Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques : Sur l’Ingratitude des peuples
Sommaire
Méditations poétiques est le premier recueil de poèmes d'Alphonse de Lamartine, publié en 1820. La première édition comportait 24 poèmes. D'autres éditions suivirent ; celle de 1849 comportait alors 41 poèmes. Ce recueil marque l'aboutissement d'un courant de poésie élégiaque caractérisé par de nombreuses allusions mythologiques, une tonalité exclamative, des interrogations ainsi qu'une abondance de périphrases poétiques.
Pour citer l'œuvre : Œuvres complètes de Lamartine , Chez l’auteur, 1860, 1 (p. 541-546).
Un jour qu’errant de ville en ville,
Et cachant sa lyre et son nom,
L’aveugle qui chantait Achille
Montait au temple d’Apollon ;
Ses rivaux, que sa gloire outrage,
Le reconnaissent à l’image
Du dieu qu’on adore à Claros,
Et chassent du seuil du génie
Ce mendiant, dont l’Ionie
Un jour disputera les os !
À pas lents, la tête baissée,
Le vieillard reprend son chemin,
Seul, et roulant dans sa pensée
L’injustice du genre humain.
En marchant, sous son bras il presse
Sa lyre sainte et vengeresse,
Qui résonne comme un carquois ;
Et sur un écueil de la plage
Il va s’asseoir près du rivage,
Pleurant et chantant à la fois.
« Reptiles qui vivez de gloire,
Disait-il, déchirez mes jours !
Souillez d’avance ma mémoire
D’un poison qui ronge toujours !
Sifflez, vils serpents de l’envie !
De ma fortune et de ma vie
Arrachez le dernier lambeau,
Jusqu’à ce que les Euménides
Écrasent vos têtes livides
Sur la pierre de mon tombeau !
« Tel est donc le sort, ô nature,
Que tu garde à tes favoris ?
De tout temps l’outrage et l’injure
Sont le pain dont tu les nourris.
Sitôt qu’un des fils de Mémoire
Élève ses mains vers la gloire,
Un cri s’élève : il doit périr !
Semblable aux chiens de Laconie,
La haine dispute au génie
Un seuil qu’elle ne peut franchir.
« Cependant j’ai courbé ma tête
Au niveau de vos fronts jaloux ;
J’ai fui de retraite en retraite,
De peur d’être plus grand que vous !
Ma voix, sans écho sur la terre,
Montait sur un bord solitaire ;
Et quand je vous tendais la main
(Les siècles le pourront-ils croire ?),
Je ne demandais pas de gloire,
Ingrats ! je mendiais du pain !
« Mais le génie en vain dépouille
L’éclat dont il est revêtu :
Comme Ulysse qu’un haillon souille,
Il est trahi par sa vertu.
De quelque ombre qu’il se recèle,
Dès qu’un être divin se mêle
Aux enfants de ce vil séjour,
L’envie à sa trace s’enchaîne,
Et le reconnaît à sa haine,
Comme la terre à son amour.
« Si du moins, ô langues impures,
Contentes de boire mes pleurs,
Vos traits restaient dans mes blessures !…
Mais non : vous vivez, et je meurs !
Mes yeux, à travers leur nuage,
Vous voient renaître d’âge en âge.
Ô temps, que me dévoiles-tu ?
Toujours le génie est un crime.
Toujours, quoi ! toujours un abîme
Entre la gloire et la vertu ?
« Race immortelle des Zoïle,
Non, vous ne vous éteindrez plus !
Bavius attend son Virgile,
Socrate meurt sous Anitus !
Le Dante est maudit de Florence ;
La mort, dans sa dure indigence
Surprend l’aveugle d’Albion ;
Et l’Envie un jour se console
De marchander pour une obole
La gloire d’une nation [1] !
« Le chantre divin d’Herminie,
Rongeant son cœur dans sa prison,
Sous les assauts de l’insomnie
Sent fléchir jusqu’à sa raison.
D’une haine injuste et barbare
Les sombres cachots de Ferrare
Éteignent-ils l’affreux flambeau ?
Non : la haine qui lui pardonne
Lui laisse entrevoir sa couronne,
Mais c’est plus loin que son tombeau !
« Et toi, chantre d’un saint martyre ;
Toi que Sion vit adorer
Toi qu’en secret l’envie admire,
En s’indignant de t’admirer ;
En vain, en rampant sur ta trace,
La Haine avec sa langue efface
Ta route à l’immortalité :
Trop grand pour un siècle vulgaire,
Ta gloire tristement éclaire
Son envieuse obscurité !
« En vain l’impure Calomnie
Lançant ses traits sur l’avenir,
Ne pouvant nier ton génie,
S’efforce au moins de le ternir :
Comme un vaisseau voguant sur l’onde
Traîne après soi la vase immonde
Qu’il a soulevée en son cours,
Ton nom, plus fort que l’injustice,
Traîne ton Zoïle au supplice
D’une honte qui vit toujours !
« Meute hideuse qu’un grand homme
Traîne sans cesse sur ses pas,
Toujours acharnés s’il vous nomme,
Honteux s’il ne vous nomme pas ;
Je pourrais… Mais que ce silence
Soit contre eux ma seule vengeance !
Les dieux nous vengent à ce prix.
Que l’oubli soit leur anathème ;
Que leurs noms n’héritent pas même
L’immortalité du mépris !
« Vils profanateurs que vous êtes,
Aux yeux des siècles indignés
Croyez-vous couronner vos têtes
Des rayons que vous éteignez ?
Non ! la gloire par vous ternie
Ne couvre que d’ignominie
Un front que l’ombre aurait caché ;
Et de ce front livide et blême
Le laurier tombe de lui-même,
Flétri dès qu’il vous a touché ! »
Il se tut : sa lyre plaintive
Suspendit ses rhythmes touchants,
Croyant que l’écho de la rive
Avait seul entendu ses chants ;
Mais, par ses rivaux irritée,
Sur ses pas la foule ameutée
Suivait sa trace et l’entendit :
Leurs cœurs de venin se gonflèrent,
Au lieu d’applaudir ils sifflèrent ;
Car ainsi l’envie applaudit.
Du sein de la foule offensée
De ces ennemis inhumains,
Soudain une pierre lancée
Va frapper sa lyre en ses mains.
L’aveugle en vain la presse encore,
Elle roule en débris sonore
Du sein qui veut la retenir ;
Mais, en se brisant sous ce crime,
Elle jette un accord sublime
Qui retentit dans l’avenir !
Commentaire de texte d'Alphonse de Lamartine : Sur l’Ingratitude des peuples
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L'auteur : Alphonse de Lamartine
Alphonse de Lamartine (1790-1869) est un poète, romancier, dramaturge français, ainsi qu'une personnalité politique qui participa à la Révolution de février 1848 et proclama la Deuxième République. Il est l'une des grandes figures du romantisme en France.