Paul Verlaine, Poèmes saturniens : La mort de Philippe II
Sûrement le recueil de poésie le plus connu de Paul Verlaine et son premier, les Poèmes saturniens ont été publiés à compte d'auteur en 1866 chez l'éditeur Alphonse Lemerre lorsqu'il n'avait que 22 ans.
Pour citer l'œuvre : Poèmes saturniens , Vanier, 1902, Œuvres complètes, volume I (p. 67-74).
Le coucher d’un soleil de septembre ensanglante
La plaine morne et l’âpre arête des sierras
Et de la brume au loin l’installation lente.
Le Guadarrama pousse entre les sables ras
Son flot hâtif qui va réfléchissant par places
Quelques oliviers nains tordant leurs maigres bras.
Le grand vol anguleux des éperviers rapaces
Raye à l’ouest le ciel mat et rouge qui brunit,
Et leur cri rauque grince à travers les espaces.
Despotique, et dressant au-devant du zénith
L’entassement brutal de ses tours octogones,
L’Escurial étend son orgueil de granit.
Les murs carrés, percés de vitraux monotones,
Montent droits, blancs et nus, sans autres ornements
Que quelques grils sculptés qu’alternent des couronnes.
Avec des bruits pareils aux rudes hurlements
D’un ours que des bergers navrent de coups de pioches
Et dont l’écho redit les râles alarmants,
Torrent de cris roulant ses ondes sur les roches,
Et puis s’évaporant en des murmures longs,
Sinistrement dans l’air du soir tintent les cloches.
Par les cours du palais, où l’ombre met ses plombs,
Circule – tortueux serpent hiératique –
Une procession de moines aux frocs blonds
Qui marchent un par un, suivant l’ordre ascétique,
Et qui, pieds nus, la corde aux reins, un cierge en main,
Ululent d’une voix formidable un cantique.
– Qui donc ici se meurt ? Pour qui sur le chemin
Cette paille épandue et ces croix long-voilées
Selon le rituel catholique romain ? –
La chambre est haute, vaste et sombre. Niellées,
Les portes d’acajou massif tournent sans bruit,
Leurs serrures étant, comme leurs gonds, huilées.
Une vague rougeur plus triste que la nuit
Filtre à rais indécis par les plis des tentures
À travers les vitraux où le couchant reluit,
Et fait papilloter sur les architectures,
À l’angle des objets, dans l’ombre du plafond,
Ce halo singulier qu’on voit dans les peintures.
Parmi le clair-obscur transparent et profond
S’agitent effarés des hommes et des femmes
À pas furtifs, ainsi que les hyènes font.
Riches, les vêtements des seigneurs et des dames,
Velours, panne, satin, soie, hermine et brocart,
Chantent l’ode du luxe en chatoyantes gammes,
Et, trouant par éclairs distancés avec art
L’opaque demi-jour, les cuirasses de cuivre
Des gardes alignés scintillent de trois quart.
Un homme en robe noire, à visage de guivre,
Se penche, en caressant de la main ses fémurs,
Sur un lit, comme l’on se penche sur un livre.
Des rideaux de drap d’or roides comme des murs
Tombent d’un dais de bois d’ébène en droite ligne,
Dardant à temps égaux l’œil des diamants durs.
Dans le lit, un vieillard d’une maigreur insigne
Egrène un chapelet, qu’il baise par moment,
Entre ses doigts crochus comme des brins de vigne.
Ses lèvres font ce sourd et long marmottement,
Dernier signe de vie et premier d’agonie,
— Et son haleine pue épouvantablement.
Dans sa barbe couleur d’amarante ternie,
Parmi ses cheveux blancs où luisent des tons roux,
Sous son linge bordé de dentelle jaunie,
Avides, empressés, fourmillants, et jaloux
De pomper tout le sang malsain du mourant fauve
En bataillons serrés vont et viennent les poux.
C’est le Roi, ce mourant qu’assiste un mire chauve,
Le Roi Philippe Deux d’Espagne, — saluez ! —
Et l’aigle autrichien s’effare dans l’alcôve,
Et de grands écussons, aux murailles cloués,
Brillent, et maints drapeaux où l’oiseau noir s’étale
Pendent de çà de là, vaguement remués !…
— La porte s’ouvre. Un flot de lumière brutale
Jaillit soudain, déferle et bientôt s’établit
Par l’ampleur de la chambre en nappe horizontale ;
Porteurs de torches, roux, et que l’extase emplit,
Entrent dix capucins qui restent en prière :
Un d’entre eux se détache et marche droit au lit.
