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Citations sur le monde - Page 4
Il y a 287 citations sur le monde.
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Assises près de la fenêtre, elles coupaient, tailladaient, cousaient ; de temps à autre, elles levaient le nez et regardaient au travers des vitres. Un bout de soleil tachait la voie par places et trempait ses rayons pâles dans le ventre des flaques. Les parisiens abusaient de cette éclaircie pour aller encore à la campagne. Les trains de Versailles se succédaient de dix en dix minutes. Les impériales, bondées de monde, chantaient dans le vent qui cinglait le visage des femmes et secouait leurs jupes. Courbée sur la banquette, les yeux fripés, la main au chapeau, le parapluie entre les jambes, la flopée des voyageurs roulait dans un nuage de charbon et de poudre. Les fusées de cette allégresse indisposèrent les deux sœurs. Ce contentement de gens qui, après avoir pâti pendant toute une semaine, derrière un comptoir, ferment leurs volets le dimanche et délaissent le trottoir où, par les soirées tièdes, ils installent, du lundi au samedi, leurs enfants et leurs chaises ; cette manie des boutiquiers de vouloir s’ébattre, en plein air, dans un Clamart quelconque, cette satisfaction imbécile de porter, à cheval sur une canne, le panier aux provisions ; ces dînettes avec du papier gras sur l’herbe ; ces retours avec des bottelettes de fleurs ; ces cabrioles, ces cris, ces hurlées stupides sur les routes ; ces débraillés de costumes, ces habits bas, ces chemises bouffant de la culotte, ces corsets débridés, ces ceintures lâchant la taille de plusieurs crans ; ces parties de cache-cache et de visa dans des buissons empuantis par toutes les ordures des repas terminés et rendus, leur firent envie.
J.-K. Huysmans — Les Sœurs Vatard (1879) -
Rien de ce qui est beau n’est indispensable à la vie. — On supprimerait les fleurs, le monde n’en souffrirait pas matériellement ; qui voudrait cependant qu’il n’y eût plus de fleurs ? Je renoncerais plutôt aux pommes de terre qu’aux roses, et je crois qu’il n’y a qu’un utilitaire au monde capable d’arracher une plate-bande de tulipes pour y planter des choux.À quoi sert la beauté des femmes ? Pourvu qu’une femme soit médicalement bien conformée, en état de faire des enfants, elle sera toujours assez bonne pour des économistes.À quoi bon la musique ? à quoi bon la peinture ? Qui aurait la folie de préférer Mozart à M. Carrel, et Michel-Ange à l’inventeur de la moutarde blanche ?Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. — L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines.
Théophile Gautier — Mademoiselle de Maupin -
Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais : Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres.Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête ; et ils ont le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les plaindre. On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout bonne, dans un corps tout noir. Il est si naturel de penser que c'est la couleur qui constitue l'essence de l'humanité, que les peuples d'Asie, qui font les eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu'ils ont avec nous d'une façon plus marquée.On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Égyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étaient d'une si grande conséquence, qu'ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains.Une preuve que les nègres n'ont pas le sens commun, c'est qu'ils font plus de cas d'un collier de verre que de l'or, qui, chez les nations policées, est d'une si grande conséquence.Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains. Car, si elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d'Europe, qui font entre eux tant de conventions, d'en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ?
Montesquieu — De l’Esprit des lois. -
Mais plus proche encore, si on essaie de pencher la tête, il y a le mur, les feuilles déchiquetées, les persiennes vertes, les pigments de la chaux qui s’enflent presque au soleil de quatre heures, le mimosa, la poussière, le croisement, les feux de signalisation, une ou deux voitures qui passent, de nouveau une vespa, et ce sable rouge partout, chante, petite, chante encore, tant que le monde est immobile.
Colette Fellous — Le Petit Casino -
Le 4 octobre dernier [1926], à la fin d’un de ces après-midi tout à fait désœuvrés et très mornes, comme j’ai le secret d’en passer, je me trouvais rue Lafayette : après m’être arrêté quelques minutes devant la vitrine de la librairie de L’Humanité et avoir fait l’acquisition du dernier ouvrage de Trotski, sans but je poursuivais ma route dans la direction de l’Opéra. Les bureaux, les ateliers commençaient à se vider, du haut en bas des maisons des portes se fermaient, des gens sur le trottoir se serraient la main, il commençait tout de même à y avoir plus de monde. J’observais sans le vouloir des visages, des accoutrements, des allures. Allons, ce n’étaient pas encore ceux-là qu’on trouverait prêts à faire la Révolution. Je venais de traverser ce carrefour dont j’oublie ou ignore le nom, là, devant une église. Tout à coup, alors qu’elle est peut-être encore à dix pas de moi, venant en sens inverse, je vois une jeune femme, très pauvrement vêtue, qui, elle-aussi, me voit ou m’a vu. Elle va la tête haute, contrairement à tous les autres passants. Si frêle qu’elle se pose à peine en marchant.
