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Les premiers vers balbutiés par Victor chez M. La- rivière étaient des vers langoureux et chevaleresques; puis il avait passé au genre guerrier et héroïque. Il va sans dire que ces vers n’étaient pas des vers, qu’ils ne rimaient pas, qu’ils n’étaient pas sur leurs pieds ; l’enfant, sans maître et sans prosodie, lisait tout haut ce qu’il avait écrit, s’apercevait que ça n’allait pas et recommençait, changeait, cherchait jusqu’à ce que son oreille ne fût plus choquée. De tâtonne ments en tâtonnements , il s’apprit lui-même la me sure, la césure, la rime et l’entrecroisement des rimes masculines et féminines. Adèle Hugo — Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie
Approximativement à l’endroit où se trouve aujourd’hui l’école des mines, au numéro 60 du boulevard, se dressait, au début du XIème siècle, un château construit pour le roi Robert le Pieux. Les alentours étaient si attrayants, le cadre si campagnard, que ce beau manoir fut appelé Val-Vert. Puis, le temps passa, le castel du souverain fut abandonné, il se dégrada lentement, des pierres en furent arrachées pour être réutilisées dans d’autres édifices. Et de Val-Vert, on fit Vauvert… Le passant frémissait en longeant cette ruine ouverte à tous les vents. Qui se terrait dans les décombres ? Quels étaient ces bruits qui en montaient les soirs de pleine lune ? Que signifiaient ces lumières qui perçaient la nuit ? On imagina, on conjectura, on supputa. On parla d’un monstre – vert, bien sûr – avec une grande barbe blanche, moitié homme, moitié serpent… Vers 1270, Saint Louis offrit l’enclos aux Chartreux, à charge pour eux d’en chasser le mauvais esprit. Les moines, qui n’avaient peur de rien, s’installèrent sur place, et le diablotin olivâtre disparut pour ne plus jamais réapparaître. Mais le diable Vauvert ne fut jamais oublié… Au moment d’entreprendre un voyage lointain et incertain, ne craint-on pas de partir pour ce diable Vauvert ? Lorànt Deutsch — Métronome
Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,Dont le doigt nous menace et nous dit : « Souviens-toi !Les vibrantes Douleurs dans ton coeur plein d’effroiSe planteront bientôt comme dans une cible,Le plaisir vaporeux fuira vers l’horizonAinsi qu’une sylphide au fond de la coulisse ;Chaque instant te dévore un morceau du déliceA chaque homme accordé pour toute sa saison.Trois mille six cents fois par heure, la SecondeChuchote : Souviens-toi ! – Rapide, avec sa voixD’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !Remember ! Souviens-toi, prodigue ! Esto memor !(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)Les minutes, mortel folâtre, sont des ganguesQu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or !Souviens-toi que le Temps est un joueur avideQui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi.Le jour décroît ; la nuit augmente, souviens-toi !Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.Tantôt sonnera l’heure où le divin Hasard,Où l’auguste Vertu, ton épouse encor vierge,Où le repentir même (oh ! la dernière auberge !),Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! » Charles Baudelaire — Les fleurs du mal
Le gros Boujardon s'asseoit sur l'appui de la fenêtre et, tourné vers nous, avec un gros rire d'homme pâteux, il mange des biscuits à la cuiller. Alain-Fournier — Meaulnes
À cette occasion, il n'avait pas marchandé de dures vérités à son auditoire. De là, sa réputation. Or, vers la fin de ce mois, les autorités ecclésiastiques de notre ville décidèrent de lutter contre la peste par leurs propres moyens... Albert Camus — La Peste
Si on est passé à Aubignane, ce printemps, c'est qu'une chose nous a poussés vers ce pays, hors de notre route, avec de la peur. Giono — Regain
Mais qu’avez-vous donc? dit le prince en étendant la main vers le jeune duc, qui chancelait malgré le soutien de Malartic. Gautier — Fracasse
PYRRHUS.Madame, demeurez.On peut vous rendre encor ce fils que vous pleurez.Oui, je sens à regret qu’en excitant vos larmes,Je ne fais contre moi que vous donner des armes ;Je croyais apporter plus de haine en ces lieux.Mais, madame, du moins, tournez vers moi les yeux :Voyez si mes regards sont d’un juge sévère,S’ils sont d’un ennemi qui cherche à vous déplaire.Pourquoi me forcez-vous vous-même à vous trahir ?Au nom de votre fils, cessons de nous haïr.À le sauver enfin c’est moi qui vous convie.Faut-il que mes soupirs vous demandent sa vie ?Faut-il qu’en sa faveur j’embrasse vos genoux ?Pour la dernière fois, sauvez-le, sauvez-vous.Je sais de quels serments je romps pour vous les chaînes ;Combien je vais sur moi faire éclater de haines.Je renvoie Hermione, et je mets sur son front,Au lieu de ma couronne, un éternel affront ;Je vous conduis au temple où son hymen s’apprête ;Je vous ceins du bandeau préparé pour sa tête.Mais ce n’est plus, madame, une offre à dédaigner ;Je vous le dis : il faut ou périr, ou régner.Mon cœur, désespéré d’un an d’ingratitude,Ne peut plus de son sort souffrir l’incertitude.C’est craindre, menacer, et gémir trop longtemps.Je meurs si je vous perds ; mais je meurs si j’attends.Songez-y : je vous laisse, et je viendrai vous prendrePour vous mener au temple où ce fils doit m’attendre ;Et là vous me verrez, soumis ou furieux,Vous couronner, madame, ou le perdre à vos yeux. Racine — Andromaque
