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Citations sur la sorte
Il y a 73 citations sur la sorte.
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Au bout de la rue Guénégaud, lorsqu’on vient des quais, on trouve le passage du Pont-Neuf, une sorte de corridor étroit et sombre qui va de la rue Mazarine à la rue de Seine. Ce passage a trente pas de long et deux de large, au plus ; il est pavé de dalles jaunâtres, usées, descellées, suant toujours une humidité âcre ; le vitrage qui le couvre, coupé à angle droit, est noir de crasse. Par les beaux jours d’été, quand un lourd soleil brûle les rues, une clarté blanchâtre tombe des vitres sales et traîne misérablement dans le passage. Par les vilains jours d’hiver, par les matinées de brouillard, les vitres ne jettent que de la nuit sur les dalles gluantes, de la nuit salie et ignoble. À gauche, se creusent des boutiques obscures, basses, écrasées, laissant échapper des souffles froids de caveau. Il y a là des bouquinistes, des marchands de jouets d’enfant, des cartonniers, dont les étalages gris de poussière dorment vaguement dans l’ombre ; les vitrines, faites de petits carreaux, moirent étrangement les marchandises de reflets verdâtres ; au-delà, derrière les étalages, les boutiques pleines de ténèbres sont autant de trous lugubres dans lesquels s’agitent des formes bizarres. À droite, sur toute la longueur du passage, s’étend une muraille contre laquelle les boutiquiers d’en face ont plaqué d’étroites armoires ; des objets sans nom, des marchandises oubliées là depuis vingt ans s’y étalent le long de minces planches peintes d’une horrible couleur brune. Une marchande de bijoux faux s’est établie dans une des armoires ; elle y vend des bagues de quinze sous, délicatement posées sur un lit de velours bleu, au fond d’une boîte en acajou. Au-dessus du vitrage, la muraille monte, noire, grossièrement crépie, comme couverte d’une lèpre et toute couturée de cicatrices.
Thérèse Raquin — Émile Zola -
Continuant notre route nous passions devant un vieux château en pierre. Il dressait sa masse carrée sur une sorte de plateforme à flanc de montagne, avec des vignobles en terrasses, chaque cep attaché à un tuteur, les vignes sèches et brunes, et la terre prête pour la neige, et le lac tout en bas, plat et gris comme de l'acier.
Ernest Hemingway — L'adieu aux armes -
On fixa ensuite le moment où seraient livrés les otages et où les légions, privées de leurs armes, passeraient sous le joug. (...) Tous courbèrent donc ainsi la tête sous le joug, et, ce qui était en quelque sorte plus accablant, passèrent sous les yeux des ennemis. Lorsqu'ils furent sortis du défilé, quoique, pareils à des hommes arrachés des enfers, il leur semblât voir la lumière pour la première fois, cette lumière même, leur découvrant à quel point était humiliant l'état de l'armée, leur fut plus insupportable que tous les genres de mort.
Tite-Live — Histoire romaine -
Il passa contre nous, ne s’interrompit pas de parler à sa voisine, et nous fit du coin de son œil bleu un petit signe en quelque sorte intérieur aux paupières et qui, n’intéressant pas les muscles de son visage, put passer parfaitement inaperçu de son interlocutrice ; mais, cherchant à compenser par l’intensité du sentiment le champ un peu étroit où il en circonscrivait l’expression, dans ce coin d’azur qui nous était affecté il fit pétiller tout l’entrain de la bonne grâce qui dépassa l’enjouement, frisa la malice ;
Marcel Proust — Du côté de chez Swann -
Le clair de lune semblait comme un doux magnésium continu permettant de prendre une dernière fois des images nocturnes de ces beaux ensembles comme la place Vendôme, la place de la Concorde, auxquels l’effroi que j’avais des obus qui allaient peut-être les détruire donnait, par contraste, dans leur beauté encore intacte, une sorte de plénitude, comme si elles se tendaient en avant, offrant aux coups leurs architectures sans défense.
Marcel Proust — Le Temps retrouvé -
De ces étranges jeux de mains volantes comme des insectes dans le soir vert, se dégage une sorte d’horrible obsession, d’inépuisable ratiocination mentale, comme d’un esprit occupé sans cesse à faire le point dans le dédale de son inconscient.