Il est grand, jeune et maigre, et son pas est de pierre,
Et les élancements farouches de la Foi
Rayonnent à travers les cils de sa paupière ;
Son pied ferme et pesant et lourd, comme la Loi,
Sonne sur les tapis, régulier, emphatique :
Les yeux baissés en terre, il marche droit au Roi.
Et tous sur son trajet dans un geste extatique
S’agenouillent, frappant trois fois du poing leur sein,
Car il porte avec lui le sacré Viatique.
Du lit s’écarte avec respect le matassin,
Le médecin du corps, en pareille occurrence,
Devant céder la place, Âme, à ton médecin.
La figure du Roi, qu’étire la souffrance,
À l’approche du fray se rassérène un peu,
Tant la religion est grosse d’espérance !
Le moine cette fois ouvrant son œil de feu,
Tout brillant de pardons mêlés à des reproches,
S’arrête, messager des justices de Dieu.
— Sinistrement dans l’air du soir tintent les cloches.
Et la Confession commence. Sur le flanc
Se retournant, le Roi, d’un ton sourd, bas et grêle,
Parle de feux, de juifs, de bûchers et de sang.
— « Vous repentiriez-vous par hasard de ce zèle ?
Brûler des juifs, mais c’est une dilection !
Vous fûtes, ce faisant, orthodoxe et fidèle. » —
Et, se pétrifiant dans l’exaltation,
Le Révérend, les bras en croix, tête baissée,
Semble l’esprit sculpté de l’Inquisition.
Ayant repris haleine, et d’une voix cassée,
Péniblement, et comme arrachant par lambeaux
Un remords douloureux du fond de sa pensée,
Le Roi, dont la lueur tragique des flambeaux
Éclaire le visage osseux et le front blême,
Prononce ces mots : Flandre, Albe, morts, sacs, tombeaux.
— « Les Flamands, révoltés contre l’Église même,
Furent très justement punis, à votre los,
Et je m’étonne, ô Roi, de ce doute suprême.
« Poursuivez. » Et le Roi parla de don Carlos.
Et deux larmes coulaient tremblantes sur sa joue
Palpitante et collée affreusement à l’os.
— « Vous déplorez cet acte, et moi je vous en loue !
« L’Infant, certes, était coupable au dernier point,
« Ayant voulu tirer l’Espagne dans la boue
« De l’hérésie anglaise, et de plus n’ayant point
« Frémi de conspirer – ô ruses abhorrées ! –
« Et contre un Père, et contre un Maître, et contre un Oint ! »
Le moine ensuite dit les formules sacrées
Par quoi tous nos péchés nous sont remis, et puis,
Prenant l’Hostie avec ses deux mains timorées,
Sur la langue du Roi la déposa. Tous bruits
Se sont tus, et la Cour, pliant dans la détresse,
Pria, muette et pâle, et nul n’a su depuis
Si sa prière fut sincère ou bien traîtresse.
– Qui dira les pensers obscurs que protégea
Ce silence, brouillard complice qui se dresse ?
Ayant communié, le Roi se replongea
Dans l’ampleur des coussins, et la béatitude
De l’Absolution reçue ouvrant déjà
L’œil de son âme au jour clair de la certitude,
Épanouit ses traits en un sourire exquis
Qui tenait de la fièvre et de la quiétude.
Et tandis qu’alentour ducs, comtes et marquis,
Pleins d’angoisses, fichaient leurs yeux sous la courtine,
L’âme du Roi mourant montait aux cieux conquis,
Puis le râle des morts hurla dans la poitrine
De l’auguste malade avec des sursauts fous :
Tel l’ouragan passe à travers une ruine.
Et puis plus rien ; et puis, sortant par mille trous,
Ainsi que des serpents frileux de leur repaire,
Sur le corps froid les vers se mêlèrent aux poux.
– Philippe Deux était à la droite du Père.
Commentaire de texte de Paul Verlaine : La mort de Philippe II
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L'auteur : Paul Verlaine
Paul Verlaine (1844 - 1896) est un écrivain et poète français, compagnon de route d'Arthur Rimbaud à partir de septembre 1871. Archétype du poète maudit, il est vu comme un maître par la génération suivante.