Spleen IV, Baudelaire : commentaire de texte
Sommaire
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Spleen (IV)
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;
Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l’Espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;
Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D’une vaste prison imite les barreaux,
Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,
Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.
— Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir,
Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
Considéré comme le chef de file du Modernisme, Baudelaire compose en 1857 son œuvre principale, Les Fleurs du Mal. Les poèmes du recueil empruntent certains traits au Romantisme, mais annoncent aussi, à bien des égards, le Symbolisme. Poète maudit, incompris de la société dans laquelle il vit, Baudelaire oscille constamment entre l’optimisme et la dépression, la chute ou l’élévation. Cette dualité se retrouve dans le titre de la section « Spleen et Idéal » des Fleurs du Mal dont est extrait le poème « Spleen ». Plusieurs poèmes de cette section portent le même titre. Nous allons commenter le quatrième.
Comment la structure du poème et les choix poétiques de Baudelaire contribuent-ils à évoquer une plongée dans la mélancholie du spleen ?
Nous verrons tout d’abord comment les choix stylistiques permettent de créer l’atmosphère caractéristique du spleen, puis nous examinerons les caractéristiques de la crise d’angoisse qui saisit le poète. Enfin, nous montrerons en quoi la poésie permet de dépasser le spleen.
I – Des choix stylistiques pour créer l’atmosphère de spleen
« Spleen » frappe par sa structure remarquable. Baudelaire s’inscrit dans la droite ligne des poètes romantiques qui revendiquaient la libération des contraintes de la versification traditionnelle. Pourtant, les poèmes des Fleurs du Mal témoignent d’une recherche formelle qui bien souvent s’appuie sur les règles de versification, ou invente de nouvelles règles. Dans « Spleen », la recherche formelle est mise au service d’une évocation puissance de la crise dépressive, dont l’intensité est croissante tout au long du poème.
La construction syntaxique du poème
On observe tout d’abord que « Spleen » est composé de seulement deux phrases. La première se développe sur les quatre premiers quatrains, tandis que la cinquième strophe, d’ailleurs séparée du reste du poème par un tiret, présente une phrase autonome et complète. La syntaxe du poème suggère ainsi une longue phase ascendante, avec une crise culminant dans la strophe 4, qui correspond à la proposition principale.
Les trois strophes précédentes suggèrent un crescendo du mal-être et présentent une structure similaire. Chacune débute par « quand », en anaphore. Les trois propositions subordonnées, circonstancielles de temps, évoquent trois moments du spleen baudelairien, avec les manifestations psychiques et physiques associées. Comme on peut l’observer, la conception du poème est complexe, mais la syntaxe vient ordonner des moments de désespoir intense, qui évoquent la déstructuration de l’être. Les choix de versification contribuent, eux aussi, à cette structuration.
Ponctuation et rythme des vers
Baudelaire a doublé la structuration syntaxique de son poème d’un second niveau organisationnel, qui s’appuie sur le découpage du poème en strophes et en vers. Le rythme contribue à marquer l’unité des strophes. « Spleen » est composé d’alexandrins. On constate que ces vers présentent peu de coupes, du moins dans les quatre premières strophes du poème. Ainsi, Baudelaire n’a indiqué qu’une seule coupe, au vers 6. Les alexandrins se développent donc sans rupture.
L’unité de chaque vers est soulignée par la présence d’un signe de ponctuation placé à la rime. L’impression qui résulte de ces choix est celle d’une durée interminable, suscitant l’ennui. Le terme apparaît d’ailleurs au pluriel au vers 2, « ennuis », comme pour confirmer ce ressenti, et la signification est soulignée par l’adjectif « longs ».
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Seule la syntaxe interne à chaque vers suggère donc, de manière presque allusive, la césure de l’alexandrin : « Quand le ciel bas et lourd || pèse comme un couvercle » ou encore « Sur l’esprit gémissant || en proie aux longs ennuis » (schéma rythmique 6+6). Ce même rythme se répétant tout au long des trois premières strophes introduit une impression de monotonie et de lassitude. Plutôt que d’évoquer les symptômes du spleen de manière abstraite, Baudelaire plonge donc le lecteur dans une ambiance qui vise à lui faire expérimenter la mélancolie.