Antonin Artaud — Le théâtre et son double -
Moi, le désir d'apprendre m'a tenaillé quand j'avais seize ans. Une sorte de honte qui m'a pris. Je me sentais comme une bête, je devenais hargneux, je me cachais pour pleurer comme une madeleine.
Robert Sabatier — Les noisettes sauvages -
Il la caressait, se réchauffait à elle, et, éprouvant une sorte de langueur, se laissait aller à un léger frémissement qui crispait son cou et son nez, et était nouveau chez lui, tout en fixant à sa boutonnière le bouquet d’ancolies.
Marcel Proust — Du côté de chez Swann -
« Parmi les personnes considérables de l'un et de l'autre sexe mortes depuis peu de temps, nous nommerons dame Marguerite de la Vergne. Elle était veuve de M. le comte de la Fayette, et tellement distinguée par son esprit et son mérite qu'elle s'était acquis l'estime et la considération de tout ce qu'il y avait de plus grand en France. Lorsque sa santé ne lui a plus permis d'aller à la Cour, on peut dire que toute la Cour a été chez elle, de sorte que, sans sortir de sa chambre, elle avait partout un grand crédit dont elle ne faisait usage que pour rendre service à tout le monde. On tient qu'elle a eu part à quelques ouvrages qui ont été lus du public avec plaisir et avec admiration. »
Mercure Galant — juin 1693 -
[…] mon gars il adorait commencer une histoire par une formule imagée qu’il sortait à brûle-pourpoint, c’était pour lui une sorte de point de départ, de piste d’envol, tu comprends disait-il, puis il s’arrêtait un instant, me regardait dans les yeux et quand il voyait que j’étais mûr, il y allait de sa petite expression, des larmes de crocodile, c’écriait-il par exemple et j’avais l’impression alors que toute l’histoire qui suivait ne servait qu’à illustrer ces larmes de crocodile, à les mettre en valeur, à les faire briller de mille feux, et elles devenaient plus belles et plus précieuses que du cristal et grande était la gloire de celui qui les avait pleurées.
P. Edmond — La danse du fumiste -
Nous devions, par la suite rencontrer quelques autres retraitées de ce type disséminées dans des îles où elles achètent un hôtel et un mari qui n'est généralement pas tout à fait un maquereau, mais une sorte de beau gosse paresseux, affligé d'un poil dans la main, peu curieux du passé.
Michel Déon — Pages grecques -
Il se forma ainsi une sorte de radeau sur lequel fut empilée successivement toute la récolte, soit la charge de vingt hommes au moins.
Jules Verne — l'Île mystérieuse. -
… nos membres peuvent exécuter une suite de figures qui s’enchaînent les unes aux autres, et dont la fréquence produit une sorte d’ivresse qui va de la langueur au délire, d’une sorte d’abandon hypnotique à une sorte de fureur. L’état de danse est créé.
Valéry — Degas -
De sorte que je ne leur demanderais pas de me louer ou de me dénigrer, mais seulement de me dire si c’est bien cela, si les mots qu’ils lisent en eux-mêmes sont bien ceux que j’ai écrits (les divergences possibles à cet égard ne devant pas, du reste, provenir toujours de ce que je me serais trompé, mais quelquefois de ce que les yeux du lecteur ne seraient pas de ceux à qui mon livre conviendrait pour bien lire en soi-même).
Marcel Proust — Le Temps retrouvé -
Toutefois, au-delà du village mort, j’aperçus dans le lointain une sorte de brouillard gris qui recouvrait les hauteurs comme un tapis. Depuis la veille, je m’étais remis à penser à ce berger planteur d’arbres. « Dix mille chênes, me disais-je, occupent vraiment un très large espace. »
Jean Giono — L’homme qui plantait des arbres -
La Bruyère sait bien que sa vision du monde est en quelque sorte déterminée par la révolution linguistique du début de son siècle, et au-delà de cette révolution, par sa parole personnelle, cette sorte d’éthique du discours qui lui a fait choisir le fragment et non la maxime, la métaphore et non le récit, le naturel et non le précieux. Ainsi s’affirme une certaine responsabilité de l’écriture, qui est en somme très moderne.
