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[...] vous avez 1107 pages pour un volume qui va être vendu 30 euros. Soyons stricts sur le marketing : vous disposez-là de dix livres (ou 12), en un, ce qui fait donc livres à trois euros. Par conséquent, le rapport qualité-prix est imbattable. Je m'avance déraisonnablement sur le marché avec cette proposition d'acheter dix livres à trois euros chacun. C'est la meilleure définition que l'on puisse donner de la formulation comme passion dominante, c'est-à-dire qu'il s'agit immédiatement de l'évaluer en argent, tant il est vrai qu'il n'y a qu'une seule passion dominante de nos jours, c'est celle-là -et il n'y en a pas d'autre. -Transfuge n°61- Philippe Sollers
« Voilà, il va retrouver sa mère », m’a dit Deb quand nous sommes sortis de la salle d’urgence de l’hôpital où Werth agonisait sur sa table de perfusion... Il était là, presque nu, des tuyaux partout, comme un gros poisson encore respirant à la dérive... Il faisait un geste lent, mécanique, comme pour demander d’être débranché et qu’on en finisse... Tout le monde, là encore, avait menti. Il n’allait pas si mal, l’accident n’était pas si grave... En réalité, il était perdu tout de suite... Ses yeux, brûlant de fièvre et de mort, se sont levés sur moi, sa bouche a murmuré « merci, merci », quand je lui ai balbutié quelques mots... Quoi ? Je ne sais plus... Qu’il fallait tenir, que j’étais avec lui... Absolument avec lui... C’était un jour de printemps chaud, nauséeux, fermé sur lui-même... Je voyais Werth s’éloigner lentement, à la verticale, comme un noyé Philippe Sollers — Femmes
Les corps humains ont besoin de ça, d'un silence approbateur et distants sur leurs os, leurs cellules, leurs tendons, leurs phalanges. Philippe Sollers — L'étoile des amants
Les vrais problèmes ne sont sans doute pas là où l'on croit... On met tout l'accent sur les problèmes de sexualité et de reproduction, mais on est beaucoup plus discret sur l'hygiène... On dirait que l'hygiène est plus tabou que le sexe... Vous n'avez pas idée à quel point, pour les femmes notamment, la simple propreté, la propreté élémentaire, est une chose récente... Philippe Sollers — Femmes
Il aimait cette phrase d'un philosophe : « Je dis toujours la vérité. Pas toute, parce que toute la dire, on n'y arrive pas... Les mots y manquent. C'est même par cet impossible que la vérité tient au réel. » Je n'étais pas d'accord avec lui sur cette formulation. Je le lui ai dit un jour : « Le roman, et lui seul, dit la vérité... Toute la vérité... Autre chose que la vérité, et pourtant rien que la vérité... Les mots ne lui manquent pas... Au contraire... C'est pourquoi on préfère le tenir pour irréel alors qu'il est le réel lui-même... Le système nerveux des réalités... D'ailleurs, comme l'a dit quelqu'un que vous connaissez bien : “La vérité a structure de fiction”... » Philippe Sollers — Femmes
J'arrête la voiture sur les hauteurs, de l'autre côté du fleuve; je descends, je regarde la ville allongée... Silence. Brume. Port de la lune... Croissant argenté dans l'eau... Garonne miroitante blanche... Air d'ailleurs. D'où, au fait ? Voiliers vers Londres, Amsterdam. Anvers, cales bourrées de claret... Arrivées de Montevideo ou Valparaiso... Aliénor d'Aquitaine, mariage avec Louis VII, le 25 juillet 1137, dans la cathédrale Saint-André... Et puis, trahison, à nous l'Angleterre... Nous sommes des traîtres-nés... Nous avons nos bateaux, nos vins, ils n'appartiennent à personne... Palais de l'Ombrière, L'Ormée... Avocats, marchands, étendard blanc à croix rouge... Spectres sortis du gravier... La France? Méfiance. Taxes, commissions, limitation des libertés... A bas Jeanne d'Arc, Louis XIV, Mazarin, les Jacobins, Napoléon et l'Empire... Vivent les princes Condé ou Conti. Louis XV et l'Angleterre, toujours... L'Espagne, s'il le faut... La Fronde... "Caractère frondeur" ..... David contre Goliath... Girondins écrasés. mémoire niée, latérale, transmise à mots couverts contre la version scolaire, militaire... Entrepôts gardant l'odeur des Antilles, gingembre, cannelle, girofle, tiédeur du sucre imprégnant les murs... C'est ici qu'ils viennent se réfugier, ces emmerdeurs de Français, quand ils ont des ennuis à l'Est... Allemands? Russes? Pareils Philippe Sollers — Portrait du joueur