Modification du schéma rythmique et éclatement de la crise
La strophe 4 semble construite au premier regard sur le même principe : là encore, l’œil ne décèle pas de ponctuation indiquant une coupe interne aux vers. Dans la réalité, il n’en est rien. Au moment où le spleen se déchaîne, le rythme change. Il est en tout cas très différent dans les deux dernières strophes. Ainsi, on observe à la strophe 4 que le schéma auquel les trois précédentes strophes nous avaient habitué se désagrège. L’intensité de la crise semble faire exploser la structure. C’est ce que nous montre l’analyse du schéma rythmique :
- Des cloches / tout à coup / sautent avec furie (3+3+6)
- Et lancent vers le ciel / un affreux hurlement, (6+6)
- Ainsi que des esprits errants / et sans patrie (8 + 4)
- Qui se mettent à geindre opiniâtrement. (6 + 6)
On notera le dernier mot de la strophe, qui constitue un hémistiche à lui tout seul. L’adverbe souligne une fois encore la longueur et l’intensité de cette crise. La déstructuration du schéma rythmique est plus accentuée dans la dernière strophe, malgré le premier et le dernier vers qui suggèrent le retour au calme :
- – Et de longs corbillards, / sans tambours ni musique, (6 + 6)
- Défilent lentement / dans mon âme; / l’Espoir, (6 + 4 + 2)
- Vaincu,/ pleure, / et l’Angoisse atroce, / despotique, (2 + 1 + 6 + 3)
- Sur mon crâne incliné / plante son drapeau noir. (6 + 6)
Les choix stylistiques de Baudelaire contribuent pour beaucoup à l’intensité du poème, l’un des plus célèbres de l’auteur. Ils visent par ailleurs à plonger le lecteur dans une atmosphère de souffrance, de désespoir et d’angoisse.
II – Comment Baudelaire dépeint-il le spleen ?
Le spleen baudelairien n’est pas sans rappeler le mal de vivre des Romantiques. Dans ce poème, cependant, il apparaît comme bien plus intense, pour ne pas dire paroxystique. Nous avons vu que les choix stylistiques permettent de mettre en valeur le point culminant de la crise, à la strophe 4. Le spleen se caractérise donc par une montée en puissance des sensations et des émotions, avant la chute finale. Le crescendo est obtenu par l’accumulation des trois premières strophes, suivi de l’affrontement dans la strophe 4 et de la défaite du poète qui cède au spleen dans la strophe 5.
L’enfermement
La première caractéristique du spleen réside dans l’enfermement. Ce thème est présent dès le début du poème et se développe sous la forme d’une métaphore filée. L’espace est peu à peu rétréci, jusqu’au moment, dans la strophe 3, où l’enfermement devient intérieur et s’empare du cerveau du poète (v.12).
Au départ, c’est toute la Terre qui s’apparente à une prison. Baudelaire évoque certes le « ciel », mais pas pour suggérer l’immensité. A l’inverse, le mot est corrigé par « bas, lourd » et « pèse ». On notera aussi « couvercle », qui rime avec « cercle ». En d’autres termes, l’espace qu’aurait pu suggérer l’évocation de l’horizon se réduit et évoque lui aussi l’enfermement.
A la strophe 2, la Terre devient « cachot ». La thématique de la prison est clairement exprimée. Elle sera rappelée par « barreaux » dans la strophe 3, où figure aussi le terme « prison ». Il s’agit certes d’images, mais il est difficile de dire s’il faut les comprendre comme des métaphores poétiques ou comme des hallucinations provoquées par la crise de spleen. L’ambiguïté est d’ailleurs volontaire.
L’angoisse
Le poème utilise un décor inspiré de la littérature fantastique. On pourra à ce propos rappeler la fascination de Baudelaire pour Edgar Allan Poe, dont le poète a traduit les Histoires extraordinaires. On note ainsi plusieurs références au fantastique. Le « cachot humide » de la strophe 2 a tout d’un décor d’horreur, avec les « plafonds pourris » ou l’allusion à la « chauve-souris », étonnante figure de l’espérance.
L’horreur s’accentue à la strophe suivante, où des « infâmes araignées » tissent leurs toiles dans « les cerveaux » humains. A la strophe 4, le thème de l’esprit, brièvement évoqué au début du poème, plonge dans le fantastique le plus pur avec la vision des « esprits errants et sans patrie ». La dernière strophe du poème confirme que l’« Angoisse », ici sous forme d’allégorie, constitue bien l’un des éléments clés du spleen baudelairien.
La souffrance physique et psychique
Certains critiques ont évoqué à propos du poème « Spleen » le récit d’une crise de migraine. L’interprétation peut parfaitement se justifier, car la lutte que mène le poète contre la crise qu’il vit est à la fois psychique et physique. De nombreux éléments du texte évoquent en effet des réalités tangibles, susceptibles de provoquer le spleen. Il s’agit par exemple des conditions météorologiques au début poème, mais aussi de l’absence de lumière, « le jour noir » étant « plus triste que les nuits ».