Roland Barthes — Essais Critiques -
Je trouve assez bon que ces petits viennent offrir sa nourriture quotidienne à ma cuve septique, sorte d'ogresse coprophage et souterraine, âme noire, gourmande et immonde de ma maison.
Michel Tournier — Petites proses -
De sorte qu'après l'avoir contemplé pendant un certain temps dans cette posture, l'avoué s'en allait gros Jean comme devant.
Herman Melville — Bartleby le scribe -
Il me parle de ce livre [Adrienne Mesurat] de telle sorte que je me demande s’il ne le connaît pas mieux que moi, car enfin voilà assez longtemps que je n’y pense plus. Cela m’a fait une bizarre impression.
Green — Journal -
Non, certes, je ne méconnais pas les services modestes et précieux que rendent journellement les gardiens de la paix à la vaillante population de Paris. Et je n’aurais pas consenti à vous présenter, Messieurs, la défense de Crainquebille, si j’avais vu en lui l’insulteur d’un ancien soldat. On accuse mon client d’avoir dit : “Mort aux vaches!“. Le sens de cette phrase n’est pas douteux. Si vous feuilletez le dictionnaire de la langue verte, vous y lirez : “Vachard, paresseux, fainéant; qui s’étend paresseusement comme une vache, au lieu de travailler”. - Vache, qui se vend à la police ; mouchard. “Mort aux vaches!” se dit dans un certain monde. Mais toute la question est celle-ci : Comment Crainquebille l’a-t-il dit? Et même, l’a-t-il dit? Permettez-moi, Messieurs, d’en douter. Je ne soupçonne l’agent Matra d’aucune mauvaise pensée. Mais il accomplit, comme nous l’avons dit, une tâche pénible. Il est parfois fatigué, excédé, surmené. Dans ces conditions il peut avoir été la victime d’une sorte d’hallucination de l’ouïe. Et quand il vient vous dire, Messieurs, que le docteur David Matthieu, officier de la Légion d’honneur, médecin en chef de l’hôpital Ambroise-Paré, un prince de la science et un homme du monde, a crié : ” Mort aux vaches!”, nous sommes bien forcés de reconnaître que Matra est en proie à la maladie de l’obsession, et, si le mot n’est pas trop fort, au délire de la persécution. Et alors même que Crainquebille aurait crié: “Mort aux vaches!“, il resterait à savoir si ce mot a, dans sa bouche, le caractère d’un délit. Crainquebille est l’enfant naturel d’une marchande ambulante, perdue d’inconduite et de boisson, il est né alcoolique. Vous le voyez ici abruti par soixante ans de misère. Messieurs, vous direz qu’il est irresponsable.
Anatole France — L’Affaire Crainquebille -
Il y a des moments vides qui ne sont qu'une sorte de tissu conjonctif entre les moments pleins nous les laisserons couler avec patience; et dans les instants de plénitude nous nous trouverons rassasiés, comblés. C'est la morale d'Aristippe, celle du « Carpe diem » d'Horace, et des Nourritures terrestres de Gide. Détournons-nous du monde, des entreprises et des conquêtes ne formons plus aucun projet demeurons chez nous, en repos au cœur de notre jouissance.
Simone de Beauvoir — Pyrrhus et Cinéas -
SCAPIN.- Cachez-vous. Voici un spadassin qui vous cherche. (En contrefaisant sa voix.) "Quoi ? Jé n'aurai pas l'abantage dé tuer cé Geronte, et quelqu'un par charité né m'enseignera pas où il est ?" (À Géronte avec sa voix ordinaire.) Ne branlez pas. (Reprenant son ton contrefait.) "Cadédis, jé lé trouberai, sé cachât-il au centre dé la terre." (A Géronte avec son ton naturel.) Ne vous montrez pas. (Tout le langage gascon est supposé de celui qu'il contrefait, et le reste de lui.) "Oh, l'homme au sac !" Monsieur. "Jé té vaille un louis, et m'enseigne où put être Géronte." Vous cherchez le seigneur Géronte ? "Oui, mordi ! Jé lé cherche." Et pour quelle affaire, Monsieur ? "Pour quelle affaire ?" Oui. "Jé beux, cadédis, lé faire mourir sous les coups de vaton." Oh ! Monsieur, les coups de bâton ne se donnent point à des gens comme lui, et ce n'est pas un homme à être traité de la sorte. "Qui, cé fat dé Geronte, cé maraut, cé velître ?" Le seigneur Géronte, Monsieur, n'est ni fat, ni maraud, ni belître, et vous devriez, s'il vous plaît, parler d'autre façon. "Comment, tu mé traites, à moi, avec cette hautur ?" Je défends, comme je dois, un homme d'honneur qu'on offense. "Est-ce que tu es des amis dé cé Geronte ?" Oui, Monsieur, j'en suis. "Ah ! Cadédis, tu es de ses amis, à la vonne hure." (Il donne plusieurs coups de bâton sur le sac.) "Tiens. Boilà cé que jé té vaille pour lui." Ah, ah, ah ! Ah, Monsieur ! Ah, ah, Monsieur ! Tout beau. Ah, doucement, ah, ah, ah ! "Va, porte-lui cela de ma part. Adiusias." Ah ! diable soit le Gascon ! Ah !En se plaignant et remuant le dos, comme s'il avait reçu les coups de bâton.