« On n’a jamais entendu traiter un piano comme ça, force et délicatesse, de biais, sur un pied, à l’envers, en boitant, en s’enfonçant, en s’affirmant, en se désaccordant du faux monde où on n’écoute rien, où on fait semblant. C’est l’appel, à travers le brouillage, d’un moine sphérique tranchant, fou, c’est-à-dire en pleine raison retrouvée par-delà le bruit permanent. Philippe Sollers — L'étoile des amants
D'une façon ou d'une autre, tout acte sexuel est une blessure irréparable. On porte atteinte au narcissisme de l'autre. On lui impose une identification qui ne peut que déboucher sur une lutte à mort. Toi ou moi, c'est ainsi, on ne peut pas être deux avec le sexe. Je veux dire dans le temps. Je veux dire constamment. Il n'y a précisément que les femmes qui pensent que c'est possible. Philippe Sollers — Femmes
On est en mai, il fait très beau, je suis avec Lisa à Athènes. La nuit, vers 3 h du matin, l’expérience se renouvelle. Mon corps n’est plus là, je plane au-dessus de lui, ça dure à peine trois secondes, mais j’ai tort de dire « secondes », puisque le temps a disparu. Plus de temps, plus d’espace, mais un drôle de lieu à faible lumière bleutée, juste à côté de Lisa qui dort sur cette planète. On en découvre tous les jours, des planètes, elles tournent autour de leurs étoiles, le problème étant de savoir si l’une ou l’autre est « habitable », c’est-à-dire comporte de l’eau, nécessaire pour produire la vie. Les humains, malgré leurs atrocités et leurs misères, ne renoncent pas à rencontrer leurs semblables à des années-lumière de leurs migrations terrestres. Il faut de l’eau, point. Je descends doucement, je me réincarne, je me lève avec précaution, je vais boire un verre d’eau. Philippe Sollers — Beauté
Faites l'expérience de vous dire sans cesse : j'étais là, je suis là, je serai toujours là, je suis avec moi jusqu'à la fin des temps, le ciel et la terre passeront, mais ma certitude ne passera pas. Le résultat est terrifiant ou comique. À moins de prendre tout ça à la légère, sur la pointe des pieds, de marcher sur l'eau, de voler. Regardez : j'ai l'air d'un boeuf mais je plane, je suis une mouette, un faucon, un héron. Ma vie est dans les fleurs, les marais, les vignes, les vagues. Je migre, je transmigre, je me réincarne au jugé. On m'enterre, je ressuscité ; on m'incinère, mes atomes persistent et se recomposent plus loin. Dans le monde humain, il m'arrive d'attendre longtemps avant de me reconnaître. J'ai des rêves, des attaques, des pressentiments, je fais des rencontres, je suis bien obligé d'admettre que je suis un autre, et soudain me revoilà,c'est plus fort que moi. Ici, il faut que je me parle doucement à mi-voix, comme quelqu'un qui a peur de réveiller des gens qui dorment et qu'il aime. Philippe Sollers — Une vie divine
L'amour n'a pas plus de force sur mon cœur. La retraite et le célibat, voilà toute mon ambition. Marivaux — Le paysan parvenu
Il ne fallait pas compter sur elle dans la misère. Elle aimait trop l'abondance et les plaisirs pour me les sacrifier. Je la perdrai, m'écriai-je. Malheureux Chevalier ! Tu vas donc perdre encore tout ce que tu aimes ! Cette pensée me jeta dans un trouble si affreux, que je balançai, pendant quelques moments, si je ne ferais pas mieux de finir tous mes maux par la mort. Cependant je conservai assez de présence d'esprit pour vouloir examiner auparavant s'il ne me restait nulle ressource. Abbé Antoine Prévost — Manon Lescaut
Comme il n y avait rien, après tout, dans le gros de ma conduite, qui pût me déshonorer absolument, du moins en la mesurant sur celle des jeunes gens d'un certain monde, et qu'une maîtresse ne passe point pour une infamie dans le siècle où nous sommes, non plus qu'un peu d'adresse à s'attirer la fortune du jeu, je fis sincèrement à mon père le détail de la vie que j'avais menée. A chaque faute dont je lui faisais l'aveu, j'avais soin de joindre des exemples célèbres, pour en diminuer la honte. Je vis avec une maîtresse, lui disais-je, sans être lié par les cérémonies du mariage : M. le duc de... en entretient deux, aux yeux de tout Paris ; M. de... en a une depuis dix ans, qu'il aime avec une fidélité qu'il n'a jamais eue pour sa femme ; les deux tiers des honnêtes gens de France se font honneur d'en avoir. J'ai usé de quelque supercherie au jeu : M. le marquis de... et le comte de... n'ont point d'autres revenus ; M. le prince de... et M. le duc de... sont les chefs d'une bande de chevaliers du même Ordre. Abbé Antoine Prévost — Manon Lescaut
