissait, sinon facile, du moins faisable, et ne nécessitant aucun courage particulier. Une épreuve ordinaire. Il suffisait de suivre la voie dans laquelle une longue cohorte de femmes m’avait précédée. Depuis l’adolescence, j’avais accumulé des récits, lus dans des romans, apportés par la rumeur du quartier dans les conversations à voix basse. J’avais acquis un savoir vague sur les moyens à utiliser, l’aiguille à tricoter, la queue de persil, les injections d’eau savonneuse, l’équitation – la meilleure solution consistant à trouver un médecin dit « marron » ou une femme au joli nom, une « faiseuse d’anges », l’un et l’autre très coûteux mais je n’avais aucune idée des tarifs. L’année d’avant, une jeune femme divorcée m’avait racontée qu’un médecin de Strasbourg lui avait fait passer un enfant, sans me donner de détails, sauf, « j’avais tellement mal que je me cramponnais au lavabo ». J’étais prêter à me cramponner moi aussi au lavabo. Je ne pensais pas que je puisse en mourir. Annie Ernaux — L’Événement – Éditions Gallimard 2000
— Comme si je ne connaissais pas le chien de Mme Sazerat ! répondait ma tante dont l’esprit critique n’admettait pas si facilement un fait.— Ah ! ce sera le nouveau chien que M. Galopin a rapporté de Lisieux.— Ah ! à moins de ça. Marcel Proust — Du côté de chez Swann
Ces amateurs et ces curieux, ils doivent montrer patte blanche. N’entre pas qui veut au Palais-Royal. Des Suisses, à la livrée du roi, veillent aux portes et interdisent rigoureusement le passage aux soldats, aux laquais, aux servantes , aux personnes qui ont une veste ou un bonnet, aux écoliers, aux polissons, grooms ou petits pâtissiers ou marchands d’oubliés, aux gens sans aveu, à ceux du moins qui ne paient pas de mine, aux ouvriers et aux chiens. Le plus honnête homme du monde, s’il se présente en costume trop négligé, ne sera pas admis dans cet immense salon en plein vent où abondent d’ailleurs les escrocs bien vêtus. Restif de La Bretonne — Le Palais-Royal
Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,Dans la nuit éternelle emporté sans retour,Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âgesJeter l’ancre un seul jour ?Ô lac ! l’année à peine a fini sa carrière,Et près des flots chéris qu’elle devait revoir,Regarde ! je viens seul m’asseoir sur cette pierreOù tu la vis s’asseoir !Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes ;Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés ;Ainsi le vent jetait l’écume de tes ondesSur ses pieds adorés.Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions en silence ;On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux,Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadenceTes flots harmonieux.Tout à coup des accents inconnus à la terreDu rivage charmé frappèrent les échos :Le flot plus attentif, et la voix qui m’est chèreLaissa tomber ces mots :« Ô temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices,Suspendez votre cours !Laissez-nous savourer les rapides délicesDes plus beaux de nos jours !Assez de malheureux ici-bas vous implorent,Coulez, coulez pour eux ;Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;Oubliez les heureux.Mais je demande en vain quelques moments encore,Le temps m’échappe et fuit ;Je dis à cette nuit : Sois plus lente ; et l’auroreVa dissiper la nuit.Aimons donc, aimons donc ! de l’heure fugitive,Hâtons-nous, jouissons !L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive ;Il coule, et nous passons ! »Temps jaloux, se peut-il que ces moments d’ivresse,Où l’amour à longs flots nous verse le bonheur,S’envolent loin de nous de la même vitesseQue les jours de malheur ?Hé quoi ! n’en pourrons-nous fixer au moins la trace ?Quoi ! passés pour jamais ? quoi ! tout entiers perdus ?Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,Ne nous les rendra plus ?Éternité, néant, passé, sombres abîmes,Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimesQue vous nous ravissez ?Ô lacs ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !Vous que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir,Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,Au moins le souvenir !Qu’il soit dans ton repos, qu’il soit dans tes orages,Beau lac, et dans l’aspect de tes riants coteaux,Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvagesQui pendent sur tes eaux !Qu’il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,Dans l’astre au front d’argent qui blanchit ta surfaceDe ses molles clartés !Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,Que les parfums légers de ton air embaumé,Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire,Tout dise : Ils ont aimé ! Alphonse de Lamartine — Méditations poétiques
[...] j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine... Marcel Proust — Du côté de chez Swann
Arlequin arrive en saluant Cléantis qui sort. Il va tirer Euphrosine par la manche.EuphrosineQue me voulez-vous ?Arlequin, riant.Eh ! eh ! eh ! ne vous a-t-on pas parlé de moi ?EuphrosineLaissez-moi, je vous prie.ArlequinEh ! là, là, regardez-moi dans l’œil pour deviner ma pensée.EuphrosineEh ! pensez ce qu’il vous plaira.ArlequinM’entendez-vous un peu ?EuphrosineNon.ArlequinC’est que je n’ai encore rien dit.Euphrosine, impatiente.Ahi !ArlequinNe mentez point ; on vous a communiqué les sentiments de mon âme ; rien n’est plus obligeant pour vous.EuphrosineQuel état !ArlequinVous me trouvez un peu nigaud, n’est-il pas vrai ? Mais cela se passera ; c’est que je vous aime, et que je ne sais comment vous le dire.EuphrosineVous ?ArlequinEh pardi ! oui ; qu’est-ce qu’on peut faire de mieux ? Vous êtes si belle ! il faut bien vous donner son cœur, aussi bien vous le prendriez de vous-même.EuphrosineVoici le comble de mon infortune.Arlequin, lui regardant les mains.Quelles mains ravissantes ! les jolis petits doigts ! que je serais heureux avec cela ! mon petit cœur en ferait bien son profit. Reine, je suis bien tendre, mais vous ne voyez rien. Si vous aviez la charité d’être tendre aussi, oh ! je deviendrais fou tout à fait.EuphrosineTu ne l’es déjà que trop.ArlequinJe ne le serai jamais tant que vous en êtes digne.EuphrosineJe ne suis digne que de pitié, mon enfant.ArlequinBon, bon ! à qui est-ce que vous contez cela ? vous êtes digne de toutes les dignités imaginables ; un empereur ne vous vaut pas, ni moi non plus ; mais me voilà, moi, et un empereur n’y est pas ; et un rien qu’on voit vaut mieux que quelque chose qu’on ne voit pas. Qu’en dites-vous ?EuphrosineArlequin, il me semble que tu n’as point le cœur mauvais.ArlequinOh ! il ne s’en fait plus de cette pâte-là ; je suis un mouton.EuphrosineRespecte donc le malheur que j’éprouve.ArlequinHélas ! je me mettrais à genoux devant lui.EuphrosineNe persécute point une infortunée, parce que tu peux la persécuter impunément. Vois l’extrémité où je suis réduite ; et si tu n’as point d’égard au rang que je tenais dans le monde, à ma naissance, à mon éducation, du moins que mes disgrâces, que mon esclavage, que ma douleur t’attendrissent. Tu peux ici m’outrager autant que tu le voudras ; je suis sans asile et sans défense ; je n’ai que mon désespoir pour tout secours, j’ai besoin de la compassion de tout le monde, de la tienne même, Arlequin ; voilà l’état où je suis ; ne le trouves-tu pas assez misérable ? Tu es devenu libre et heureux, cela doit-il te rendre méchant ? Je n’ai pas la force de t’en dire davantage : je ne t’ai jamais fait de mal ; n’ajoute rien à celui que je souffre.Arlequin, abattu et les bras abaissés, et comme immobile.J’ai perdu la parole. Marivaux — L'île des esclaves
