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Je ne crois pas à grand-chose. Je me dis souvent, avec une ombre de regret, avec un peu d'inquiétude, que je ne crois presque à rien. Je ne crois ni aux honneurs, ni aux grandeurs d'établissement, ni aux distinctions sociales, ni au sérieux de l'existence, ni aux institutions, ni à l'Etat, ni à l'économie politique, ni à la vertu, ni à la vérité, ni à la justice des hommes, ni à nos fameuses valeurs. Je m'en arrange. Mais je n'y crois pas. Les mots ont remplacé pour moi la patrie et la religion. C'est vrai: j'ai beaucoup aimé les mots. Ils sont la forme, la couleur et la musique du monde. Ils m'ont tenu lieu de patrie, ils m'ont tenu lieu de religion. Jean d'Ormesson — C’est une chose étrange à la fin que le monde
Les rêves des hommes sont pleins de grandeur - et ils sont dérisoires. A commencer par les miens. Les plaisirs nous enchantent - et ils sont l'ombre d'une ombre. Le seul sort du bonheur est de se changer en souvenir. La meilleure attitude à l'égard de ce monde et de son histoire, et d'abord et avant tout des réussites sociales et des grandeurs d'établissement si ardemment poursuivies, est de les tenir à distance. Sortir de la poussière et retourner à la poussière ne mérite en aucun cas un excès de révérence. La vie est un songe et le mieux est d'en rire. Je ne cesse de me moquer de moi-même et des autres. J'ai toujours essayé de m'amuser de la brièveté de la vie. Jean d'Ormesson — C’est une chose étrange à la fin que le monde
L'imprimerie donne le départ à une catégorie d'objets culturels nomades d'une utilisation aisée: les livres. Dans mes jeunesses innombrables et successives, j'ai lu des livres dans des couvents, sur des plages, sur des bateaux, dans des trains, dans de vastes fauteuils, dans des bibliothèques qui étaient leurs cathédrales, à l'ombre des tilleuls, dans des lits où je n'étais pas toujours seule, à l'école, dans le travail et pour le plaisir. Mes vies se sont confondues avec les livres. Les bibliothèques et les librairies ont été mon destin. Vivre, pour moi, pour tous les moi où je me suis glissée les uns après les autres, c'était d'abord lire un livre. Jean d'Ormesson — Et moi, je vis toujours
... j'ai beaucoup aimé la lumière. La lumière du jour, le matin m'a toujours enchanté. Je me réveillais de bonne humeur parce que rayonnante ou couverte, la lumière était là. P. 105 Jean d'Ormesson — Comme un chant d'espérance
Les femmes m'ont toujours beaucoup plu. Je crois qu'il m'est arrivé de plaire un peu à des hommes. Bien des années plus tard, en khâgne à Henri- IV ou à l'Ecole de la rue d'Ulm, j'ai beaucoup aimé Jean Beaufret . Il m'épatait. Nous nous promenions tous les deux le long du boulevard Saint-Michel et il me faisait en toute simplicité des propositions qui n'étaient guère dissimulées. Je bredouillais que non, franchement, ca ne me disait pas grand-chose. Mais il insistait : - Ce n'est pas parce que je t'enculerai trois ou quatre fois... - Tant que ca ? demandai-je. - ... que tu passeras de l'autre côté. (pp.60,61) Jean d'Ormesson — Je dirai malgré tout que cette vie fut belle
Je sais bien que la vie est peut-être triste, qu'elle est en tout cas semée d'échecs et de chagrins et qu'elle est vouée à la mort. Mais je crois aussi qu'elle est belle et qu'il faut apprendre à l'aimer. J'ai essayé de l'aimer et d'être, dans cette vallée de larmes, aussi heureux que possible. Jean d'Ormesson — Je dirai malgré tout que cette vie fut belle
J'ai beaucoup pensé à rien. J'ai aimé presque tout de cette sacrée existence. Et ses vides autant que ses pleins. La vie m'avait tant donné, avec tant de surprises et de générosité, que je ne redoutais pas la mort qui en était l'achèvement. J'avais été enchanté d'arriver, je n'étais pas fâché de partir. Jean d'Ormesson — La Douane de mer
J'étais très gai. Il n'est pas impossible que j'aie toujours voulu le beurre, l'argent du beurre, et le cul de la crémière par-dessus le marché. J'ai eu le beurre, l'argent du beurre. Le cul de la crémière par-dessus le marché, c'était la littérature - et c'était plus difficile. (p.42) Jean d'Ormesson — Qu'ai-je donc fait ?