Je demeurai plus de vingt-quatre heures la bouche attachée sur le visage et sur les mains de ma chère Manon. Mon dessein était d'y mourir; mais je fis réflexion, au commencement du second jour, que son corps serait exposé, après mon trépas, à devenir la pâture des bêtes sauvages. Je formai la résolution de l'enterrer et d'attendre la mort sur sa fosse. J'étais déjà si proche de ma fin, par l'affaiblissement que le jeûne et la douleur m'avaient causé, que j'eus besoin de quantité d'efforts pour me tenir debout. Je fus obligé de recourir aux liqueurs que j'avais apportées. Elles me rendirent autant de force qu'il en fallait pour le triste office que j'allais exécuter. Il ne m'était pas difficile d'ouvrir la terre, dans le lieu où je me trouvais. C'était une campagne couverte de sable. Je rompis mon épée, pour m'en servir à creuser, mais j'en tirai moins de secours que de mes mains. J'ouvris une large fosse. J'y plaçai l'idole de mon cœur après avoir pris soin de l'envelopper de tous mes habits, pour empêcher le sable de la toucher. Je ne la mis dans cet état qu'après l'avoir embrassée mille fois, avec toute l'ardeur du plus parfait amour. Je m'assis encore près d'elle. Je la considérai longtemps. Je ne pouvais me résoudre à fermer la fosse. Enfin, mes forces recommençant à s'affaiblir et craignant d'en manquer tout à fait avant la fin de mon entreprise, j'ensevelis pour toujours dans le sein de la terre ce qu'elle avait porté de plus parfait et de plus aimable. Je me couchai ensuite sur la fosse, le visage tourné vers le sable, et fermant les yeux avec le dessein de ne les ouvrir jamais, j'invoquai le secours du Ciel et j'attendis la mort avec impatience. Ce qui vous paraîtra difficile à croire, c'est que, pendant tout l'exercice de ce lugubre ministère, il ne sortit point une larme de mes yeux ni un soupir de ma bouche. La consternation profonde où j'étais et le dessein déterminé de mourir avaient coupé le cours à toutes les expressions du désespoir et de la douleur Aussi, ne demeurai-je pas longtemps dans la posture où j'étais sur la fosse, sans perdre le peu de connaissance et de sentiment qui me restait. Abbé Antoine Prévost — Manon Lescaut
Je fis encore quelques pas vers la porte, en tournant la tête, et tenant les yeux fixés sur elle. Mais il aurait fallu que j'eusse perdu tous sentiments d'humanité pour m'endurcir contre tant de charmes. J'étais si éloigné d'avoir cette force barbare que, passant tout d'un coup à l'extrémité opposée, je retournai vers elle, ou plutôt, je m'y précipitai sans réflexion. Abbé Antoine Prévost — Manon Lescaut
Il se retira aussitôt sans jeter les yeux sur elle, en ajoutant, d'une voix plus basse, que les femmes de France ne valaient pas mieux que celles d'ltalie. Abbé Antoine Prévost — Manon Lescaut
Elle pèche sans malice, disais-je en moi même; elle est légère et imprudente, mais elle est droite et sincère. Ajoutez que l'amour suffisait seul pour me fermer les yeux sur toutes ses fautes. Abbé Antoine Prévost — Manon Lescaut
Mademoiselle, mademoiselle, lui dit-il, avec un sourire forcé, j'ouvre en effet les yeux, et je vous trouve bien moins novice que je ne me l'étais figuré. Il se retira aussitôt sans jeter les yeux sur elle, en ajoutant, d'une voix plus basse, que les femmes de France ne valaient pas mieux que celles d'Italie. Abbé Antoine Prévost — Manon Lescaut
Je connaissais Manon ; je n'avais déjà que trop éprouvé que quelque fidèle et quelque attachée qu'elle me fût dans la bonne fortune, il ne fallait pas compter sur elle dans la misère. Elle aimait trop l'abondance et les plaisirs pour me les sacrifier. Abbé Antoine Prévost — Manon Lescaut
Je résolus de mourir, et je me jetai sur un lit, avec le dessein de ne le quitter qu'avec la vie. Abbé Antoine Prévost — Manon Lescaut