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Elle me disait, les yeux brillants "c'est bien d'avoir de l'imagination", elle préférait me voir lire, parler toute seule dans mes jeux, écrire des histoires dans mes cahiers de classe de l'année d'avant plutôt que ranger ma chambre et broder interminablement un napperon. Et je me souviens de ces lectures qu'elle a favorisées comme d'une ouverture sur le monde. Annie Ernaux — La femme gelée
Et les jeunes arrivaient, de plus en plus nombreux. Les maîtres d’école manquaient, il suffisait d’avoir dix-huit ans et le bas pour être envoyé dans un cours préparatoire faire lire Rémi et Colette. On nous fournissait de quoi nous amuser, le hula hoop, Salut les copains, Age tendre et tête de bois, on n’avait le droit de rien, ni voter ni faire l’amour ni même donner son avis. Pour avoir le droit à la parole, il fallait d’abord faire ses preuves d’intégration au modèle social dominant, « entrer » dans l’enseignement, à la Poste ou à la SNCF, chez Michelin, Gillette, dans les assurances : « gagner sa vie ». L’avenir n’était qu’une somme d’expériences à reconduire, service militaire de vingt-quatre mois, travail, mariage, enfants. On attendait de nous l’acceptation naturelle de la transmission. Devant ce futur assigné, on avait confusément envie de rester jeunes longtemps. Les discours et les institutions étaient en retard sur nos désirs mais le fossé entre le dicible de la société et notre indicible paraissait normal et irrémédiable. Ce n’était pas même quelque chose qu’on pouvait penser, seulement ressentir chacun dans son for intérieur en regardant A bout de souffle. Annie Ernaux — Les années
Un dimanche, à Fécamp, sur la jetée près de la mer, nous marchions en nous tenant par la main. D’un bout à l’autre nous avons été suivis par tous les yeux des gens assis sur la bordure de béton longeant la plage. A. m’a fait remarquer que nous étions plus inacceptables qu’un couple homosexuel. Annie Ernaux — Le jeune homme
La mocheté du réel, on la taisait, les humiliations de fille ça se garde comme si on était fautives, qu'on l'ait méritée, l'humiliation, qu'on soit responsables de tout, des dépucelages manqués, des nuits incertaines, est-ce que ça s'appelle coucher ça, de leur grossièreté à eux. Des litotes honteuses tout au plus : « Si tu savais ce qu'il m'a proposé. » Parfois le souffle d'histoires effrayantes passe sur nous, Michelle la rousse, celle qu'on voyait toujours avec Machin, suicidée aux barbituriques, et Jeannette, un seau de sang, ça aurait été des jumeaux, on ne se lasse pas des détails chuchotés, avec de l'eau savonneuse. La fatalité. L'homme, libre, salaud, indifférent, comme ça lui chante, nous étions toutes d'accord. Page 116, Folio, 2018. Annie Ernaux — La femme gelée
Prof, le mot qui ploufe comme un caillou dans une flaque, femmes victorieuses, reines des classes, adorées ou haïes, jamais insignifiantes, je ne me pose pas encore la question de savoir à laquelle je ressemblerai. Dans les gradins, sur mon banc à mi-hauteur, je palpite surtout devant ma vie nouvelle. L'aventure, ma chance, ma liberté. Ne pas démériter. Annie Ernaux — La femme gelée
Il (le progrès) était dans le plastique et le formica, les antibiotiques et la Sécurité sociale, l’eau courante sur l’évier et le tout-à-l’égout, les colonies de vacances, la continuation des études et l’atome. Annie Ernaux — Les années
jeudi 7 février (...) Le temps de l'attente à la caisse, celui où nous sommes le plus proche les uns des autres. Observés et observant, écoutés, écoutant. (...) Exposant comme nulle part autant, notre façon de vivre et notre compte en banque. Nos habitudes alimentaires, nos intérêts les plus intimes. Même notre structure familiale. Les marchandises qu'on pose sur le tapis disent si l'on vit seul, en couple, avec bébé, jeunes enfants, animaux... (p.47) Annie Ernaux — Regarde les lumières, mon amour