Molière — Les fourberies de Scapin -
Nadja était forte, enfin, et très faible, comme on peut l’être de cette idée qui toujours avait été la sienne, mais dans laquelle je ne l’avais que trop entretenue, à laquelle je ne l’avais que trop aidée à donner le pas sur les autres : à savoir que la liberté, acquise ici-bas au prix de mille et des plus difficiles renoncements, demande à ce qu’on jouisse d’elle sans restriction dans le temps où elle nous est donnée, sans considération pragmatique d’aucune sorte et cela parce que l’émancipation humaine, conçue en définitive sous sa forme révolutionnaire la plus simple, qui n’en est pas moins l’émancipation humaine à tous égards, entendons-nous bien, selon les moyens dont chacun dispose, demeure la seule cause qu’il soit digne de servir. Nadja était faite pour la servir, ne fut-ce qu’en démontrant qu’il doit se fomenter autour de chaque être un complot très particulier qui n’existe pas seulement dans son imagination, dont il conviendrait, au simple point de vue de la connaissance, de tenir compte, et aussi, mais beaucoup plus dangereusement, en passant la tête, puis un bras entre les barreaux ainsi écartés de la logique, c’est-à-dire de la plus haïssable des prisons […].
André Breton — Nadja -
Il y a, dans les écrits du docteur Tillotson, un argument contre la présence réelle, aussi précis, aussi solide, & aussi bien exprimé, qu’on en puisse imaginer contre une doctrine qui mérite si peu d’être sérieusement réfutée. On convient universellement, dit ce docte prélat, que l’autorité, tant de l’écriture que de la tradition, ne repose que sur le témoignage des apôtres, qui furent témoins oculaires des miracles par lesquels notre sauveur prouva sa mission divine. L’évidence de la vérité de la religion chrétienne est donc moindre que l’évidence de la fidélité de nos sens : elle n’étoit pas plus grande dans les premiers auteurs de notre religion, & il est manifeste qu’elle a dû diminuer en passant d’eux à leurs disciples : de sorte que nous ne pouvons jamais être aussi certains de la vérité de leur témoignage, que nous le sommes des objets immédiats de nos sens. Or, une moindre évidence ne sauroit détruire une évidence supérieure : donc, quand même la doctrine de la présence réelle seroit clairement révélée dans l’écriture, on ne pourroit pourtant la recevoir, sans choquer les loix les plus saines du raisonnement, car, d’un côté, elle est en contradiction avec les sens, & de l’autre, les fondemens qu’on lui donne, l’écriture & la tradition, ont moins d’évidence, que ces mêmes sens, tant qu’on ne les considere que comme preuves externes, & quelles ne sont point adressées au cœur par l’opération immédiate du Saint-Esprit.Rien ne vaut mieux qu’un argument décisif de cette nature, pour fermer la bouche à la stupide bigoterie & à la superstition orgueilleuse, & pour nous délivrer de leur ridicule empire. Je me flatte d’avoir découvert un argument semblable, qui, s’il est juste, fera pour le savant & pour le sage, un boulevard éternel contre toute sorte d’illusions superstitieuses : & son utilité, par conséquent, s’étendra aussi loin que la durée du monde ; car, je présume que l’histoire profane ne cessera qu’alors de nous raconter des miracles & des prodiges.
