À une passante, Baudelaire : commentaire de texte
Sommaire
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Baudelaire, Les Fleurs du Mal, À une passante
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;
Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
Un éclair… puis la nuit ! — Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?
Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !
« A une passante » est un sonnet de Baudelaire, extrait de son œuvre maîtresse, Les Fleurs du Mal. Le poète puise son inspiration dans le thème de la ville, qui caractérise la section des « Tableaux parisiens ». « A une passante » reprend la thématique de la rencontre amoureuse, mais en l’inscrivant dans le contexte contemporain de la solitude urbaine. Cette perspective novatrice a largement contribué au succès du poème, l’un des plus connus de Baudelaire.
En quoi « A une passante » peut-il être rattaché à la recherche de l’Idéal ?
C’est ce que nous nous proposons d’examiner dans ce commentaire, en nous penchant sur les protagonistes de la rencontre. Nous analyserons ensuite l’unilatéralité du coup de foudre, pour terminer sur les sentiments du poète.
I – Les protagonistes de la rencontre
Deux personnages dominent le poème. Il s’agit tout d’abord du poète lui-même, mais aussi de la femme rencontrée, ou plutôt croisée, à l’occasion d’une promenade en ville.
La femme comme passante
Le portrait de la passante se développe plus spécifiquement dans le premier quatrain, puis se réduit peu à peu à des allusions, pour laisser se développer l’évocation des impressions et des sentiments. L’expression « une femme » est mise en valeur au début du vers 3. Elle est précédée par une énumération de quatre éléments du portrait, au vers 2. Le premier hémistiche du vers 3 fait référence au titre du poème, qu’il explique et développe : « une femme passa ».
Pour Baudelaire, la dame en costume de deuil croisée dans une rue parisienne demeure « une passante ». Mais l’utilisation du passé simple « passa » suggère d’emblée la brièveté de l’événement. La femme est en mouvement tandis que la vision semble figer le poète. La rapidité qui s’impose à la strophe 1 est rappelée et développée à la strophe 3, par « éclair » et « fugitive ». La seconde caractéristique du personnage féminin est le mystère : la femme demeure une inconnue, comme le suggère le déterminant indéfini « une ».
Les éléments du portrait
Le deuxième vers apporte les premiers éléments du portrait. Le rythme va crescendo. La description s’appuie sur trois adjectifs mélioratifs, « longue, mince, majestueuse ». Le champ lexical se développe dans la suite du poème. Il est toujours aussi positif, avec « fastueuse, agile, noble » et « jambe de statue », et culmine au vers 9 dans « fugitive beauté », expression qui résume en quelque sorte les éléments précédents.
La description insiste sur l’esthétique, l’inconnue étant comparée à une statue. Il s’agit d’abord d’un portrait d’ensemble, puis Baudelaire est frappé par des détails physiques, comme la démarche : « soulevant, balançant le feston de l’ourlet ». L’attitude de la femme est présentée comme théâtrale, avec des effets visant à attirer l’attention, comme le montre le parallélisme des deux participes présents « soulevant » et « balançant ». La marche dévoile une jambe, puis le poète est attiré par le regard, réduit à un seul « œil ». C’est le coup de foudre, confirmé par le mot « éclair ».
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Concernant la vie de la passante, les vêtements conduisent le poète à identifier une veuve, qui vient de perdre son époux : c’est le grand deuil, qui s’étend sur la première année, et se distingue par une tenue dépouillée, entièrement noire.
La présence du poète
Baudelaire est lui aussi présent dans le poème. Il apparaît dès le premier vers, à travers le pronom « moi », dans une situation inconfortable qui n’est pas sans rappeler les textes sur le spleen. Il subit l’agression du monde extérieur, ce qu’exprime la tournure de phrase plaçant « la rue » en position de sujet. La violence du monde urbain et moderne est évoquée par le verbe « hurlait ». On peut noter que ce monde est global, anonyme, résumé dans le mot « la rue ». La passante apporte un soudain moment de grâce, comme une parenthèse magique.
Le poète, un instant éclipsé, revient au vers 6 : « moi, je… » A partir du vers 10, Baudelaire est constamment mentionné et le « je » se fait omniprésent. On distingue ainsi deux mouvements dans le poème : tout d’abord la rencontre à proprement parler, puis un moment de temps suspendu, alors que la femme a déjà disparu, mais que l’impression demeure. Le poète se penche alors sur ses sentiments. Ces deux mouvements correspondent d’une part aux deux quatrains, d’autre part aux deux tercets, ce qui montre comment Baudelaire s’appuie sur la forme fixe du sonnet pour structurer l’évocation.