Quand je suis au dehors, ma personne est néantisée. Je n’existe pas. Je suis traversée par les gens et leur existence, j’ai vraiment cette impression d’être moi-même un lieu de passage. Et ce Journal est une tentative de dire l’extériorité pour exprimer l’intériorité. C’est un journal intime extérieur. Je crois très fortement que c’est dans les autres que l’on découvre des vérités sur soi. Annie Ernaux — Journal du dehors
Comment sommes-nous présents dans l’existence des autres, leur mémoire, leurs façons d’être, leurs actes même ? Disproportion inouïe entre l’influence sur ma vie de deux nuits avec cet homme et le néant de ma présence dans la sienne. Annie Ernaux — Mémoire de fille
Tout de lui m'a été précieux, ses yeux, sa bouche, son sexe, ses souvenirs d'enfant, sa façon brusque de saisir les objets, sa voix. J'ai voulu apprendre sa langue. J'ai conservé sans le laver un verre où il avait bu. J'ai désir que l'avion dans lequel je revenais de Copenhague s'écrase si je ne devais jamais le revoir. J'ai appliqué cette photo, l'été dernier, à Padoue, sur la paroi du tombeau de saint Antoine — avec les gens qui appuyaient un mouchoir, un papier plié portant leur supplication — pour qu'il revienne. Qu'il l'ait " mérité " ou non n'a évidemment aucun sens. Et que tout cela commence à m'être aussi étranger que s'il s'agissait d'une autre femme ne change rien à ceci : grâce à lui, je me suis approché de la limite qui me sépare de l'autre, au point d'imaginer parfois la franchir. J'ai mesuré le temps autrement, de tout mon corps. J'ai découvert de quoi on peut être capable, autant dire de tout. Désirs sublimes ou mortels, absences de dignité, croyances et conduites que je trouvais insensées chez les autres tant que je n'y avais pas moi-même recours. À son insu, il m'a reliée davantage au monde. Annie Ernaux — Passion simple
Elle désirait apprendre: les règles du savoir-vivre, ce qui se fait, les nouveautés, les noms des grands écrivains, les films sortant sur les écrans, les noms des fleurs dans le jardin. Elle écoutait avec attention tous les gens qui parlaient de ce qu'elle ignorait, par curiosité, par envie de montrer qu'elle était ouverte aux connaissances. S'élever, pour elle, c'était d'abord apprendre (elle disait,"il faut meubler son esprit") et rien n'était plus beau que le savoir. Les livres étaient les seules objets qu'elle manipulait avec précaution. Elle se lavait les mains avant de les toucher. Annie Ernaux — Une Femme
Dans la cour des vacances, avec ses grands nuages blancs, son odeur de cave près des casiers remplis de bouteilles vides, je fais de la balançoire, je me parle toute seule. Un client se glisse dans le café, la blouse blanche de ma mère s'agite près des étagères. Tapements réguliers, métalliques, d'un atelier, élancements tremblés de la scierie, des trains manœuvrent sur la voie toute proche. Les hommes remuent le monde, le font trépider autour de mes dix ans. Ils construisent des routes, réparent des moteurs tandis que les femmes ne font que des petits bruits à l'intérieur des maisons, le balai cogne les plinthes, la machine à coudre murmure. Comme toutes les petites filles, je l'ignorais. La vibration de la ville n'a pas de signification, c'est un creux où se niche mon existence précieuse pour moi, pour mes parents. Le monde des garçons ne me menace pas. Rien qu'un rêve intermittent, une promesse de bonheur. Ni ombre ni lumière absolue encore. Annie Ernaux — La femme gelée