David Hume — Essais philosophiques sur l’entendement humain. -
13 juillet.Non, je ne me trompe pas ; je lis dans ses yeux noirs un véritable intérêt pour ma personne et pour mon sort. Je le sens, et, là-dessus, j’ose me fier à mon cœur, elle…. Oh ! pourrai-je, oserai-je exprimer en ces mots le bonheur céleste ? … Je sens que je suis aimé.Je suis aimé ! … Et combien je me deviens cher à moi-même, combien…. J’ose te le dire, tu sauras me comprendre. Combien je suis relevé à mes propres yeux depuis que j’ai son amour ! … Est-ce de la présomption ou le sentiment de ce que nous sommes réellement l’un pour l’autre ? … Je ne connais pas d’homme dont je craigne quelque chose dans le cœur de Charlotte, et pourtant, lorsqu’elle parle de son fiancé, qu’elle en parle avec tant de chaleur, tant d’amour... je suis comme le malheureux que l’on dépouille de tous ses honneurs et ses titres, et à qui l’on retire son épée.16 juillet.Ah ! quel frisson court dans toutes mes veines, quand, par mégarde, mes doigts touchent les siens, quand nos pieds se rencontrent sous la table ! Je me retire comme du feu, et une force secrète m’attire de nouveau…. Le vertige s’empare de tous mes sens. Et son innocence, son âme candide, ne sent pas combien ces petites familiarités me font souffrir. Si, dans la conversation, elle pose sa main sur la mienne, et si, dans la chaleur de l’entretien, elle s’approche de moi, en sorte que son haleine divine vienne effleurer mes lèvres... je crois mourir, comme frappé de la foudre…. Wilhelm, et ce ciel, cette confiance, si j’ose jamais... Tu m’entends…. Non, mon cœur n’est pas si corrompu. Faible ! bien faible !... Et n’est-ce pas de la corruption ?
Johann Wolfgang von Goethe — Les Souffrances du jeune Werther -
Comment vais-je poser ma main sur ton corps, Andreas ? Il se rapproche un peu et ôte ma chemise, nous sommes pleins et prêts. De nous être longtemps retenus, dans un silence et une contemplation suspendus à la surprise et au plaisir, provoque à cet instant une sorte de tumulte, et nous nous empoignons, par les bras, par la nuque, par le torse et les reins. Voilà comment tu prends mon corps, Andreas : de toutes parts, car l’ivresse t’a gagné comme elle m’a gagné moi, et j’accepte les acrobaties que ton ardeur soudaine m’oblige à faire. Tête penchée en arrière, mains cherchant un appui, trouvant un mur, bientôt le sol, quelle souplesse ! Et tes dents se plantent dans la peau de mon ventre, un peu de brutalité sourd de tes agissements, elle me va, elle cadre avec ton torse et ton silence, et je comprends que là tu voudrais bien m’ouvrir, non tant en métaphore, d’un coup de rein, mais déchirer ma peau en espérant trouver, derrière la peau, le muscle et les irrigations ce que cache mon âme française et apaisée. Voilà comment je prends ton corps, Andreas : allongé sur le sol, je ramène ta bouche qui traînait sur mon ventre, je la hisse à la mienne puis j’encercle ton dos, m’arrime à tes épaules, serre à en perdre haleine l’heureuse tresse de muscles ou gît ce que tu es, où bat ce que tu veux. Si je pouvais tout entier t’absorber dans un désir dément de gagner ton essence et ta vitalité, ficher dans mes entrailles cette magnificence sans âge et sans destin, j’aurais sans doute gagné, et l’Histoire avec moi, un peu de cette paix si douce à nos épaules quand nous la rencontrons. Voilà comment nous nous mêlons : ceci est notre corps, prenons-le pour en jouir, prenons l’autre pour aimer et retournons au vent. Mais s’il fallait que je noue Andreas autour d’une colonne, le hisse sur une croix, l’enterre, l’emmure vivant ou le jette au cachot, comment m’en saisirais-je ? Mais s’il fallait qu’au fond d’une tranchée d’Argonne, une rue de Stalingrad, nous nous rencontrions pour nous éliminer, à mains nues et sans larmes, où irions-nous d’abord : au coeur, au souffle, à l’âme ?