André Breton — Nadja -
[…] [ces] mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de la conscience ; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu’il est possible de définir. Ils me paraissaient et me paraissent encore définir la source secrète de notre existence. […] A ces mouvements qui existent chez tout le monde et peuvent à tout moment se déployer chez n’importe qui, des personnages anonymes, à peine visibles, devaient servir de simple support.
Nathalie Sarraute — Le Langage dans l’art du roman -
Mardi prochain, lorsque vous trouverez Henriette en train de coudre à vous attendre, vous lui direz avant même qu’elle vous ait demandé quoi que ce soit : “Je t’ai menti, comme tu t’en es bien doutée ; ce n’est pas pour la maison Scabelli que je suis allé à Rome cette fois-ci, et c’est en effet pour cette raison que j’ai pris le train de huit heures dix et non l’autre, le plus rapide, le plus commode, qui n’a pas de troisième classe ; c’est uniquement pour Cécile que je suis allé à Rome cette fois-ci, pour lui prouver que je l’ai choisie définitivement contre toi, pour lui annoncer que j’ai enfin réussi à lui trouver une place à Paris, pour lui demander de venir afin qu’elle soit toujours avec moi, afin qu’elle me donne cette vie extraordinaire que tu n’as pas été capable de m’apporter et que moi non plus je n’ai pas su t’offrir ; je le reconnais, je suis coupable à ton égard, c’est entendu, je suis prêt à accepter, à approuver tous tes reproches, à me charger de toutes les fautes que tu voudras si cela peut t’aider le moins du monde à te consoler, à atténuer le choc, mais il est trop tard maintenant, les jeux sont faits, je n’y puis rien changer, ce voyage a eu lieu, Cécile va venir • tu sais bien que je ne suis pas une si grande perte, ce n’est pas la peine de fondre en larmes ainsi…”Mais vous savez bien qu’elle ne pleurera nullement, qu’elle se contentera de vous regarder sans proférer une parole, qu’elle vous laissera discourir sans vous interrompre, que c’est vous, tout seul, par lassitude, qui vous arrêterez, et qu’à ce moment-là vous vous apercevrez que vous êtes dans votre chambre, qu’elle est déjà couchée, qu’elle est en train de coudre, qu’il est tard, que vous êtes fatigué de ce voyage, qu’il pleut sur la place.
Michel Butor — La Modification -
Qu’est–ce que tu veux faire à Paris? Je n’en sais rien. Il faut que j’aille voir. Il n’a que moi au monde. Ce n’est pas sa femme qui s’en occuperait. Simone ricana. Elle le lâchera dès que ça n’ira plus. Mais à quel titre est–ce que tu agirais, Simone, tu n’es pas raisonnable.
Elsa Triolet — Le cheval blanc -
Non seulement [l’auteur et le lecteur] se méfient du personnage de roman, mais, à travers lui, ils se méfient l’un de l’autre. Il était le terrain d’entente, la base solide d’où ils pouvaient d’un commun effort s’élancer vers des recherches et des découvertes nouvelles […] Quand on examine sa situation actuelle, on est tenté de se dire qu’elle illustre à merveille le mot de Stendhal : « le génie du soupçon est entré dans le monde ». Nous sommes entrés dans l’ère du soupçon.
Nathalie Sarraute — L’ère du soupçon -
[…] « j’ai voulu suivre un pétale de rose. Il a dansé sur la cascade, puis une pie l’a emporté dans les branches d’un chêne. Il a repris sa course avec le vent et, la nuit, a rêvé parmi les colonnes de marbre. Le voici sur la table d’un poète, lequel déjà l’immortalise, non sans mentir un peu. Dans un monde meilleur que le mien, je choisirais, je crois, d’être un pétale. »
Alain Bosquet — Le tourment de Dieu -
C’est le temps où tout ce qui me touche de près m’est étranger. J’émigre doucement vers le monde petit-bourgeois, admise dans ces surboums dont la seule condition d’accès, mais si difficile, consiste à ne pas être cucul.