La peur d'être déplacé, d'avoir honte. Un jour, il est monté par erreur en première avec un billet de seconde. Le contrôleur lui a fait payer un supplément . Autre souvenir de honte : chez le notaire, il a dû écrire le premier "lu et approuvé", il ne savait pas comment orthographier, il a choisi " à prouver". gêne, obsession de cette faute, sur la route du retour. L'ombre de l'indignité. Annie Ernaux — La place
Il n’osait plus me raconter des histoires de son enfance. Je ne lui parlais plus de mes études. Sauf le latin, parce qu’il avait servi la messe, elles lui étaient incompréhensibles et il refusait de faire mine de s’y intéresser, à la différence de ma mère. Il se fâchait quand je me plaignais du travail ou critiquais les cours. Le mot « prof » lui déplaisait, ou « dirlo », même « bouquin ». Et toujours la peur OU PEUT-ETRE LE DÉSIR que je n’y arrive pas. Il s’énervait de me voir à longueur de journée dans les livres, mettant sur leur compte mon visage fermé et ma mauvaise humeur. La lumière sous la porte de ma chambre le soir lui faisait dire que je m’usais la santé. Les études, une souffrance obligée pour obtenir une bonne situation et ne pas prendre un ouvrier. Mais que j’aime me casser la tête lui paraissait suspect. Une absence de vie à la fleur de l’âge. Il avait parfois l’air de penser que j’étais malheureuse. Devant la famille, les clients, de la gêne, presque de la honte que je ne gagne pas encore ma vie à dix-sept ans, autour de nous toutes les filles de cet âge allaient au bureau, à l’usine, ou servaient derrière le comptoir de leurs parents. Il craignait qu’on ne me prenne pour une paresseuse et lui pour un crâneur. Comme une excuse : « On ne l’a jamais poussée, elle avait ça dans elle. ». Il disait que j’apprenais bien, jamais que je travaillais bien. Travailler, c’était seulement travailler de ses mains. Annie Ernaux — La place
Seuls les faits montrés à la télé accédaient à la réalité. Tout le monde avait un poste en couleur. Les vieux l’allumaient le midi au début des émissions et s’endormaient le soir devant l’écran fixe de la mire. En hiver les gens pieux n’avaient qu’à regarder Le Jour du Seigneur pour avoir la messe à domicile. Les femmes à la maison repassaient en regardant le feuilleton sur la première chaîne ou Aujourd’hui madame sur la deuxième. Les mères tenaient les enfants tranquilles avec Les Visiteurs du mercredi et Le Monde merveilleux de Walt Disney. Pour tous la télé était la mise à disposition immédiate et peu coûteuse de la distraction, pour les épouses la tranquillité de garder leur mari à côté d’elle devant Sport Dimanche. Elle nous entourait d’une constante et impalpable sollicitude, qui flottait sur les visages souriants et unanimement compréhensifs des amateurs (Jacques Martin et Stéphane Collaro), leur mine bonhomme (Bernard Pivot, Alain Decaux). Elle nous unissait de plus en plus dans les mêmes curiosités, peurs et satisfactions, est-ce qu’on allait retrouver l’odieux meurtrier du petit Philippe Bertrand, le baron Empain, attraper Mesrine, est-ce que l’ayatollah Khomeiny regagnerait l’Iran. Elle nous donnait un pouvoir de citation sans cesse renouvelé des événements et des faits divers. Elle fournissait des informations médicales, historiques, géographiques, animalières, etc. le savoir commun s’élargissait, un savoir heureux et sans conséquence dont, à la différence de l’école, on n’avait pas à rendre compte ailleurs que dans la conversation, précédé de ils ont dit ou ils ont montré à la télé, à prendre au choix comme une marque de distance vis-à-vis de la source ou une preuve de vérité. Annie Ernaux — Les années
Elle (ma mère) me disait, les yeux brillants, « c’est bien d’avoir de l’imagination », elle préférait me voir lire, parler toute seule dans mes jeux, écrire des histoires dans mes cahiers de classe de l’année d’avant plutôt que ranger ma chambre et broder interminablement un napperon. Et je me souviens de ces lectures qu’elle a favorisées comme d’une ouverture sur le monde. Annie Ernaux — La femme gelée