Mathieu Riboulet — Les Œuvres de miséricorde -
Faut pas remettre les choses au lendemain. Il faut que cet article sorte tout de suite. Ça fera un numéro spécial!
Louis-Ferdinand Céline — Mort à crédit -
Dans les premiers jours du mois d’octobre 1815, une heure environ avant le coucher du soleil, un homme qui voyageait à pied entra dans la petite ville de Digne. Les rares habitants qui se trouvaient en ce moment à leurs fenêtres ou sur le seuil de leurs maisons regardaient ce voyageur avec une sorte d’inquiétude. Il était difficile de rencontrer un passant d’un aspect plus misérable. C’était un homme de moyenne taille, trapu et robuste, dans la force de l’âge. Il pouvait avoir quarante-six ou quarante huit ans. Une casquette à visière de cuir rabattue cachait en partie son visage brûlé par le soleil et le hâle et ruisselant de sueur. Sa chemise de grosse toile jaune, rattachée au col par une petite ancre d’argent, laissait voir sa poitrine velue ; il avait une cravate tordue en corde, un pantalon de coutil bleu, usé et râpé, blanc à un genou, troué à l’autre, une vieille blouse grise en haillons, rapiécée à l’un des coudes d’un morceau de drap vert cousu avec de la ficelle, sur le dos un sac de soldat fort plein, bien bouclé et tout neuf, à la main un énorme bâton noueux, les pieds sans bas dans des souliers ferrés, la tête tondue et la barbe longue.
Victor Hugo — Les Misérables -
Les murs de la cellule étaient nus, peints à la chaux. Une fenêtre étroite et grillée, percée très haut de façon qu'on ne pût pas y atteindre, éclairait cette petite pièce claire et sinistre; et le fou, assis sur une chaise de paille, nous regardait d'un œil fixe, vague et hanté. Il était fort maigre avec des joues creuses et des cheveux presque blancs qu'on devinait blanchis en quelques mois. Ses vêtements semblaient trop larges pour ses membres secs, pour sa poitrine rétrécie, pour son ventre creux. On sentait cet homme ravagé, rongé par sa pensée, par une Pensée, comme un fruit par un ver. Sa Folie, son idée était là, dans cette tête, obstinée, harcelante, dévorante. Elle mangeait le corps peu à peu. Elle, l'Invisible, l'Impalpable, l'Insaisissable, l'Immatérielle Idée minait la chair, buvait le sang, éteignait la vie. Quel mystère que cet homme tué par un Songe ! Il faisait peine, peur et pitié, ce Possédé ! Quel rêve étrange, épouvantable et mortel habitait dans ce front, qu'il plissait de rides profondes, sans cesse remuantes ?Le médecin me dit: "Il a de terribles accès de fureur, c'est un des déments les plus singuliers que j'ai vus. Il est atteint de folie érotique et macabre. C'est une sorte de nécrophile. Il a d'ailleurs écrit son journal qui nous montre le plus clairement du monde la maladie de son esprit. Sa folie y est pour ainsi dire palpable. Si cela vous intéresse vous pouvez parcourir ce document." Je suivis le docteur dans son cabinet, et il me remit le journal de ce misérable homme. "Lisez, dit-il, et vous me direz votre avis."
Guy de Maupassant — La Chevelure -
Cosette était laide. Heureuse, elle eût peut- être été jolie. Nous avons déjà esquissé cette petite figure sombre. Cosette était maigre et blême ; elle avait près de huit ans, on lui en eût donné à peine six. Ses grands yeux enfoncés dans une sorte d'ombre étaient presque éteints à force d'avoir pleuré. Les coins de sa bouche avaient cette courbe de l'angoisse habituelle, qu'on observe chez les condamnés et chez les malades désespérés. Ses mains étaient, comme sa mère l'avait deviné, "perdues d'engelures". Le feu qui l'éclairait en ce moment faisait saillir les angles de ses os et rendait sa maigreur affreusement visible. Comme elle grelottait toujours, elle avait pris l'habitude de serrer ses deux genoux l'un contre l'autre. Tout son vêtement n'était qu'un haillon qui eût fait pitié l'été et qui faisait horreur l'hiver. Elle n'avait sur elle que de la toile trouée ; pas un chiffon de laine. On voyait sa peau çà et là, et l'on y distinguait partout des taches bleues ou noires qui indiquaient les endroits où la Thénardier l'avait touchée. Ses jambes nues étaient rouges et grêles. Le creux de ses clavicules était à faire pleurer. Toute la personne de cette enfant, son allure, son attitude, le son de sa voix, ses intervalles entre un mot et l'autre, son regard, son silence, son moindre geste, exprimaient et traduisaient une seule idée : la crainte.
