La langue française

Accueil > Littérature > Alphonse de Lamartine > Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques : La Liberté, ou une nuit à Rome

Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques : La Liberté, ou une nuit à Rome

Méditations Poértiques Alphonse de Lamartine

Méditations poétiques est le premier recueil de poèmes d'Alphonse de Lamartine, publié en 1820. La première édition comportait 24 poèmes. D'autres éditions suivirent ; celle de 1849 comportait alors 41 poèmes. Ce recueil marque l'aboutissement d'un courant de poésie élégiaque caractérisé par de nombreuses allusions mythologiques, une tonalité exclamative, des interrogations ainsi qu'une abondance de périphrases poétiques.

Pour citer l'œuvre : Œuvres complètes de Lamartine Chez l’auteur, 1860, 1 (p. 447-451).

VINGTIÈME

MÉDITATION



LA LIBERTÉ

OU UNE NUIT À ROME



À ÉLI., DUCH. DE DEV…

Comme l’astre adouci de l’antique Élysée,
Sur les murs dentelés du sacré Colisée
L’astre des nuits, perçant des nuages épars,
Laisse dormir en paix ses longs et doux regards.
Le rayon qui blanchit les vastes flancs de pierre,
En glissant à travers les pans flottants du lierre,
Dessine dans l’enceinte un lumineux sentier :
On dirait le tombeau d’un peuple tout entier,

Où la mémoire, errant après des jours sans nombre,
Dans la nuit du passé viendrait chercher une ombre.

Ici, de voûte en voûte élevé dans les cieux,
Le monument debout défie encor les yeux ;
Le regard égaré dans ce dédale oblique,
De degrés en degrés, de portique en portique,
Parcourt en serpentant ce lugubre désert,
Fuit, monte, redescend, se retrouve et se perd.
Là, comme un front penché sous le poids des années,
La ruine, abaissant ces voûtes inclinées,
Tout à coup se déchire en immenses lambeaux,
Pend comme un noir rocher sur l’abîme des eaux ;
Ou, des vastes hauteurs de son faîte superbe
Descendant par degrés jusqu’au niveau de l’herbe,
Comme un coteau qui meurt sous les fleurs d’un vallon,
Vient mourir à nos pieds sur des lits de gazon.
Sur les flancs décharnés de ces sombres collines,
Des forêts dans les airs ont jeté leurs racines :
Là, le lierre jaloux de l’immortalité
Triomphe en possédant ce que l’homme a quitté ;
Et, pareil à l’oubli, sur ces murs qu’il enlace
Monte de siècle en siècle au sommet qu’il efface.
Le buis, l’if immobile, et l’arbre des tombeaux,
Dressent en frissonnant leurs funèbres rameaux ;
Et l’humble giroflée, aux lambris suspendue,
Attachant ses pieds d’or dans la pierre fendue,
Et balançant dans l’air ses longs rameaux flétris,
Comme un long souvenir fleurit sur des débris.
Aux sommets escarpés du fronton solitaire,
L’aigle à la frise étroite a suspendu son aire :
Au bruit sourd de mes pas, qui troublent son repos,
Il jette un cri d’effroi, grossi par mille échos,

S’élance dans le ciel, en redescend, s’arrête,
Et d’un vol menaçant plane autour de ma tête.
Du creux des monuments, de l’ombre des arceaux,
Sortent en gémissant de sinistres oiseaux :
Ouvrant en vain dans l’ombre une ardente prunelle,
L’aveugle amant des nuits bat les murs de son aile ;
La colombe, inquiète à mes pas indiscrets,
Descend, vole et s’abat de cyprès en cyprès,
Et sur les bords brisés de quelque urne isolée
Se pose en soupirant, comme une âme exilée.
Les vents, en s’engouffrant sous ces vastes débris,
En tirent des soupirs, des hurlements, des cris :
On dirait qu’on entend le torrent des années
Rouler sous ces arceaux ses vagues déchaînées,
Renversant, emportant, minant de jours en jours
Tout ce que les mortels ont bâti sur son cours.
Les nuages, flottant dans un ciel clair et sombre,
En passant sur l’enceinte y font courir leur ombre,
Et tantôt, nous cachant le rayon qui nous luit,
Couvrent le monument d’une profonde nuit ;
Tantôt, se déchirant sous un souffle rapide,
Laissent sur le gazon tomber un jour livide,
Qui, semblable à l’éclair, montre à l’œil ébloui
Ce fantôme debout du siècle évanoui ;
Dessine en serpentant ses formes mutilées,
Les cintres verdoyants des arches écroulées,
Ses larges fondements sous nos pas entr’ouverts,
Ses frontons menaçants suspendus dans les airs,
Et l’éternelle croix, qui, surmontant le faîte,
Incline comme un mât battu par la tempête.