Annie Ernaux — La place -
Conservateur par tempérament, sans même avoir besoin d’étayer de principes politiques son conservatisme, vieux de la Vieille du Protocole, homme du monde fort goûté dans la bonne société de Washington, il y fit successivement deux brillants mariages, tous deux sans enfants.
Marguerite Yourcenar — Souvenirs pieux -
Son mépris de l’humanité s’accrut ; il comprit enfin que le monde est, en majeure partie, composé de sacripants et d’imbéciles. Décidément, il n’avait aucun espoir de découvrir chez autrui les mêmes aspirations et les mêmes haines, aucun espoir de s’accoupler avec une intelligence qui se complût, ainsi que la sienne, dans une studieuse décrépitude, aucun espoir d’adjoindre un esprit pointu et chantourné tel que le sien, à celui d’un écrivain ou d’un lettré.
Joris-Karl Huysmans — À Rebours -
Féminité puissance sans égale Folle audace de tous ses assauts Prenant le monde comme on prend un bail, Elle part en brûlant ses vaisseaux.
Boris Pasternak — Ma sœur la vie et autres poèmes -
Ce monde nouveau, régénéré par le baptême du sang, est maintenant encore dans sa jeunesse ; et comme l’énergie des premiers temps a fortement empreint de couleurs poétiques nos deux plus belles productions, la Genèse et l’Illiade, nous ne doutons pas que notre littérature ne se ressente aussi poétiquement de cette vie nouvelle qui anime notre société. Celle-ci est devenue plus vraie ; la littérature le sera aussi.
Alexandre Guiraud — article dans La Muse française -
Quant à A. Dumas, tout le monde sait sa verve prodigieuse, son entrain facile, son bonheur de mise en scène, son dialogue spirituel et toujours en mouvement, ce récit léger qui court sans cesse, et qui sait enlever l’obstacle et l’espace sans jamais faillir. Il couvre d’immenses toiles sans fatiguer jamais ni son pinceau ni son lecteur. Il est amusant. Il embrasse, mais il n’étreint pas comme Balzac. Des trois derniers, Balzac est celui qui étreint et qui creuse le plus.
Sainte-Beuve — Causeries du Lundi -
Vivement frappés du sentiment poétique qui y domine et de la teinte originale et religieuse de cette poésie, nous avons pensé que le public les accueillerait avec intérêt. […] Nous savons aussi qu’il y a au fond de l’âme humaine un besoin imprescriptible d’échapper aux tristes réalités de ce monde et de s’élancer dans les régions supérieures de la poésie et de la religion.
Eugène Genoude — Avertissement au lecteur des Méditations poétiques -
Mais comme chaque chose a sa raison, et que la fantaisie d’un individu me paraît tout aussi légitime que l’appétit d’un million d’hommes et qu’elle peut tenir autant de place dans le monde, il faut, abstraction faite des choses, et indépendamment de l’humanité qui nous renie, vivre pour sa vocation, monter dans sa tour d’ivoire et là, comme une bayadère dans ses parfums, rester, seul, dans nos rêves
Gustave Flaubert — Correspondance -
Je dois m’attendre à tout – ayant été l’homme le plus haï et le plus adoré du XVIIIe siècle !… Avec de la gaieté – et même de la bonhomie, j’ai eu des ennemis sans nombre – et n’ai pourtant croisé la route de personne. Or, j’ai trouvé la cause de tant d’inimitiés. Dès ma folle jeunesse, j’ai joué de tous les instruments, mais je n’appartenais à aucun corps de musiciens – les musiciens m’ont détesté. J’ai inventé quelques bonnes machines, mais je n’étais pas du corps des mécaniciens – et l’on a dit du mal de moi. Je faisais des vers et des chansons, mais qui m’eût reconnu pour poète ? – j’étais le fils d’un horloger ! N’aimant pas le jeu de loto, j’ai fait des pièces de théâtre, mais on disait : “De quoi se mêle-t-il ? Ce n’est pas un auteur, car il fait d’immenses