Victor Hugo — Les Misérables -
L’acteur est à la fois un élément de première importance, puisque c’est de l’efficacité de son jeu que dépend la réussite du spectacle, et une sorte d’élément passif et neutre, puisque toute initiative personnelle lui est rigoureusement refusée.
Artaud — Théâtre et son double -
Et elle inventa sur-le-champ une sorte d'amour sur mesure qui allait au muet comme un gant mais lui laissait à elle toute liberté.
Jean Giono — Les Âmes fortes -
Le magasinier est un monsieur qui dispose d'une sorte de comptoir dans une soute à goudron, tout au fond de la cale avant. Nous reparlerons bientôt de lui plus en détail.
Herman Melville — La Vareuse blanche -
Ô géraniums, ô digitales… Celles-ci fusant des bois-taillis, ceux-là en rampe allumés au long de la terrasse, c’est de votre reflet que ma joue d’enfant reçut un don vermeil. Car « Sido » aimait au jardin le rouge, le rose, les sanguines filles du rosier, de la crois-de-Malte, des hortensias, et des bâtons-de-Saint-Jacques, et même le coqueret-alkékenge, encore qu’elle accusât sa fleur, veinée de rouge sur pulpe rose, de lui rappeler un mou de veau frais… A contre-cœur, elle faisait pacte avec l’Est : « Je m’arrange avec lui », disait-elle. Mais elle demeurait pleine de suspicion et surveillait, entre tous les cardinaux et collatéraux, ce point glacé, traître aux jeux meurtriers. Elle lui confiait des bulbes de muguet, quelques bégonias, et des crocus mauves, veilleuses des froids crépuscules. Hors une corne de terre, hors un bosquet de lauriers-cerises dominés par un junkobiloba, – je donnais ses feuilles, en forme de raie, à mes camarades d’école, qui les séchaient entre les pages de l’atlas – tout chaud jardin se nourrissait d’une lumière jaune, à tremblements rouges et violets, mais je ne pourrais dire si ce rouge, ce violet, dépendaient, dépendent encore d’un sentimental bonheur ou d’un éblouissement optique. Étés réverbérés par le gravier jaune et chaud, étés traversant le jonc tressé de mes grands chapeaux, étés presque sans nuits… Car j’aimais tant l’aube, déjà, que ma mère me l’accordait en récompense. J’obtenais qu’elle m’éveillât à trois heures et demis, et je m’en allais, un panier vide à chaque bras, vers des terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de la rivière, vers les fraises, les cassis et les groseilles barbues. A trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus, et quand je descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par son poids baignait d’abord mes jambes, puis mon petit torse bien fait, atteignait mes lèvres, mes oreilles et mes narines plus sensible que tout le reste de mon corps… J’allais seule, ce pays mal pensant était sans dangers. C’est sur ce chemin, c’est à cette heure que je prenais conscience de mon prix, d’un état de grâce indicible et de ma connivence avec le premier souffle accouru, le premier oiseau, le soleil encore ovale, déformé par son éclosion… Ma mère me laissait partir, après m’avoir nommée « Beauté, Joyau-tout-en-or » ; elle regardait courir et décroître sur la pente son œuvre, - « chef-d’œuvre » disait-elle. J’étais peut-être jolie ; ma mère et mes portraits de ce temps-là ne sont pas toujours d’accord… Je l’étais à cause de mon âge et du lever du jour, à cause des yeux bleus assombris par la verdure, des cheveux blonds qui ne seraient lissés qu’à mon retour, et de ma supériorité d’enfant éveillée sur les autres enfants endormis. Je revenais à la cloche de la première messe. Mais pas avant d’avoir mangé mon saoul, pas avant d’avoir, dans les bois, décrit un grand circuit de chien qui chasse seul, et goûté l’eau de deux sources perdues, que je révérais. L’une se haussait hors de la terre par une convulsion cristalline, une sorte de sanglot, et traçait elle-même son lit sableux. Elle se décourageait aussitôt née et replongeait sous la terre. L’autre source, presque invisible, froissait l’herbe comme un serpent, s’étalait secrète au centre d’un pré où des narcisses, fleuris en ronde, attestaient seuls sa présence. La première avait goût de feuille de chêne, la seconde de fer et de tige de jacinthe… Rien qu’à parler d’elles, je souhaite que leur saveur m’emplisse la bouche au moment de tout finir, et que j’emporte, avec moi, cette gorgée imaginaire…
Colette — Sido -
Chaque art ne nous procure-t-il pas une sorte d'avantage particulier et non commun à tous, la médecine, la santé; le pilotage, la sécurité de la navigation, et ainsi des autres arts ? Si.