[...] la rue étroite s'avance en spirale vers le sommet de la montagne des boutiques pauvres, des salles de rez-de-chaussée où les femmes causent ou filent, des bandes d'enfants à la voix rauque, aux traits charmants, courant çà et là ou jouant sur le seuil des masures... Gérard de Nerval — Voyage en Orient
À l’approche de la nuit, souvent, vers l’heure d’entre chien et loup, François va au Théâtre royal des Marionnettes. André Beaunier — Les idées et les hommes
Je me rappelle le jour où j’ai compris que j’étais devenu adulte. Je vivais déjà avec Marie, nous avions Agustín depuis deux ou trois ans, je travaillais depuis des années comme je le fais toujours plus ou moins aujourd’hui, charpentier ici et là, bricoleur à droite et à gauche, électricien quand il faut, plombier ou même jardinier si on me le demande, ni trop souvent ni trop peu, juste ce qu’il faut pour maintenir le juste équilibre, rapporter à la maison ma part de revenus et me garder du temps à moi, ne pas me perdre tout entier en chantiers. Marie était déjà traductrice, traduisait déjà Lodoli et d’autres auteurs qu’elle aimait. C’est-à-dire que notre vie était déjà à peu près ce qu’elle est maintenant, et que nous en étions satisfaits, nous songions souvent que nous avions de la chance, nous nous plaisions à V., nous avions des amis, nous sentions que c’était un endroit où nous étions susceptibles de rester un bon moment encore, bref nous allions bien.Et un matin je me suis levé et je me suis dit que ça y est, tu es grand. J’ai réalisé qu’il fallait que j’arrête de me répéter ces mots, plus tard quand je serai grand. Que c’était fait : j’étais grand. Je l’étais devenus à mon insu. Sans que personne vienne me prévenir. J’ai compris qu’il n’y aurait pas d’épreuve. Pas de monstre à vaincre ni de noeud à trancher. Pas de coup de gong solennel. Pas de voix paternelle pour me souffler à l’oreille ces mots, c’est maintenant, t’y voilà. J’ai compris qu’il n’y aurait nulle ligne à franchir. Nul cap à passer. Nul obstacle à surmonter. Qu’être grand simplement désormais ce serait ça : la continuation de ce présent, de cette lente translation, de ce glissement presque imperceptible, seulement décelable à l’érosion de certaines de mes facultés, au grisonnement de mes tempes et de celles de Marie, à notre renoncement de plus en plus fréquent à telle ou telle folie qui autrefois nous aurait semblé le sel même de la vie, à la taille chaque année accrue d’Agustín, à son énergie toujours plus fascinante. À son appétit d’ogre lui aussi décidé à nous dévorer chaque jour un peu plus.J’ai réalisé qu’il ne se passerait rien. Qu’il n’y avait rien à attendre. Que toujours ainsi les semaines continueraient de passer, que le temps continuerait d’être cette lente succession d’années plus ou moins investies de projets, de désirs, d’enthousiasmes, de soirées plus ou moins vécues. De jours tantôt habités avec intensité, imagination, lumière, des jours pour ainsi dire pleins, comme on dit carton plein devant une cible bien truffée de plombs. Tantôt abandonnés de mauvais gré au soir venu trop tôt. Désertés par excès de fatigue ou de tracas. Perdus. Laissés vierges du moindre enthousiasme, De la moindre récréation, du moindre élan véritable. Jours sans souffle, concédés au soir trop tôt venu, à la nuit tombée malgré nos efforts pour différer notre défaite, et résignés alors nous marchons vers votre lit en nous jurant d’être plus rusés le lendemain – plus imaginatifs, plus éveillés, plus vivants. Sylvain Prudhomme — Par les routes – L’Arbalète
Des Grecs et des Romains imitons le courage !Attaquons dans ses eaux la perfide Albion !Que nos fastes s'ouvrant par sa destructionMarquent les jours de la victoire !Que le monde vers nous, lentement attiré,Sente de quels fardeaux nous l'aurons délivré,Et nous pardonne notre gloire. Augustin — Marquis de Ximénès
À la vérité, il s'agit d'un vers d'Horace. Ce vers est celui qui précède le Carpe diem de l'Ode XI Dum loquimur fugerit invidia aetas. Carpe diem quam minimum credula postero. (Tandis que nous parlons le temps jaloux de toutes les choses du monde a fui. Coupe et tiens dans tes doigts le jour comme on fait d'une fleur. Ne crois jamais que demain viendra.) Pascal Quignard — La Haine de la musique