Rome, te voilà donc ! Ô mère des Césars,
J’aime à fouler aux pieds tes monuments épars ;

J’aime à sentir le temps, plus fort que ta mémoire,
Effacer pas à pas les traces de ta gloire !
L’homme serait-il donc de ses œuvres jaloux ?
Nos monuments sont-ils plus immortels que nous ?
Égaux devant le temps, non, ta ruine immense
Nous console du moins de notre décadence.
J’aime, j’aime à venir rêver sur ce tombeau,
À l’heure où de la nuit le lugubre flambeau,
Comme l’œil du passé, flottant sur des ruines,
D’un pâle demi-deuil revêt tes sept collines,
Et, d’un ciel toujours jeune éclaircissant l’azur,
Fait briller les torrents sur les flancs de Tibur.
Ma harpe, qu’en passant l’oiseau des nuits effleure,
Sur tes propres débris te rappelle et te pleure,
Et jette aux flots du Tibre un cri de liberté,
Hélas ! par l’écho même à peine répété.

« Liberté ! nom sacré profané par cet âge,
» J’ai toujours dans mon cœur adoré ton image,
» Telle qu’aux jours d’Émile et de Léonidas,
» T’adorèrent jadis le Tibre et l’Eurotas,
» Quand, tes fils se levant contre la tyrannie,
» Tu teignais leurs drapeaux du sang de Virginie,
» Ou qu’à tes saintes lois glorieux d’obéir,
» Tes trois cents immortels s’embrassaient pour mourir ;
» Telle enfin que, d’Uri prenant ton vol sublime,
» Comme un rapide éclair qui court de cime en cime,
» Des rives du Léman aux rochers d’Appenzell,
» Volant avec la mort sur la flèche de Tell,
» Tu rassembles tes fils errant sur les montagnes,
» Et, semblable au torrent qui fond sur leurs campagnes,
» Tu purges à jamais d’un peuple d’oppresseurs
» Ces champs où tu fondas ton règne sur les mœurs !

» Alors… Mais aujourd’hui pardonne à mon silence !
» Quand ton nom, profané par l’infâme licence,
» Du Tage à l’Éridan épouvantant les rois,
» Fait crouler dans le sang les trônes et les lois ;
» Détournant leurs regards de ce culte adultère,
» Tes purs adorateurs, étrangers sur la terre,
» Voyant dans ces excès ton saint nom s’abolir,
» Ne le prononcent plus…, de peur de l’avilir.
» Il fallait t’invoquer, quand un tyran superbe
» Sous ses pieds teints de sang nous foulait comme l’herbe,
» En pressant sur son cœur le poignard de Caton.
» Alors il était beau de confesser ton nom :
» La palme des martyrs couronnait tes victimes,
» Et jusqu’à leurs soupirs tout leur était des crimes.
» L’univers cependant, prosterné devant lui,
» Adorait ou tremblait !… L’univers aujourd’hui
» Au bruit des fers brisés en sursaut se réveille.
» Mais qu’entends-je ? et quels cris ont frappé mon oreille ?
» Esclaves et tyrans, opprimés, oppresseurs,
» Quand tes droits ont vaincu, s’offrent pour tes vengeurs :
» Insultant sans péril la tyrannie absente,
» Ils poursuivent partout son ombre renaissante ;
» Et, de la vérité couvrant la faible voix,
» Quand le peuple est tyran, ils insultent aux rois.

» Tu règnes cependant sur un siècle qui t’aime,
» Liberté ! tu n’as rien à craindre que toi-même.
» Sur la pente rapide où roule en paix ton char,
» Je vois mille Brutus… mais où donc est César ? »




Commentaire de texte d'Alphonse de Lamartine : La Liberté, ou une nuit à Rome

Pas de commentaire de texte pour le moment.

L'auteur : Alphonse de Lamartine

Lamartine

Alphonse de Lamartine (1790-1869) est un poète, romancier, dramaturge français, ainsi qu'une personnalité politique qui participa à la Révolution de février 1848 et proclama la Deuxième République. Il est l'une des grandes figures du romantisme en France.

Partager :
ou Nous soutenir

Recevez tous les articles de la semaine par courriel

Inscrivez-vous à notre lettre d'information hebdomadaire pour recevoir tous nos nouveaux articles, gratuitement. Vous pouvez vous désabonner à tout moment.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour écrire un commentaire.

Se connecter S'inscrire