Platon — La République -
L’équilibre est donc une notion très importante pour les anciens principes de justice et de morale ; l’équilibre est la base de la justice. Si, aux époques barbares, celle-ci dit « œil pour œil, dent pour dent », elle considère l’équilibre comme atteint et veut conserver cet équilibre au moyen de cette faculté de rendre la pareille : de telle sorte que, si l’un commet un délit au détriment de l’autre, l’autre ne pourra plus exercer sa vengeance avec une colère aveugle. Grâce à la loi du talion l’équilibre entre les puissances, qui avait été détruit, est rétabli : car un œil, un bras de plus, dans ces conditions primitives, c’est une somme de pouvoir, un poids de plus.
Nietzsche — Humain -
« La "déclaration de Lough Erne", du nom du site d'Irlande du Nord qui accueillait le sommet, doit faire en sorte que "ceux qui veulent échapper à l'impôt n'aient nul part où aller", a conclu le premier ministre britannique, David Cameron » (à propos du dernier G8).
lemonde.fr — 18 juin 2013 -
« Choses vivantes ô choses excellentes » « Enfance, mon amour, ce double anneau de l'œil et l'aisance d'aimer. » Immédiatement à côté de la perception, cette sorte de disposition, de mouvement naturel à aimer l'aisance. « Ah tant d'aisance dans nos voies. » Elle est une manière d'être de plain-pied avec les objets et les êtres, de n'être jamais emprunté devant les sensations ou les sentiments. »
Pierre Guerre — Saint-John Perse et l’homme -
C'était une terrasse à deux étages, qui par une sorte de courtine se trouvait de plain-pied avec le premier étage des ailes du logis.
Jean Prévost — Philibert Delorme -
De l’habitude de balancer perpétuellement ce que l’on cherche et ce que l’on évite, se forme une sorte de besoin d’équilibre presqu’absolu, mêlé d’une légère inclinaison vers le désir ; un jugement modérateur, un sentiment subtil, composé factice et presqu’indéfinissable
Étienne Pivert de Senancour — Rêveries sur la nature primitive de l’homme -
Est-ce que nous commettrions une impropriété en les appelant amis de l’opinion plutôt qu’amis de la sagesse ? Vont-ils se fâcher contre nous, si nous les traitons de la sorte ? Non, dit-il, s’ils veulent m’en croire; car il n’est pas permis de s’offenser de la vérité.
Platon — La République -
Ici-bas, tout est décomposé, tout est mort, mais là-haut ! Ah, je l’avoue, l’effusion de l’Esprit Saint, la venue du Divin Paraclet se fait attendre ! Mais les textes qui l’annoncent sont inspirés : l’avenir est donc crédité, l’aube sera claire ! Et, les yeux baissés, les mains jointes, ardemment il pria.Des Hernies se leva et fit quelques pas dans la pièce.– Tout cela est fort bien, grogna-t-il, mais ce siècle se fiche absolument du Christ en gloire ; il contamine le surnaturel et vomit l’au-delà. Alors comment espérer en l’avenir, comment s’imaginer qu’ils seront propres, les gosses issus des fétides bourgeois de ce sale temps ? Élevés de la sorte, je me demande ce qu’ils feront dans la vie, ceux-là ?Ils feront comme leurs pères, comme leurs mères, répondit Durtal, ils s’emplieront les tripes et se vidangeront l’âme par le bas-ventre !
Joris-Karl Huysmans — Là-bas