ŒNONE.Quoi ! de quelques remords êtes-vous déchirée ?Quel crime a pu produire un trouble si pressant ?Vos mains n’ont point trempé dans le sang innocent ?PHÈDRE.Grâces au ciel, mes mains ne sont point criminelles.Plût aux dieux que mon cœur fût innocent comme elles !ŒNONE.Et quel affreux projet avez-vous enfantéDont votre cœur encor doive être épouvanté ?PHÈDRE.Je t’en ai dit assez : épargne-moi le reste.Je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste.ŒNONE.Mourez donc, et gardez un silence inhumain ;Mais pour fermer vos yeux cherchez une autre main.Quoiqu’il vous reste à peine une faible lumière,Mon âme chez les morts descendra la première ;Mille chemins ouverts y conduisent toujours,Et ma juste douleur choisira les plus courts.Cruelle ! quand ma foi vous a-t-elle déçue ?Songez-vous qu’en naissant mes bras vous ont reçue ?Mon pays, mes enfants, pour vous j’ai tout quitté.Réserviez-vous ce prix à ma fidélité ?PHÈDRE.Quel fruit espères-tu de tant de violence ?Tu frémiras d’horreur si je romps le silence.ŒNONE.Et que me direz-vous qui ne cède, grands dieux !À l’horreur de vous voir expirer à mes yeux ?PHÈDRE.Quand tu sauras mon crime et le sort qui m’accable,Je n’en mourrai pas moins : j’en mourrai plus coupable.ŒNONE.Madame, au nom des pleurs que pour vous j’ai versés,Par vos faibles genoux que je tiens embrassés,Délivrez mon esprit de ce funeste doute.PHÈDRE.Tu le veux ? lève-toi.ŒNONE.Parlez : je vous écoute.PHÈDRE.Ciel ! que lui vais-je dire ? et par où commencer ?ŒNONE.Par de vaines frayeurs cessez de m’offenser.PHÈDRE.Ô haine de Vénus ! ô fatale colère !Dans quels égarements l’amour jeta ma mère !ŒNONE.Oublions-les, madame ; et qu’à tout l’avenirUn silence éternel cache ce souvenir.PHÈDRE.Ariane, ma sœur ! de quel amour blesséeVous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !ŒNONE.Que faites-vous, madame ? et quel mortel ennuiContre tout votre sang vous anime aujourd’hui ?PHÈDRE.Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorableJe péris la dernière et la plus misérable.ŒNONE.Aimez-vous ?PHÈDRE.De l’amour j’ai toutes les fureurs.ŒNONE.Pour qui ?PHÈDRE.Tu vas ouïr le comble des horreurs…J’aime… À ce nom fatal, je tremble, je frissonne.J’aime…ŒNONE.Qui ?PHÈDRE.Tu connais ce fils de l’Amazone,Ce prince si longtemps par moi-même opprimé…ŒNONE.Hippolyte ? Grands dieux !PHÈDRE.C’est toi qui l’as nommé !ŒNONE.Juste ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace !Ô désespoir ! ô crime ! ô déplorable race !Voyage infortuné ! Rivage malheureux,Fallait-il approcher de tes bords dangereux ! Racine — Phèdre
La plupart des gens restent ensemble soit parce qu'ensemble on a moins peur, soit parce qu'on vit mieux avec deux salaires qu'un seul, soit à cause des enfants, soit pour beaucoup de raisons... Marguerite Duras — La Vie matérielle
Je ne pouvais pas imaginer qu'un jour je verrais un spectacle pareil ! Bérurier évoluant parmi l'élite mondiale, cohabitant avec tout ce que la Terre a pu produire comme rois, reines, présidents, milliardaires, sommités artistiques... Je vous jure qu'il faut avoir vu ça au moins une fois dans son existence ! Et si tout ce gratin (dont nous étions) n'avait pas été à deux doigts de l'anéantissement atomique, j'aurais ri, mais ri, à m'en mettre la rate au court-bouillon ! San Antonio — La rate au court-bouillon