«Longtemps, j'ai été jeune. J'ai eu de la chance.» Jean d'Ormesson — Un jour je m'en irai sans en avoir tout dit
Mon père gueule « je te cause ! t'as donc pas marre de tes romans ! », elle se défend « laisse-moi finir mon histoire ! ». Vivement que je sache lire, puis vivement que je comprenne ces longues histoires sans images qui la passionnent. Un jour vient où les mots de ses livres à elle perdent leur lourdeur ânonnante. Et le miracle a lieu, je ne lis plus des mots, je suis en Amérique, j'ai dix-huit ans, des serviteurs noirs, et je m'appelle Scarlett, les phrases se mettent à courir vers une fin que je voudrais retarder. Ça s'appelle "Autant en emporte le vent". Elle s'exclamait devant les clientes, « pensez qu'elle a seulement neuf ans et demi » et à moi elle disait « c'est bien hein ? ». Je répondais « oui » Rien d'autre. Elle n'a jamais su s'expliquer merveilleusement. Mais on se comprenait. A partir de ce moment il y a eu entre nous ces existences imaginaires que mon père ignore ou méprise suivant les jours « perdre son temps à des menteries, tout de même ». Elle rétorquait qu'il était jaloux. Je lui prête ma Bibliothèque verte, Jane Eyre et Le Petit Chose, elle me file La Veillée des chaumières et je lui vole dans l'armoire ceux qu'elle m'interdit, Une vie ou Les dieux ont soif. On regardait ensemble la devanture du libraire de la place des Belges, parfois elle proposait « veux-tu que je t'en achète un ? ». Pareil qu'à la pâtisserie, devant les meringues et les nougatines, le même appétit, la même impression aussi que c'était pas très raisonnable. « Dis, ça te ferait plaisir ? » Pages 24-25, Folio, 2018. Annie Ernaux — La femme gelée
Quand j'ai commencé à fréquenter la petite-bourgeoisie d'Y..., on me demandait d'abord mes goûts, le jazz ou la musique classique, Tati ou René Clair, cela suffisait à me faire comprendre que j'étais passée dans un autre monde. Annie Ernaux — La place
Extasiée, la tête renversée, l'œil mi-clos, Renée, la copine de bureau de Brigitte, disait à la sortie de la messe : « Il m'a dit, si tu n'es pas vierge le soir du mariage, tu entends, je t'étrangle. » C'était devant le magasin d'électro-ménager et de valises. Quel frisson. Et les filles mères, il n'y avait pas à pleurer dessus. Les hommes, eux, pouvaient baiser tant qu'ils voulaient, mieux au contraire qu'ils aient de l'expérience, qu'ils sachent nous « initier ». Malgré mon enfance active, ma curiosité, j'ai accepté comme une évidence d'être en dessous et offerte, la passivité ne m'a pas répugné à imaginer, rêve d'un grand lit ou d'herbes face au ciel, un visage se penche, des mains, la suite des opérations ne m'appartient jamais. L'admettre, on osait décrire nos règles et nos envies, mais le mariage a commencé de me paraître obligatoire et sacré avec elle. Et tacitement, si on parlait de notre sexualité, on n'envisageait pas de pouvoir la vivre jusqu'au bout. Page 73, Folio, 2018. Annie Ernaux — La femme gelée
Quand j'étais enfant, le luxe, c'était pour moi les manteaux de fourrure, les robes longues et les villas au bord de la mer. Plus tard, j'ai cru que c'était de mener une vie d'intellectuel. Il me semble maintenant que c'est aussi de pouvoir vivre une passion pour un homme ou une femme. Annie Ernaux — Passion simple
La politesse entre parents et enfants m'est demeurée longtemps un mystère. J'ai mis aussi des années à " comprendre " l'extrême gentillesse que des personnes bien éduquées manifestent dans leur simple bonjour. J'avais honte, je ne méritais pas tant d'égards, j'allais jusqu'à imaginer une sympathie particulière à mon endroit. Puis je me suis aperçue que ces questions posées avec l'air d'un intérêt pressant, ces sourires, n'avaient pas plus de sens que de manger bouche fermée ou de se moucher discrètement. Le déchiffrement de ces détails s'impose à moi maintenant, avec d'autant plus de nécessité que je les ai refoulés, sûre de leur insignifiance. Seule une mémoire humiliée avait pu me les faire conserver. Je me suis pliée au désir du monde où je vis, qui s'efforce de vous faire oublier les souvenirs du monde d'en bas comme si c'était quelque chose de mauvais goût. Annie Ernaux — La place
