Mathias Enard : Boussole - critique
La nuit est tombée sur Istanbul, l’appel à la prière résonne dans toute la ville comme l’adieu langoureux du soleil. Au café Sokak, j’enchaine les çays au milieu des vapeurs de narguilés ; le livre de Mathias Enard, Boussole, me tient compagnie. La continent européen se déroule sous mes pieds, au loin la rive asiatique, le Bosphore fait office de hiatus entre l’Orient et l’Occident. Franz Ritter, un musicologue viennois, est comme le célèbre détroit, perdu entre deux mondes. Alors qu’une insomnie maladive le contraint à fouiller dans sa vie, faite de recherches universitaires ponctuées par de multiples excursions orientales, on comprend très vite que cette vie est comme la relation entre l’Orient et l’Occident, un va-et-vient incessant, la marée qui manque à la Méditerranée.
Dans Boussole, Mathias Enard montre avec érudition combien il est vain d’opposer Orient et Occident tant ils sont interconnectés. Il multiplie pour cela les exemples, de Mozart à Chateaubriand, et guide le lecteur dans les méandres d’une culture commune. Istanbul, d’où je finis ce récit, n’en est que le carrefour. Et c’est justement dans les dédales de l’ancienne Constantinople qu’il teinte le récit d’une relation amoureuse, où les blessures s’effacent face au plaisir de voyager avec un être aimé. Cette relation sapiosexuelle entre Franz et Sarah, une orientaliste française, se dilue dans leur amour mutuel pour la culture orientale. Ils auraient certainement pu mieux faire, souffler les flammes du désir pour les changer en un brasier amoureux, mais leur relation est à l’image de l’Orient : un mélange de poésie et de pudeur. Que ce serait-il passé si Sarah n’avait pas épousé Nadim, un musicien syrien qu’elle finira par quitter ? Et si Franz l'avait embrassée lors d’une nuit froide qu’ils passèrent enlacés au creux des ruines de Palmyre ? Les petits détails de la vie ont parfois de mystérieuses conséquences, comme si l’aiguille d’une boussole n’indiquait plus le Nord.
Un amour gâché donc, mais une amitié plus forte que tout, où le besoin d’échanger malgré la distance se matérialise en une longue correspondance. La découverte de l’Orient par les yeux de ces deux européens prends alors une certaine gravité lorsque le thème de la mort y fait son incursion, la mort comme remède à l’amour… la mort comme point final d’une vie de déambulations… l’ultime voyage à travers les souvenirs… la mort paisible sous “le tiède soleil de l’espérance”. Prix Goncourt 2015, ce récit se boit comme “on boit l’éternité”.
Le livre : Boussole de Mathias Enard (Actes Sud, 2015)
La nuit descend sur Vienne et sur l’appartement où Franz Ritter, musicologue épris d’Orient, cherche en vain le sommeil, dérivant entre songes et souvenirs, mélancolie et fièvre, revisitant sa vie, ses emballements, ses rencontres et ses nombreux séjours loin de l’Autriche – Istanbul, Alep, Damas, Palmyre, Téhéran… –, mais aussi questionnant son amour impossible avec l’idéale et insaisissable Sarah, spécialiste de l’attraction fatale de ce Grand Est sur les aventuriers, les savants, les artistes, les voyageurs occidentaux.
Ainsi se déploie un monde d’explorateurs des arts et de leur histoire, orientalistes modernes animés d’un désir pur de mélanges et de découvertes que l’actualité contemporaine vient gifler. Et le tragique écho de ce fiévreux élan brisé résonne dans l’âme blessée des personnages comme il traverse le livre.
Roman nocturne, enveloppant et musical, tout en érudition généreuse et humour doux-amer, Boussole est un voyage et une déclaration d’admiration, une quête de l’autre en soi et une main tendue – comme un pont jeté entre l’Occident et l’Orient, entre hier et demain, bâti sur l’inventaire amoureux de siècles de fascination, d’influences et de traces sensibles et tenaces, pour tenter d’apaiser les feux du présent.
« C'est l'un des plus beaux livres de l'année. (…) roman somptueux. (…) Grandiose ! »
François Busnel, L'Express.
« Dans Boussole, le romancier invite à une nuit d'insomnie et à un voyage dans les souvenirs d'un musicologue amoureux du Proche-Orient. Hypnotique. Boussole, dont chaque page sort le lecteur de lui-même, le confronte à une infinité de sujets et de personnages dont il ignore tout pour les lui rendre plus proches. »
Raphaëlle Leyris, Le Monde des Livres
« Boussole de Mathias Enard domine la rentrée littéraire. Plus ambitieux, plus savant, plus réussi que tant d'autres. L'érudition est là, sans limite, excessive, dynamitée par des ruades, des accélérations de l'écrivain qui sauvent le roman de l'écueil. L'exercice est admirablement mené, quasi parfait, formant un récit au cours puissant comme un fleuve. »
Etienne de Montéty, Le Figaro Littéraire
- Nombre de pages : 400
- Prix : 21,80 euros
L'auteur : Mathias Enard
Né en 1972, Mathias Enard, qui a étudié le persan et l'arabe et fait de nombreux séjours au Moyen-Orient, vit à Barcelone. Il a publié cinq livres : La Perfection du tir (Actes Sud, 2003, Prix des cinq continents de la francophonie), Remonter l'Orénoque (Actes Sud, 2005), Bréviaire des artificiers (Verticales, 2007), Zone (Actes Sud, 2008, prix Décembre et prix du Livre Inter), Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants (Actes Sud, 2010, prix Goncourt des lycéens) et L'Alcool et la nostalgie (Inculte, 2011).
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