affaires”. Faute de rencontrer qui voulût me défendre, j’ai imprimé de grands mémoires pour gagner des procès qu’on m’avait intentés. Les avocats se sont écriés : “Peut-on souffrir qu’un pareil homme prouve sans nous qu’il a raison !” J’ai traité avec les ministres de grands points de réformation dont nos finances avaient besoin, mais l’on disait encore : “De quoi se mêle-t-il, puisqu’il n’est point financier ?” Luttant contre tous les pouvoirs, j’ai relevé l’art de l’imprimerie française par les superbes éditions de Voltaire – mais je n’étais pas imprimeur et j’ai eu tous les marchands pour adversaires. J’ai fait le haut commerce dans les quatre parties du monde – mais je ne m’étais point déclaré négociant. J’ai eu quarante navires à la fois sur la mer – mais, n’étant pas un armateur, on m’a dénigré dans nos ports. Un vaisseau de guerre à moi de cinquante-deux canons a eu l’honneur de combattre en ligne avec ceux de Sa Majesté, mais regardé comme un intrus, j’y ai gagné de perdre ma flottille ! De tous les Français, quels qu’ils soient, je suis celui qui a fait le plus pour la liberté de l’Amérique – mais je n’étais point classé parmi les négociateurs…
Sacha Guitry — Beaumarchais -
Comment obtenir la béatitude ? En disant Dada. Comment devenir célèbre ? En disant Dada. D’un geste noble et avec des manières raffinées. Jusqu’à la folie. Jusqu’à l’évanouissement. Comment en finir avec tout ce qui est journalisticaille, anguille, tout ce qui est gentil et propret, borné, vermoulu de morale, européanisé, énervé ? En disant Dada. Dada c’est l’âme du monde, Dada c’est le grand truc. Dada c’est le meilleur savon au lait de lys du monde. Dada Monsieur Rubiner, Dada Monsieur Korrodi, Dada Monsieur Anastasius Lilienstein. Cela veut dire en allemand : l’hospitalité de la Suisse est infiniment appréciable. Et en esthétique, ce qui compte, c’est la qualité. Je lis des vers qui n’ont d’autre but que de renoncer au langage conventionnel, de s’en défaire. Dada Johann Fuchsgang Goethe. Dada Stendhal, Dada Dalaï-lama, Bouddha, Bible et Nietzsche. Dada m’Dada. Dada mhm Dada da. Ce qui importe, c’est la liaison et que, tout d’abord, elle soit quelque peu interrompue.Je ne veux pas de mots inventés par quelqu’un d’autre. Tous les mots ont été inventés par les autres. Je revendique mes propres bêtises, mon propre rythme et des voyelles et des consonnes qui vont avec, qui y correspondent, qui soient les miens. Si une vibration mesure sept aunes, je veux, bien entendu, des mots qui mesurent sept aunes. Les mots de Monsieur Dupont ne mesurent que deux centimètres et demi. On voit alors parfaitement bien comment se produit le langage articulé. Je laisse galipetter les voyelles, je laisse tout simplement tomber les sons, à peu près comme miaule un chat… Des mots surgissent, des épaules de mots, des jambes, des bras, des mains de mots. AU. OI. U. Il ne faut pas laisser venir trop de mots. Un vers c’est l’occasion de se défaire de toute la saleté. Je voulais laisser tomber le langage lui-même, ce sacré langage, tout souillé, comme les pièces de monnaie usées par des marchands. Je veux le mot là où il s’arrête et là où il commence. Dada, c’est le coeur des mots. Toute chose a son mot, mais le mot est devenu une chose en soi. Pourquoi ne le trouverais-je pas, moi ? Pourquoi l’arbre ne pourrait-il pas s’appeler Plouplouche et Plouploubache quand il a plu ? Le mot, le mot, le mot à l’extérieur de votre sphère, de votre air méphitique, de cette ridicule impuissance, de votre sidérante satisfaction de vous-mêmes. Loin de tout ce radotage répétitif, de votre évidente stupidité.Le mot, messieurs, le mot est une affaire publique de tout premier ordre.