Ces éléments extérieurs objectifs peuvent provoquer la crise. Il en va de même des bruits évoqués dans le texte, qu’il s’agisse des esprits « qui se mettent à geindre opiniâtrement », des « cloches qui sautent avec furie » ou de « l’affreux hurlement ». Enfin, on peut noter que le spleen est lié au silence et à l’isolement associé : les « araignées » sont un « peuple muet », l’enterrement symbolique de la dernière strophe se déroule « sans tambours ni musique ».
Angoisse, enfermement, solitude, désespoir : autant de caractéristiques du spleen, une forme paroxystique de mélancolie et de mal de vivre, qui s’attaque aussi bien au physique qu’au moral.
III – La poésie pour surmonter le spleen ?
Crise de migraine, mélancolie profonde, dépression, le spleen baudelairien est volontiers multiforme. Il s’inscrit en tout cas dans l’antithèse fondatrice des Fleurs du Mal, qui oppose le spleen et l’Idéal. Cette antithèse se retrouve constamment dans le poème que nous analysons. Ainsi, les oppositions y sont nombreuses et traduisent les tentatives du poète pour surmonter l’adversité.
Vers une lecture symbolique du poème
Poème mystérieux, « Spleen » peut être interprété en appliquant aux différentes images une lecture symbolique. Baudelaire nous y invite d’ailleurs au début des Fleurs du Mal, lorsqu’il pose les bases de la théorie des correspondances (dans le poème du même nom).
Le spleen peut parfaitement se comprendre comme le mal de vivre du poète confronté à une société qui ne le comprend pas, thème déjà abordé dans L’Albatros. C’est ce à quoi renvoie le thème du silence. Baudelaire se sent exclu, mais surtout enfermé, bridé dans son talent et sa vocation. La thématique de la prison prend ici tout son sens. Les personnages fantastiques peuvent alors être interprétés comme la transfiguration littéraire d’ennemis réels.
La défaite du poète
Dans ce poème, l’écrivain est en apparence battu par les circonstances extérieures. La couleur noire domine le texte et l’atmosphère est résolument nocturne, bien que la scène ait lieu, d’après la strophe 1, durant la journée. Le noir s’impose dans la dernière strophe, celle de la défaite : « corbillard, drapeau noir ». L’atmosphère est au deuil.
Le poète est « vaincu » par des forces plus puissantes, qui culminent dans la métaphore de la piraterie, au dernier vers. Les « cerveaux » évoqués à la strophe 3 ont laissé la place au « crâne » pour évoquer la mort symbolique. On note deux allégories, « l’Espoir », et « l’Angoisse », qui triomphe de la première. Deux adjectifs, « despotique » et « atroce », mettent en évidence la puissance de l’adversité.
L’écriture comme antidote au spleen
Le poème demeure cependant ambivalent. En effet, il témoigne, ainsi que nous l’avons vu, d’une maîtrise parfaite de l’écriture poétique et se distingue par un foisonnement d’images et de symboles. Dès lors, bien que le poète plonge dans le désespoir lié au spleen, il parvient à transcender la souffrance par l’écriture. De même, le poème dépasse l’expérience personnelle de Baudelaire et vise à proposer un message plus large, voire universel.
Ainsi, on note une opposition entre la première personne du pluriel, « nos cerveaux », dans la strophe 3, et la première personne du singulier dans la dernière strophe du texte. Baudelaire cherche donc à décrire une expérience humaine commune, à partir de son vécu.
Conclusion
Dans « Spleen », Baudelaire évoque une crise d’angoisse et de désespoir. Il emprunte à la littérature fantastique pour créer un tableau intérieur, riche de sensations et d’émotions. Ce poème très noir évoque la victoire du spleen. Mais c’est précisément de cette nuit de l’âme que naît la poésie, plongeant ses racines dans l’expérience de la souffrance.
Poète maudit, esprit tourmenté, Baudelaire souffrait d’être incompris de ses contemporains. Il souffrait aussi des nombreux revers expérimentés dans sa vie personnelle. Dans Les Fleurs du Mal, la poésie apparaît clairement comme un refuge, qui permet d’échapper au spleen. Ainsi, le recueil se caractérise par une alternance entre des poèmes plus positifs, tournés parfois vers la spiritualité, et des œuvres plus sombres, comme « Spleen ».
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