Parenthèse enchantée, mais aussi rencontre sans lendemain, « A une passante » évoque un coup de foudre et une relation imaginaire, avec une femme perçue comme idéale.
II – Un coup de foudre unilatéral
La mystérieuse passante croisée par Baudelaire dans une rue parisienne s’impose à la fois comme une femme réelle et l’incarnation symbolique de l’Idéal. Le personnage fascine par ses multiples facettes, dont chacune éveille des sentiments intenses chez le poète.
Un personnage féminin aux multiples facettes
La passante croisée par Baudelaire est tout d’abord une femme bien réelle. C’est ce dont témoigne la référence biographique au deuil, qui contribue à ancrer le personnage dans la réalité vécue. Mais très rapidement, cette dimension est dépassée et le lecteur voit émerger une femme rêvée par le poète.
La rencontre doit être replacée dans le contexte des Fleurs du Mal. Le recueil présente plusieurs figures de femmes, dont l’idéal féminin de Baudelaire, Madame Sabatier, une femme mariée avec laquelle il entretient une relation platonique. On comprend donc que la passante « en grand deuil » cristallise les désirs du poète face à un certain idéal féminin : la passante étant veuve, elle constitue, contrairement à Madame Sabatier, un idéal accessible, du moins ponctuellement.
En tant que femme idéale, la passante se métamorphose rapidement en œuvre d’art et en statue. Elle en vient à incarner un idéal de beauté. Elle est aussi l’inspiratrice, la muse qui fait « renaître » le poète, lui permet d’écrire ce sonnet et l’arrache à la laideur du monde moderne et du spleen.
Le coup de foudre du poète
Comme nous l’avons dit plus haut, le moment du coup de foudre se caractérise par un « éclair ». Il s’agit là d’une métaphore traditionnelle, mais que Baudelaire renouvelle par ses choix stylistiques. Plutôt que de décrire, il suggère. Il évoque aussi un véritable choc, brutal et soudain. C’est ce que produit la structure du vers 9, construit sur une opposition entre « éclair » et « nuit » dans le premier hémistiche.
L’absence de verbe, la ponctuation, une forme marquant l’émotion et le schéma rythmique de type 3 + 3 + 6 avec des coupes fortes signalent l’intensité de l’expérience. Il s’agit bien, en tout cas, d’un éblouissement. Ce dernier est cependant unilatéral, et à aucun moment, la femme ne prête attention au poète. Baudelaire la compare à une statue pour la placer sur un piédestal, comme pour prouver à quel point elle est inaccessible.
La strophe 3 frappe par l’antithèse entre le moment soudain du coup de foudre et « l’éternité ». Deux fils temporels s’opposent. La brièveté de la rencontre voue à l’échec toute relation avec la femme de chair, tandis que la femme idéale et la muse inspiratrice peuvent être comprises comme les compagnes fidèles du poète.
Une relation imaginaire
C’est la raison pour laquelle la relation se développe de manière purement imaginaire. Alors que la femme est évoquée à la troisième personne dans toute la première partie du poème, Baudelaire développe un dialogue avec la femme idéale dans les quatre derniers vers du texte. On note une multiplication des pronoms personnels de la première et de la deuxième personne.
Pour autant, le dialogue demeure imaginaire ou plutôt intérieur. Il débute par une question, qui apparaît comme une dernière tentative de retenir la femme qui s’éloigne. « Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ? » Le jeu des temps verbaux est remarquable et souligne l’évolution des sentiments. Ainsi, les retrouvailles sont d’abord repoussées dans le futur avec « verrai ». Le verbe est à l’indicatif, semblant évoquer une certitude.
Mais au dernier vers, on voit apparaître l’imparfait « savais ». La rencontre appartient au passé. Elle n’a pas réellement eu lieu. La relation devient de l’ordre de l’irréel, avec l’utilisation du conditionnel passé deuxième forme, « que j’eusse aimée ».
Baudelaire manie les jeux de temps pour évoquer une fausse rencontre amoureuse et un vrai coup de foudre, dont les effets sur ses sentiments se prolongent au-delà de la vision fugage d’une passante.