Hugo Ball — Manifeste littéraire -
J’ai fait un voyage sur le plus beau bateau qui ait jamais été construit ; particularité étrange, à bord de ce transatlantique, passagers et hommes d’équipage étaient à cheval !Le capitaine, cavalier émérite, montait un pur-sang de courses, il portait un costume de chasse et sonnait du cor pour diriger la manœuvre, quant à moi, ayant horreur de l’équitation, j’avais pu obtenir de passer mes journées sur le cheval de bois de la salle de gymnastique. Nous débarquâmes sur une terre nouvelle où les chevaux étaient inconnus ; les indigènes prirent pour un animal à deux têtes les passagers montés de notre navire, ils n’osèrent s’en approcher en proie à la terreur ; moi seul, reconnu semblable à ces êtres primitifs, je fus fait prisonnier par eux. C’est de la prison ou l’on m’enferma que j’écrivis les lignes qui vont suivre. Cette prison était une île absolument déserte le jour, mais la nuit, les habitants d’une grande ville continentale ou le mariage et l’union libre étaient également défendus, s’y donnaient rendez-vous pour faire d’amour, j’ai pù ainsi rapporter de mon exil la plus splendide collection de peignes de femmes qui soit au monde, depuis le triste celluloïd jusqu’à l’écaille la plus transparente, couverte de pierres précieuses. J’ai offert cette collection à l’un de mes oncles, conchyliologiste distingué, chez lequel elle fait pendant à une vitrine de coquillages indiens.
Francis Picabia — Jésus-Christ Rastaquouère -
Le poète, à l’affût, tout comme un autre, des obscures nouvelles du monde et de l’invraisemblable problème d’herbes, de cailloux, de saletés, de splendeur, qui s’étend sous ses pas, nous rendra les délices du langage le plus pur aussi bien celui de l’homme de la rue ou du sage, que celui de la femme, de l’enfant ou du fou. Si l’on voulait, il n’y aurait que des merveilles.
Paul Eluard — Les Sentiers et les routes de la poésie -
L’huître, de la grosseur d’un galet moyen, est d’une apparence plus rugueuse, d’une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C’est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l’ouvrir : il faut alors la tenir au creux d’un torchon, se servir d’un couteau ébréché et peu franc, s’y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s’y coupent, s’y cassent les ongles : c’est un travail grossier. Les coups qu’on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d’une sorte de halos.À l’intérieur l’on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d’en dessus s’affaissent sur les cieux d’en dessous, pour ne plus former qu’une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l’odeur et à la vue, frangé d’une dentelle noirâtre sur les bords.Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d’où l’on trouve aussitôt à s’orner.
Francis Ponge — Le parti pris des choses -
La Négritude est l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir, telles qu’elles s’expriment dans la vie et les oeuvres des Noirs. Je dis que c’est là une réalité, un nœud de réalités.
Léopold Sédar Senghor — l’Etudiant noir -
Voici des hommes noirs debout qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d’être vus. Car le blanc a joui trois mille ans du privilège de voir sans qu’on le voie ; il était regard pur, la lumière de ses yeux tirait toute chose de l’ombre natale, la blancheur de sa peau c’était un regard encore, de la lumière condensée. L’homme blanc, blanc parce qu’il était homme, blanc comme le jour, blanc comme la vérité, blanc comme la vertu, éclairait la création comme une torche, dévoilait l’essence secrète et blanche des êtres. Aujourd’hui ces hommes noirs nous regardent et notre regard rentre dans nos yeux ; des torches noires, à leur tour, éclairent le monde et nos têtes blanches ne sont plus que de petits lampions balancés par le vent…
Jean-Paul Sartre — « Orphée noir » -
Je persiste à penser que le poème n’est accompli que s’il se fait chant, parole et musique en même temps. La diction dite expressive à la mode, à la manière du théâtre ou de la rue, est l’anti-poème. Comme si le rythme n’était pas, sous sa variété, monotonie, qui traduit le mouvement substantiel des Forces cosmiques de l’Eternel !… Il est temps d’arrêter le processus de désagrégation du monde moderne, et d’abord de la poésie. Il faut restituer celle-ci à ses origines, au temps qu’elle était chantée – et dansée. Comme en Grèce, en Israël, surtout dans l’Egypte des Pharaons. Comme aujourd’hui en Afrique noire. « Toute maison divisée contre elle-même », tout art ne peut que périr. La poésie ne doit pas périr. Car alors, où serait l’espoir du Monde ?
