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Alphonse de Lamartine, Harmonies poétiques et religieuses : La Perte de l’Anio

Harmonies poétiques et religieuses Alphonse de Lamartine

Lamartine retrouve, dans ce recueil, rédigé en grande partie en Italie entre 1826 et 1827, la haute poésie des Méditations poétiques.

Pour citer l'œuvre : Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 377-382).

III


LA PERTE DE L’ANIO




À M. LE MARQUIS TANCRÈDE DE BAROL

 
J’avais rêvé, jadis, au bruit de ses cascades,
Couché sur le gazon qu’Horace avait foulé,

À l’ombre des vieilles arcades

Où la Sibylle dort sous son temple écroulé ;
Je l’avais vu tomber dans les grottes profondes,
Et la flottante Iris se jouait dans ses ondes,
Comme avec les crins blancs d’un coursier des déserts
Le vent aime à jouer pendant qu’il fend les airs ;
Je l’avais vu plus loin sur la mousse écumante
Diviser en ruisseaux sa nappe encor fumante,

Étendre, resserrer ses ondoyants réseaux,
Jeter sur le gazon le voile errant des eaux,
Et, comblant le vallon de bruit et de poussière,
Poursuivre au loin sa course en vagues de lumière !

Mes regards, à ses flots suspendus tout le jour,
Les cherchaient, les suivaient, les perdaient tour à tour,
Comme un esprit flottant de pensée en pensée,
Qui les perd, et revient sur leur trace effacée.
Je le voyais monter, rouler, s’évanouir,
Et de ses flots brillants j’aimais à m’éblouir :
Il me semblait y voir ces longs rayons de gloire,
Dont la ville éternelle avait ceint sa mémoire,
Remonter vers leur source à travers l’âge obscur,
Et couronner encor les sommets de Tibur ;
Et quand des flots hurlant dans leurs larges abîmes
Mon oreille écoutait les murmures sublimes,
Dans ces convulsions, ces voix, ces cris des flots,
Multipliés cent fois par de roulants échos,
Il me semblait entendre à travers la distance
Les secousses, les pas, les voix d’un peuple immense,
Qui, pareil à ces eaux, mais plus prompt dans son cours,
Fit du bruit sur ses bords, et s’est tu pour toujours…

Ô fleuve ! lui disais-je, ô toi qui vis les âges
Prêter et retirer l’empire à tes rivages !
Toi dont le nom chanté par un humble affranchi
Vient braver, grâce à lui, le temps qu’il a franchi !
Toi qui vis sur tes bords les oppresseurs du monde
Errer, et demander du sommeil à ton onde [1] ;

Tibulle soupirer les délices du cœur,
Scipion dédaigner les faisceaux du licteur,
César fuir son triomphe au fond de tes retraites,
Mécène y mendier de la gloire aux poëtes,
Brutus rêver le crime, et Caton la vertu :
Dans tes cent mille voix, fleuve, que me dis-tu ?
M’apportes-tu des sons de la lyre d’Horace ?
Ou la voix de César qui flatte et qui menace ?
Ou l’orageux forum d’un peuple de héros,
Dont la voix des tribuns précipitait les flots,
Et qui, dans sa fureur montant comme ton onde,
Trop vaste pour son lit, débordait sur le monde ?

Hélas ! ces bruits divers ont passé sans retour !
Plus d’armes, de forum, de lyre, ni d’amour !
Ce n’est qu’une eau qui pleut sur le rocher sonore,
C’est le fleuve qui tombe, et qui murmure encore !
Que dis-je ? il murmurait ; il ne murmure plus !
De leur lit desséché ses flots sont disparus !
Et ces rochers pendants, et ces cavernes vides,
Et ces arbres privés de leurs perles liquides,
Et la génisse errante, et la biche, et l’oiseau
Qui vient sur le rocher chercher sa goutte d’eau,
Attendent vainement que l’onde évanouie
Rende au vallon muet le murmure et la vie,
Et, dans leur solitude et dans leur nudité,
Semblent prendre une voix, et dire : Vanité !…

Ah ! faut-il s’étonner que les empires tombent,
Que de nos faibles mains les ouvrages succombent,
Quand ce que la nature avait fait éternel
S’altère par degrés, et meurt comme un mortel ;