III – Les sentiments du poète
Bien que le cadre d’une rue parisienne soit réel, tout comme l’événement lui-même, une femme inconnue croisée en ville, le poème évoque principalement l’univers intérieur du poète. C’est en effet dans son monde mental que la rencontre prend réellement sens, à travers ses sentiments.
Le ravissement
On peut tout d’abord parler d’un sentiment de ravissement. Le poète est en effet arraché au réel pour être plongé dans une rencontre imaginaire. Seul le premier vers du poème renvoie au monde du spleen, que Baudelaire cherche à fuir. La vision de la passante lui en donne l’occasion. Le point à la fin du premier vers marque d’ailleurs clairement une rupture.
Le ravissement se développe de manière progressive sur les deux premières strophes, en parallèle à la description de la femme. L’apparition de la passante attire le regard du poète, ses gestes et sa démarche le fascinent. Mais surtout, il semble trouver une âme sœur, dans la « douleur ». Baudelaire est attiré par la souffrance du deuil et la noblesse, évoquée par « majestueuse », avec laquelle la femme supporte cette épreuve de la vie.
Un ressenti contradictoire
Très vite, le poète est ballotté entre des sentiments contradictoires. Il ressent ainsi à la fois de la « douceur qui fascine » et du « plaisir qui tue ». Les sentiments sont à la fois apaisés (« douceur ») et violents (« crispé »), ils s’apparentent à une forme d’ivresse (« je buvais ») ou encore de folie, puisque Baudelaire se qualifie lui-même d’« extravagant ».
L’oxymore « plaisir qui tue » vient résumer les contradictions intérieures qu’il ressent. L’antithèse entre la vie et la mort se poursuit d’ailleurs à la strophe suivante, puisqu’il affirme que la rencontre l’a fait « renaître ». Dans ce contexte, le terme « éternité » peut avoir à la fois une signification temporelle, comme nous l’avons vu ci-dessus, et évoquer l’au-delà, donc la mort. L’union des amants n’est pas possible dans cette vie.
Cette interprétation est confirmée par le dernier tercet, où dominent les termes négatifs, comme « trop tard » ou « jamais ». On peut citer aussi la tournure négative « tu ne sais ». On retrouve d’ailleurs à la strophe 2 des allusions fugaces à l’inspiration fantastique de Baudelaire, avec l’œil de la femme, comparé à un « ciel livide ». « L’ouragan » qui « germe » évoque quant à lui, dans une perspective romantique, la violence des sentiments.
Paradis intérieur et fuite vers l’ailleurs
Le bonheur amoureux n’est pas possible dans le monde réel. La fin du poème s’oppose ainsi au premier vers. La rue parisienne avec son bruit agressif symbolise le monde que le poète rejette, car il incarne le Mal donnant au son titre au recueil. Baudelaire aspire donc à un autre lieu, évoqué par « ailleurs » et un autre temps, celui de « l’éternité ». La dernière strophe souligne d’ailleurs la dimension hypothétique de ce temps idéal : « jamais peut-être ».
Au fil du dialogue imaginaire avec la passante, Baudelaire s’exclame : « j’ignore où tu fuis ». Il faut comprendre ici à la fois la disparition de la femme réelle, qui replonge le poète dans la solitude, mais aussi une fuite de l’Idéal qu’il n’a fait qu’apercevoir de manière fugace. Sur le plan de l’allégorie, on peut comprendre qu’il s’agit à la fois d’une perfection amoureuse, mais aussi d’un idéal esthétique.
C’est donc davantage à la muse qu’à la femme que s’adressent les invocations du dernier vers, parfaitement parallèles et organisées autour de la césure de l’alexandrin : « Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais ! »
Conclusion
« A une passante » transfigure le thème traditionnel de la rencontre amoureuse, pour en faire une allégorie de la création poétique, comme recherche de l’Idéal et antidote au spleen. L’éloge de la femme contraste avec le sentiment de solitude. La beauté parfaite est celle d’une statue, avec toute sa froideur et son caractère inaccessible. La recherche de l’Idéal est donc vouée à l’échec, mais elle offre ici un moment préservé et précieux. Dans sa tentative de saisir l’instant et de le faire durer, Baudelaire construit une évocation fugace, qui n’est pas sans annoncer la sensibilité impressionniste, par la capacité de l’art à saisir le mouvement.
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