Léopold Sédar Senghor — Comment les lamantins vont boire à la source » -
Voilà. Ces personnages vont vous jouer l’histoire d’Antigone. Antigone, c’est la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant elle. Elle pense. Elle pense qu’elle va être Antigone tout à l’heure, qu’elle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermée que personne ne prenait au sérieux dans la famille et se dresser seule en face du monde, seule en face de Créon, son oncle, qui est le roi. Elle pense qu’elle va mourir, qu’elle est jeune et qu’elle aussi, elle aurait bien aimé vivre. Mais il n’y a rien à faire. Elle s’appelle Antigone et il va falloir qu’elle joue son rôle jusqu’au bout… Et, depuis que ce rideau s’est levé, elle sent qu’elle s’éloigne à une vitesse vertigineuse de sa sœur Ismène, qui bavarde et rit avec un jeune homme, de nous tous, qui sommes là bien tranquilles à la regarder, de nous qui n’avons pas à mourir ce soir.Le jeune homme avec qui parle la blonde, la belle, l’heureuse Ismène, c’est Hémon, le fils de Créon. Il est le fiancé d’Antigone. Tout le portait vers Ismène : son goût de la danse et des jeux, son goût du bonheur et de la réussite, sa sensualité aussi, car Ismène est bien plus belle qu’Antigone ; et puis un soir, un soir de bal où il n’avait dansé qu’avec Ismène, un soir où Ismène avait été éblouissante dans sa nouvelle robe, il a été trouver Antigone qui rêvait dans un coin, comme en ce moment, ses bras entourant ses genoux, et il lui a demandé d’être sa femme. Personne n’a jamais compris pourquoi. Antigone a levé sans étonnement ses yeux graves sur lui et elle lui a dit « oui » avec un petit sourire triste… L’orchestre attaquait une nouvelle danse, Ismène riait aux éclats, là-bas, au milieu des autres garçons, et voilà, maintenant, lui, il allait être le mari d’Antigone. Il ne savait pas qu’il ne devait jamais exister de mari d’Antigone sur cette terre et que ce titre princier lui donnait seulement le droit de mourir.Cet homme robuste, aux cheveux blancs, qui médite là, près de son page, c’est Créon. C’est le roi. Il a des rides, il est fatigué. Il joue au jeu difficile de conduire les hommes. Avant, du temps d’Œdipe, quand il n’était que le premier personnage de la cour, il aimait la musique, les belles reliures, les longues flâneries chez les petits antiquaires de Thèbes. Mais Œdipe et ses fils sont morts. Il a laissé ses livres, ses objets, il a retroussé ses manches, et il a pris leur place.Quelquefois, le soir, il est fatigué, et il se demande s’il n’est pas vain de conduire les hommes. Si cela n’est pas un office sordide qu’on doit laisser à d’autres, plus frustes… Et puis, au matin, des problèmes précis se posent, qu’il faut résoudre, et il se lève, tranquille, comme un ouvrier au seuil de sa journée.La vieille dame qui tricote, à côté de la nourrice qui a élevé les deux petites, c’est Eurydice, la femme de Créon. Elle tricotera pendant toute la tragédie jusqu’à ce que son tour vienne de se lever et de mourir. Elle est bonne, digne, aimante. Elle ne lui est d’aucun secours. Créon est seul. Seul avec son petit page qui est trop petit et qui ne peut rien non plus pour lui.Ce garçon pâle, là-bas, au fond, qui rêve adossé au mur, solitaire, c’est le Messager. C’est lui qui viendra annoncer la mort d’Hémon tout à l’heure. C’est pour cela qu’il n’a pas envie de bavarder ni de se mêler aux autres. Il sait déjà…Enfin les trois hommes rougeauds qui jouent aux cartes, leurs chapeaux sur la nuque, ce sont les gardes. Ce ne sont pas de mauvais bougres, ils ont des femmes, des enfants, et des petits ennuis comme tout le monde, mais ils vous empoigneront les accusés le plus tranquillement du monde tout à l’heure. Ils sentent l’ail, le cuir et le vin rouge et ils sont dépourvus de toute imagination. Ce sont les auxiliaires toujours innocents et toujours satisfaits d’eux-mêmes, de la justice. Pour le moment, jusqu’à ce qu’un nouveau chef de Thèbes dûment mandaté leur ordonne de l’arrêter à son tour, ce sont les auxiliaires de la justice de Créon.Et maintenant que vous les connaissez tous, ils vont pouvoir vous jouer leur histoire. Elle commence au moment où les deux fils d’Œdipe, Étéocle et Polynice, qui devaient régner sur Thèbes un an chacun à tour de rôle, se sont battus et entre-tués sous les murs de la ville, Étéocle l’aîné, au terme de la première année de pouvoir, ayant refusé de céder la place à son frère. Sept grands princes étrangers que Polynice avait gagnés à sa cause ont été défaits devant les sept portes de Thèbes. Maintenant la ville est sauvée, les deux frères ennemis sont morts et Créon, le roi, a ordonné qu’à Étéocle, le bon frère, il serait fait d’imposantes funérailles, mais que Polynice, le vaurien, le révolté, le voyou, serait laissé sans pleurs et sans sépulture, la proie des corbeaux et des chacals… Quiconque osera lui rendre les devoirs funèbres sera impitoyablement puni de mort.Pendant que le Prologue parlait, les personnages sont sortis un à un. Le Prologue disparaît aussi. L’éclairage s’est modifié sur la scène. C’est maintenant une aube grise et livide dans une maison qui dort. Antigone entr’ouvre la porte et rentre de l’extérieur sur la pointe de ses pieds nus, ses souliers à la main. Elle reste un instant immobile à écouter. La nourrice surgit.
