Orhan Pamuk : La Femme aux Cheveux roux - critique
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Je me rappelle de mon premier travail d’été, sous la chaleur intense du soleil de juillet, glorieux face à la tâche motivante de gagner mes premiers deniers. La plupart des gens normaux - c’est-à-dire tout le monde à l’exception des autres - ont connu ce moment formateur du labeur, exalté par la jeunesse et l’envie d’indépendance, de liberté et d’un futur de tous les possibles. C’est aussi ce qu’a vécu le personnage du dernier roman d’Orhan Pamuk. Cem, contraint par la fuite de son père du foyer familial, se retrouve enrôlé auprès d’un maître puisatier pour l’été. Maître Mahmut est comme un deuxième père, c’est la figure tutélaire qui manque tant aux jeunes du XXIème siècle, un mentor qui forge la destinée d’un jeune homme en quête de sens.
Alors qu’ils passent leurs journées à creuser les entrailles de la terre dans la banlieue d’Istanbul - sans la certitude que l’eau se trouve plus bas - le jeune homme de 16 ans s’éprend d’une trentenaire aux cheveux roux rencontrée au village. Artiste flamboyante… conteuse de légendes… épouse infidèle… communiste… de sa chevelure à son jeu théâtrale, cette femme respire la révolution. Comment résister à l’appel envoûtant de sa beauté ? Cem y oublie les muscles douloureux de la journée et consacre ses heures de repos à la quête désespérée de son regard.
C’est dans cette quête qu’il se retrouve invité au théâtre où il découvre la légende perse de Rostam qui poignarde son fils Sohrâb. Il la compare à celle d’Œdipe qui, au contraire, assassine son père. Une légende européenne, une autre orientale, un parallèle saisissant. Et si finalement la comparaison de ces deux histoires expliquait à elle seule les incompréhensions multiples entre l’Orient et l’Occident ? Une dialectique de l’autorité paternelle de part et d’autre des rives du Bosphore…
Les deux légendes montrent la fatalité du destin et interrogent sur l’importance de nos actes dans la définition de notre futur. Comme si la moindre action présente conditionnait le déroulement de notre vie à venir. La vie est un gigantesque navire “glissant sur les gouffres amers” (Baudelaire), si les manoeuvres du début du voyage sont aisées, presque anecdotiques, il est extrêmement difficile de changer son cap une fois lancé dans le creux des océans. Il faudra alors affronter les tempêtes pour découvrir ce qui nous attend au bout du voyage. Comme les marins, il faudra accepter son destin face aux éléments.
Cet apprentissage d’été en tant que puisatier va forger la vie de Cem. Il choisira ses études en conséquence, deviendra un brillant promoteur immobilier en gardant à l’esprit l’image du sable noir, sec et truffé de coquillages du puit de Maître Mahmut, et il ne cessera de penser à la femme aux cheveux roux, en buvant son raki d’un trait comme on lui avait enseigné dans le bar du village.
L’Homme moderne est bien trop rationnel pour accepter l’idée de destin. Il calcule, donne des coups de barre à droite et à gauche, pensant maîtriser le navire pathétique de sa vie. En réalité, la rationalité ne nous débarrassera jamais de notre humanité, celle qui guide notre existence au rythme de la sérendipité, jusqu’au crépuscule de nos vies où comme un puzzle ridicule, on découvre que tout était prévu, décidé, écrit par quelque épisode insignifiant de notre jeunesse. Volonté divine ? Déterminisme holistique ? Intelligence artificielle manipulatrice ? Peu importe, Orhan Pamuk nous démontre encore une fois que seule la littérature nous permet de naviguer dans les eaux troubles de la vie.
Le livre : La Femme aux Cheveux roux d'Orhan Pamuk (Gallimard, 2019)
Alors qu’il passe quelques semaines auprès d’un maître puisatier pour gagner un peu d’argent avant d’entrer à l’université, le jeune Cem rencontre une troupe de comédiens ambulants et, parmi eux, une femme à la belle chevelure rousse. Il s’en éprend immédiatement, et, malgré leur différence d’âge, se noue entre eux l’esquisse d’une histoire d’amour.
Mais les promesses de cet été sont soudainement balayées lorsque survient un accident sur le chantier du puits. Cem rentre à Istanbul le cœur gros de souvenirs, et n’aura de cesse de tenter d’oublier ce qui s’est passé. C’est sans compter sur la force du destin qui finit toujours par s’imposer aux hommes, et leur rappeler ce qu’ils ont voulu enfouir au plus profond d’eux-mêmes.
Dans ce roman de formation aux allures de fable sociale, Orhan Pamuk tisse à merveille un récit personnel avec l’histoire d’un pays en pleine évolution, et fait magistralement résonner la force des mythes anciens dans la Turquie contemporaine. Avec tendresse et érudition, La Femme aux Cheveux roux nous interroge sur les choix de l’existence et la place véritable de la liberté.
« La femme aux cheveux roux est un roman philosophique, politique, allégorique. L’auteur de Neige s’intéresse aux mythes d’hier dans la Turquie d’aujourd’hui. À travers l’affrontement inapaisé entre pères et fils, on peut lire l’affrontement irrésolu entre tradition et modernité. Religion et laïcité, démocratie et dictature, Orient et Occident. »
Marie-Laure Delorme, Le Journal du Dimanche
« Vaste et méticuleux, le roman d’Orhan Pamuk est cependant bien plus qu’un cri d’alarme sur les dégâts de décennies d’oppression sourde en Turquie. Il sonde les mystères de la filiation, et par ricochets, ceux de la transmission et de l’identité, pour remonter à la source de tout être, revenir au point de départ, et creuser un nouveau puits dans le champ des possibles. »
Marine Landrot, Télérama
- Nombre de pages : 304
- Prix : 21 euros
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L'auteur : Orhan Pamuk
Orhan Pamuk, de son vrai nom Ferit Orhan Pamuk, est un écrivain turc né le à Istanbul. Ses romans ont rencontré un énorme succès dans son pays et dans le monde, où ils se sont vendus à plus de onze millions d'exemplaires, ce qui fait de lui l'écrivain turc le plus vendu dans le monde. Ils sont traduits en plus de 60 langues. Il est Prix Nobel de Littérature et a remporté trois grands prix littéraires en Turquie, le prix France Culture en 1995, le prix du meilleur livre étranger du New York Times en 2004, le prix des libraires allemands le et le prix Médicis étranger pour Neige. En 2006, Pamuk est classé par Time Magazine comme l'une des 100 personnalités les plus influentes du monde.