Il pouvait encore voir distinctement une petite image colorée dans la coquille de noix de sa tête la main blanche émaciée qui avait poussé vers lui la boîte sur la table d'acajou. Son père à l'article de la mort lui disant, de l'amertume dans la voix « Tu la vendras, Bruno, pauvre niais, et tu te feras royalement voler. » Iris Murdoch — Le Rêve de Bruno
Sans doute faudra-t-il reparcourir le chemin en arrière, revenir aux après-midi éperdus de vos dix ans – vos premières embuscades, vos premiers coups. Vos secrets serrés dans de petits papiers. Rebrousser chemin vers ce noir impalpable de l’enfance qui vous fait pleurer sans bruit. Recoller une à une les images de tout petits morceaux de vies, vibrations au ralenti : balançoire, trahison, chute, léger vertige, juxtaposition de certitudes dégrafées au réel. Au final, il ne vous reste dans la main presque rien, une poignée de souvenirs, quelques lieux, deux trois prénoms – au milieu quelque part se trouve votre nom, chuchoté tout bas. Ce nom-là ne vous appartient pas, vous ne le connaissez pas. Il nous fonde et vous traverse. Certains appellent ça l’inconscient. D’autres encore n’y croient pas. Vous croyez l’entrevoir, mais c’est lui qui vous regarde. Anne Dufourmantelle — Éloge du risque
En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. Il était sur le dos, un dos aussi dur qu’une carapace, et, en relevant un peu la tête, il vit, bombé, brun, cloisonné par des arceaux plus rigides, son abdomen sur le haut duquel la couverture, prête à glisser tout à fait, ne tenait plus qu’à peine. Ses nombreuses pattes, lamentablement grêles par comparaison avec la corpulence qu’il avait par ailleurs, grouillaient désespérément sous ses yeux. « Qu’est-ce qui m’est arrivé ? » pensa-t-il. Ce n’était pas un rêve. Sa chambre, une vraie chambre humaine, juste un peu trop petite, était là tranquille entre les quatre murs qu’il connaissait bien. Au-dessus de la table où était déballée une collection d’échantillons de tissus – Samsa était représentant de commerce –, on voyait accrochée 5 l’image qu’il avait récemment découpée dans un magazine et mise dans un joli cadre doré. Elle représentait une dame munie d’une toque et d’un boa tous les deux en fourrure et qui, assise bien droite, tendait vers le spectateur un lourd manchon de fourrure où tout son avant-bras avait disparu. Franz Kafka — La métamorphose
Il faut aller voir de bon matin, du haut de la colline du Sacré-Cœur, à Paris, la ville se dégager lentement de ses voiles splendides, avant d’étendre les bras. Toute une foule enfin dispersée, glacée, déprise et sans fièvre, entame comme un navire la grande nuit qui sait ne faire qu’un de l’ordure et de la merveille. Les trophées orgueilleux, que le soleil s’apprête à couronner d’oiseaux ou d’ondes, se relèvent mal de la poussière des capitales enfouies. Vers la périphérie les usines, premières à tressaillir, s’illuminent de la conscience de jour en jour grandissante des travailleurs. Tous dorment, à l’exception des derniers scorpions à face humaine qui commencent à cuire, à bouillir dans leur or. La beauté féminine se fond une fois de plus dans le creuset de toutes les pierres rares. Elle n’est jamais plus émouvante, plus enthousiasmante, plus folle qu’à cet instant où il est possible de la concevoir unanimement détachée du désir de plaire à l’un ou à l’autre, aux uns ou aux autres. André Breton — Les Vases communicants
L'image de la voiture de Breedlove, une ruine recouverte d'une épaisse couche de grasse poussière urbaine, passa dans l'esprit de Ben. C'était l'hôpital qui se fout de la charité, alors? observa-t-il. Les yeux de Daniels se braquèrent vers lui. Hein? Je veux dire que sa vieille Ford était pas très reluisante. Thomas H. Cook — Les rues de feu
Après ce récit, Nicolas fit à plusieurs reprises un cauchemar qui se déroulait dans le parc d'attractions. Il ne s'en rappelait pas les péripéties au matin, mais devinait que sa pente l'entraînait vers une horreur sans nom, dont il risquait de ne pas se réveiller. Emmanel Carrère — La classe de neige
À la sortie de la gare d’arrivée, je chaussai mes skis et descendis prendre un fil-neige qui me mena en haut des pentes du Bochor. J’attendis André et Philippe. Mais, ne les voyant pas arriver, je piquai schuss vers la gare d’arrivée. Je les retrouvai près du fil neige. André avait quelques difficultés avec ses fixations de sécurité. Finalement, il parvint à les régler correctement. Nous montâmes l’un derrière l’autre. Michel Joseph — D’un cœur égal