À la fin d'un été, j'ai " amené à la maison " un étudiant de sciences politiques avec qui j'étais liée. Rite solennel consacrant le droit d'entrer dans une famille, effacé dans les milieux modernes, aisés, où les copains entraient et sortaient librement. Pour recevoir ce jeune homme, il a mis une cravate, échangé ses bleus contre un pantalon du dimanche. Il exultait, sûr de pouvoir considérer mon futur mari comme son fils, d'avoir avec lui, par-delà les différences d'instruction, une connivence d'hommes. Il lui a montré son jardin, le garage qu'il avait construit seul, de ses mains. Offrande de ce qu'il savait faire, avec l'espoir que sa valeur serait reconnue de ce garçon qui aimait sa fille. À celui-ci, il suffisait d'être " bien élevé ", c'était la qualité que mes parents appréciaient le plus, elle leur apparaissait une conquête difficile. Ils n'ont pas cherché à savoir, comme ils l'auraient fait pour un ouvrier, s'il était courageux et ne buvait pas. Conviction profonde que le savoir et les bonnes manières étaient la marque d'une excellence intérieure, innée. Annie Ernaux — La place
Tout de lui m'a été précieux, ses yeux, sa bouche, son sexe, ses souvenirs d'enfant, sa façon brusque de saisir les objets, sa voix. J'ai voulu apprendre sa langue. J'ai conservé sans le laver un verre où il avait bu. J'ai désir que l'avion dans lequel je revenais de Copenhague s'écrase si je ne devais jamais le revoir. J'ai appliqué cette photo, l'été dernier, à Padoue, sur la paroi du tombeau de saint Antoine — avec les gens qui appuyaient un mouchoir, un papier plié portant leur supplication — pour qu'il revienne. Qu'il l'ait " mérité " ou non n'a évidemment aucun sens. Et que tout cela commence à m'être aussi étranger que s'il s'agissait d'une autre femme ne change rien à ceci : grâce à lui, je me suis approché de la limite qui me sépare de l'autre, au point d'imaginer parfois la franchir. J'ai mesuré le temps autrement, de tout mon corps. J'ai découvert de quoi on peut être capable, autant dire de tout. Désirs sublimes ou mortels, absences de dignité, croyances et conduites que je trouvais insensées chez les autres tant que je n'y avais pas moi-même recours. À son insu, il m'a reliée davantage au monde. Annie Ernaux — Passion simple
Après, il ne nous a plus vus que de loin en loin. On habitait une ville touristique des Alpes, où mon mari avait un poste administratif. On tendait les murs de toile de jute, on offrait du whisky à l'apéritif, on écoutait le panorama de musique ancienne à la radio. Trois mots de politesse à la concierge. J'ai glissé dans cette moitié du monde pour laquelle l'autre n'est qu'un décor. Ma mère écrivait, vous pourriez venir vous reposer à la maison, n'osant pas dire de venir les voir pour eux-mêmes. J'y allais seule, taisant les vraies raisons de l'indifférence de leur gendre, raisons indicibles, entre lui et moi, et que j'ai admises comme allant de soi. Comment un homme né dans une bourgeoisie à diplômes, constamment " ironique ", aurait-il pu se plaire en compagnie de " braves gens ", dont la gentillesse, reconnue de lui, ne compensait jamais à ses yeux ce manque essentiel : une conversation spirituelle. Dans sa famille, par exemple, si l'on cassait un verre, quelqu'un s'écriait aussitôt, « n'y touchez pas, il est brisé ! » (vers de Sully Prud'homme). Annie Ernaux — La place
Une dizaine de cercueils étaient debout contre le mur. L'employé a précisé : "Tous les prix sont t.c." Trois cercueils étaient ouverts pour qu'on puisse choisir aussi la couleur du capitonnage. J'ai pris du chêne parce que c'était l'arbre qu'elle préférait et qu'elle s'inquiétait toujours de savoir devant un meuble neuf s'il était en chêne. Annie Ernaux — Une Femme
J'ai fini de mettre au jour l'héritage que j'ai dû déposer au seuil du monde bourgeois et cultivé quand j'y suis entré ... Annie Ernaux — La place
Plus tard, au cours de l'été, en attendant mon premier poste, « il faudra que j'explique tout cela ». Je voudrais dire, écrire au sujet de mon père, sa vie, et cette distance venue à l'adolescence entre lui et moi. Une distance de classe, mais particulièrement, qui n'a pas de nom. Comme l'amour séparé. Par la suite, j'ai commencé un roman dont il était le personnage principal. Sensation de dégoût au milieu du récit. Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d'une vie soumise à la nécessité, je n'ai pas le droit de prendre d'abord le parti de l'art, ni de chercher à faire quelque chose de " passionnant ", ou d' " émouvant ". Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d'une existence que j'ai aussi partagée. Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L'écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j'utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles. Annie Ernaux — La place