Etre crâneuse est un trait physique et social, détenu par les plus jeunes et les plus mignonnes qui habitent le centre-ville, ont des parents représentants ou commerçants. Dans la catégorie des pas crâneuses figurent les filles de cultivateurs, internes, ou demi-pensionnaires venant à vélo de la campagne avoisinante, plus âgées, souvent redoublantes. Ce dont elles pourraient se vanter, leurs terres, leurs tracteurs et leurs commis, n'a, comme toutes les choses de la campagne, aucun effet sur personne. Tout ce qui ressortit à la "cambrousse" est méprisé. Injure : "Tu te crois dans une ferme" ! (p.92-93) Annie Ernaux — La Honte
Les dimanches après-midi où il bruinait, nous restions sous la couette, finissant par nous endormir ou somnoler. De la rue silencieuse s’élevaient les voix de rares passants, souvent des étrangers d’un foyer d’accueil voisin. Je me re-sentais alors, à Y., enfant, quand je lisais près de ma mère endormie de fatigue, tout habillée sur son lit, le dimanche après manger, le commerce fermé. Je n’avais plus d’âge et je dérivais d’un temps à un autre dans une semi-conscience Annie Ernaux — Le jeune homme
Violentes, rouges, aux lèvres et aux pommettes, continuellement pressées, il me semble les avoir toujours vues en train de trisser, à peine le temps de stopper sur le trottoir, serrer contre elles leur sac à provisions pour se baisser et m'embrasser sec avec un sonore, qu'est-ce que tu deviens la fille ? Pas de débordement de tendresse non plus, pas de ces bouches en cul de poule, petits yeux voilés de cajolerie pour s'adresser aux enfants. Des femmes un peu raides, brutales, aux colères éclatantes de gros mots et qui, à la fin des repas de famille, aux communions, pleurent de rire dans leur serviette. Ma tante Madeleine en montrait même le fond plissé de sa culotte rose. Je ne me souviens pas d'une seule le tricot à la main ou piétinant devant des sauces, elles sortaient de leur buffet les assortiments de charcuterie et la pyramide de papier blanc du pâtissier tachée de crème. La poussière, le rangement, elles s'en battaient l'œil, s'excusaient tout de même, pour la forme, « faites pas attention à la maison », disaient elles. Pas des femmes d'intérieur, rien que des femmes du dehors. Pages 14-15, Folio, 2018. Annie Ernaux — La femme gelée
Soumis à la précarité et à l'indigence des étudiants pauvres — ses parents endettés vivaient en proche banlieue parisienne sur un salaire de secrétaire et un contrat emploi solidarité — il n'achetait que les produits les moins chers ou en promotion, de la Vache qui rit en portions et du camembert à cinq francs. Il allait jusqu'à Monoprix acheter sa baguette de pain parce qu'elle coûtait cinquante centimes moins cher qu'à la boulangerie voisine. Il avait spontanément les gestes et les réflexes dictés par un manque d'argent continuel et hérité. Une forme de débrouillardise permettant de s'en sortir au quotidien. Rafler, dans l'hypermarché, une poignée d'échantillons de fromage dans l'assiette tendue par la démonstratrice. A Paris, pour pisser sans payer, entrer avec détermination dans un café, repérer les toilettes et ressortir ensuite avec désinvolture. Regarder l'heure aux parcmètres (il n'avait pas de montre), etc. Il jouait au Loto sportif chaque semaine, attendant, comme il est naturel au cœur de la nécessité, tout du hasard : « Je gagnerai un jour, c'est forcé. » En fin de matinée, le dimanche, il regardait Téléfoot avec Thierry Roland. Le moment juste où le footballeur marque un but et où toute la foule du Parc des Princes se lève, l'acclame, était pour lui l'image du bonheur absolu. Cette pensée lui donnait même des frissons. Pages 17-19, Gallimard. Annie Ernaux — Le jeune homme