Jean Anouilh — Antigone -
De Moscou à Paris, en passant par Varsovie et Berlin, une immense dérive gagne notre continent désaccordé. La guerre approche, des truands en tout genre trafiquent au long des routes. Dans leur croisade pour la reconquête du monde occidental, catholiques et orthodoxes rivalisent d’invention.
Danièle Sallenave — Les trois minutes du diable -
Dans Mam’zelle Nitouche, fort de son expérience, Hervé créa l’archétype du personnage double, à la fois Célestin pour les cocottes du demi-monde et Floridor pour les grenouilles de bénitier de matines et de vêpres.
Jean-François Kahn — « Faut-il faire la guerre à BHL ? » -
Ouvrons un dictionnaire aux mots « Littérature Potentielle.» Nous n’y trouverons rien. Fâcheuse lacune. […]L’humanité doit-elle se reposer et se contenter, sur des pensers nouveaux de faire des vers antiques ? Nous ne le croyons pas. Ce que certains écrivains ont introduit dans leur manière, avec talent (voire avec génie), mais les uns occasionnellement (forgeage de mots nouveaux), d’autres avec prédilection (contrerimes), d’autres avec insistance mais dans une seule direction (lettrisme), l’Oulipo entend le faire systématiquement et scientifiquement. […]Un mot, enfin, à l’intention des personnes particulièrement graves qui condamnent sans examen et sans appel toute œuvre où se manifeste quelque propension à la plaisanterie. Lorsqu’ils sont le fait de poètes, divertissements, farces et supercheries appartiennent encore à la poésie. La littérature potentielle reste donc la chose la plus sérieuse du monde. C.Q.F.D.
Jean-François Le Lionnais — Manifeste de l’Oulipo -
Si autrefois la littérature était vue comme miroir du monde, ou comme l’expression directe de sentiments, aujourd’hui nous ne pouvons plus oublier que les livres sont faits de mots, de signes, de procédés de construction ; nous ne pouvons plus oublier que ce que les livres communiquent reste parfois inconscient à l’auteur même, que ce que les livres disent est parfois différent de ce qu’ils proposaient de dire ; que dans tout livre, si une part relève de l’auteur, une autre part est oeuvre anonyme et collective.
Italo Calvino — La Machine littérature -
Tu es sur le point de commencer le nouveau roman d’Italo Calvino, Si une nuit d’hiver un voyageur. Détends-toi. Recueille-toi. Chasse toute autre pensée de ton esprit. Laisse le monde qui t’entoure s’estomper dans le vague. Il vaut mieux fermer la porte ; là-bas la télévision est toujours allumée. Dis-le tout de suite aux autres : « Non, non, je ne veux pas regarder la télévision. » Lève la voix, sinon ils ne t’entendront pas : « Je suis en train de lire ! Je ne veux pas être dérangé. » Il se peut qu’ils ne t’aient pas entendu avec tout ce bazar ; dis-le à haute voix, crie : « Je vais commencer le nouveau roman d’Italo Calvino ! » Ou si tu ne veux pas, ne le dis pas ; espérons qu’ils te laissent tranquille.
Italo Calvino — Si une nuit d’hiver un voyageur -
Moi qui ne connaissais que les roucoulades de Tino Rossi et quelques chansons salaces où le père Dupanloup disputait la vedette aux couilles de mon grand-père, je trouvai sublime de chanter à trois voix des chansons de boy-scouts pour colonies de vacances ou des cucuteries allemandes très viriles où il était question de Wandervogel, de petites fleurs fidèles et de faire le tour du monde à pied sans arrêter de chanter.