Quand un fleuve écumant qu’ont vu couler les âges,
Disparu tout à coup, laisse à nu ses rivages ?
Un fleuve a disparu ! mais ces trônes du jour,
Ces gigantesques monts crouleront à leur tour ;
Mais dans ces cieux, semés de leur sable splendide,
Tous ces astres éteints laisseront la nuit vide ;
Mais cet espace même à la fin périra,
Et de tout ce qui fut, un jour, rien ne sera.
Rien ne sera, Seigneur ! Mais toi, source des mondes,
Qui fais briller les feux, qui fais couler les ondes,
Qui sur l’axe des temps fais circuler les jours,
Tu seras ! tu seras ce que tu fus toujours !
Tous ces astres éteints, ces fleuves qui tarissent,
Ces sommets écroulés, ces mondes qui périssent,
Dans l’abîme des temps ces siècles engloutis,
Ces temps et cet espace eux-même anéantis,
Ce pouvoir qui se rit de ses propres ouvrages,
À Celui qui survit ce sont autant d’hommages ;
Et chaque être mortel, par le temps emporté,
Est un hymne de plus à ton éternité !

Italie ! Italie ! ah ! pleure tes collines,
Où l’histoire du monde est écrite en ruines !
Où l’empire, en passant de climats en climats,
A gravé plus avant l’empreinte de ses pas ;
Où la gloire, qui prit ton nom pour son emblème,
Laisse un voile éclatant sur ta nudité même !
Voilà le plus parlant de tes sacrés débris !
Pleure ! un cri de pitié va répondre à tes cris !
Terre que consacra l’empire et l’infortune,
Source des nations, reine, mère commune,
Tu n’es pas seulement chère aux nobles enfants
Que ta verte vieillesse a portés dans ses flancs ;

De tes ennemis même enviée et chérie,
De tout ce qui naît grand ton ombre est la patrie !
Et l’esprit inquiet, qui dans l’antiquité
Remonte vers la gloire et vers la liberté,
Et l’esprit résigné qu’un jour plus pur inonde,
Qui, dédaignant ces dieux qu’adore en vain le monde,
Plus loin, plus haut encor, cherche un unique autel
Pour le Dieu véritable, unique, universel,
Le cœur plein tous les deux d’une tendresse amère,
T’adorent dans ta poudre, et te disent : « Ma mère ! »
Le vent, en ravissant tes os à ton cercueil,
Semble outrager la gloire et profaner le deuil !
De chaque monument qu’ouvre le soc de Rome,
On croit voir s’exhaler les mânes d’un grand homme ;
Et dans ce temple immense, où le Dieu du chrétien
Règne sur les débris du Jupiter païen,
Tout mortel en entrant prie, et sent mieux encore
Que ton temple appartient à tout ce qui l’adore !…

Sur tes monts glorieux chaque arbre qui périt,
Chaque rocher miné, chaque urne qui tarit,
Chaque fleur que le soc brise sur une tombe,
De tes sacrés débris chaque pierre qui tombe,
Au cœur des nations retentissent longtemps,
Comme un coup plus hardi de la hache du temps ;
Et tout ce qui flétrit ta majesté suprême
Semble en te dégradant nous dégrader nous-même !
Le malheur pour toi seule a doublé le respect ;
Tout cœur s’ouvre à ton nom, tout œil à ton aspect !
Ton soleil, trop brillant pour une humble paupière,
Semble épancher sur toi la gloire et la lumière ;
Et la voile qui vient de sillonner tes mers,
Quand tes grands horizons se montrent dans les airs,

Sensible et frémissante à ces grandes images,
S’abaisse d’elle-même en touchant tes rivages.
Ah ! garde-nous longtemps, veuve des nations,
Garde au pieux respect des générations
Ces titres mutilés de la grandeur de l’homme,
Qu’on retrouve à tes pieds dans la cendre de Rome !
Respecte tout de toi, jusques à tes lambeaux !
Ne porte point envie à des destins plus beaux !
Mais, semblable à César à son heure suprême,
Qui du manteau sanglant s’enveloppe lui-même,
Quel que soit le destin que couve l’avenir,
Terre, enveloppe-toi de ton grand souvenir !
Que t’importe où s’en vont l’empire et la victoire ?
Il n’est point d’avenir égal à ta mémoire !




Commentaire de texte d'Alphonse de Lamartine : La Perte de l’Anio

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L'auteur : Alphonse de Lamartine

Lamartine

Alphonse de Lamartine (1790-1869) est un poète, romancier, dramaturge français, ainsi qu'une personnalité politique qui participa à la Révolution de février 1848 et proclama la Deuxième République. Il est l'une des grandes figures du romantisme en France.

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