François Cavanna — Lune de miel -
Une chose au moins était claire. Le monde est un bordel bourbeux. Il se bouche, s’enlise dans sa propre mélasse. Point barre.
David Means — Le poisson secret -
Oh ! ils le veulent, si vous voulez ; car dans le grand monde on n'est pas si façonnier ; et sans faire semblant de rien, vous pourriez lui jeter quelque petit mot bien clair à l'aventure pour lui donner courage, à cause que vous êtes plus que lui ; c'est l'ordre.
Marivaux — L'île des esclaves -
Le Phaéton d’une voiture à foinVit son char embourbé. Le pauvre homme était loinDe tout humain secours. C’était à la campagnePrès d’un certain canton de la basse BretagneAppelé Quimpercorentin.On sait assez que le destinAdresse là les gens quand il veut qu’on enrage.Dieu nous préserve du voyage !Pour venir au Chartier embourbé dans ces lieux,Le voilà qui déteste et jure de son mieux.Pestant en sa fureur extrêmeTantôt contre les trous, puis contre ses chevaux,Contre son char, contre lui-même.Il invoque à la fin le Dieu dont les travauxSont si célèbres dans le monde :Hercule, lui dit-il, aide-moi ; si ton dosA porté la machine ronde,Ton bras peut me tirer d’ici.Sa prière étant faite, il entend dans la nueUne voix qui lui parle ainsi :Hercule veut qu’on se remue,Puis il aide les gens. Regarde d’où provientL’achoppement qui te retient.Ôte d’autour de chaque roueCe malheureux mortier, cette maudite boueQui jusqu’à l’essieu les enduit.Prends ton pic et me romps ce caillou qui te nuit.Comble-moi cette ornière. As-tu fait ? — Oui, dit l’homme.— Or bien je vais t’aider, dit la voix : prends ton fouet.— Je l’ai pris. Qu’est ceci ? mon char marche à souhait.Hercule en soit loué. Lors la voix : Tu vois commeTes chevaux aisément se sont tirés de là.Aide-toi, le Ciel t’aidera.
Jean de La Fontaine — Fables -
Les symphonies de la nature ne connaissent pas de point d’orgue. Le monde n’est jamais silencieux ; son mutisme même répète éternellement les mêmes notes, selon les vibrations qui nous échappent.
Albert Camus — L’Homme révolté -
Ils étaient là pourtant, nombreux, vieillis, fatigués, ces intrépides voyageurs que leur tempérament mobile promena dans les cinq parties du monde !
Jules Verne — Cinq semaines en ballon -
Le premier souvenir aurait pour cadre l’arrière boutique de ma grand-mère. J’ai trois ans. Je suis assis au centre de la pièce, au milieu des journaux yiddish éparpillés. Le cercle de la famille m’entoure complètement […] toute la famille, la totalité, l’intégralité de la famille est là, réunie autour de l’enfant qui vient de naître (n’ai-je pourtant pas dit il y a un instant que j’avais trois ans ?), comme un rempart infranchissable. Tout le monde s’extasie devant le fait que j’ai désigné une lettre hébraïque en l’identifiant : le signe aurait eu la forme d’un carré ouvert à son angle inférieur […] et son nom aurait été gammeth ou gammel. La scène tout entière, par son thème, sa douceur, sa lumière, ressemble pour moi à un tableau, peut-être de Rembrandt ou peut-être inventé, qui se nommerait “Jésus en face des Docteurs”.
Georges Perec — W ou le souvenir d’enfance -
Passionné de mathématiques dès mon plus jeune âge, j’ai toujours voulu comprendre le pourquoi et le comment du monde qui nous entoure.
André Berger — Le Climat de la terre : un passé pour quel avenir ? -
Si la chaleur cosmique diminue, c’est donc que le monde n’a pas toujours existé, sans quoi, […], il y a longtemps qu’elle serait complètement usée.
Chanoine Kir — Le problème religieux à la portée de tout le monde -
"Grégoire affirme que le Créateur de l’univers a créé le monde sensible comme situé entre deux termes extrêmes contraires l’un à l’autre, je veux dire entre la pesanteur et l’impondérabilité, qui s’opposent absolument l’un à l’autre.
Jean Scot Érigène — De la division de la nature"