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László Krasznahorkai, Petits travaux pour un palais : l’apokálypsis humaniste est possible

László Krasznahorkai, avec Petits travaux pour un palais, poursuit une œuvre dans la filiation du roman moderne européen. Comment parvenir à la vérité dans un monde en proie à la confusion et au chaos ? À travers la déambulation d’un bibliothécaire désabusé, errant dans les rues de Manhattan et en proie à la folie, l’auteur hongrois révèle qu’une apokálypsis humaniste est possible. Il réaffirme ainsi, dans une œuvre sans cesse renouvelée, que l’Art est peut-être le moyen le plus sûr pour s’approcher de la vérité.

Depuis la publication de son premier roman, Tango de Satan, en 1985, László Krasznahorkai est un auteur prolifique engagé dans une quête désespérée : parvenir à écrire, enfin, le roman idéal. Éternel insatisfait, chaque nouvelle publication en appelle une autre, dans un renouvellement continu qui ravit les amateurs de sa prose aux longues phrases tortueuses.

La maison d’édition Cambourakis vient de publier le dernier texte du lauréat 2015 du Prix international Booker. Petits travaux pour un palais est le court récit d’une déambulation d’un bibliothécaire désabusé, errant dans les rues de Manhattan et en proie à la folie. Ce texte s’inscrit dans la filiation d’une œuvre explorant l’absurde, la folie et la place des marginaux dans la société.

L’auteur dépeint avec brio la singularité d’un être oscillant entre misanthropie et une touchante sensibilité. Il produit un récit philosophique qui interroge la place de la vérité dans un monde en pleine mutation, ainsi que le sens de l’existence et de la création artistique.

László Krasznahorkai propose ainsi une nouvelle variation d’une œuvre qui s’inscrit dans les pas de Joyce, Kafka ou encore Céline. Ce texte, traduit en français par Joëlle Dufeuilly, postule qu’une apokálypsis humaniste est possible à l’heure où certains estiment que le retour de Trump à la Maison-Blanche augure l’apokálypsis des secrets de l’ancien régime.

Krasznahorkai développe une œuvre postmoderne dans le sillage de Joyce et Kafka

Le personnage principal de Petits travaux pour un palais est un bibliothécaire de la New York Public Library. Particularité de cet homme sans histoire ? Il s’appelle « herman melvill » et n’a donc qu’un seul « e » qui le sépare de l’auteur de Moby-Dick, pour lequel il développe une fascination maladive. En proie à une haine féroce envers les lecteurs de bibliothèque, il projette de construire son propre « Palais », une bibliothèque emmurée où personne n’aurait accès aux livres.

Un flux de conscience sous forme de déambulation dans Manhattan

László Krasznahorkai s’inscrit dans l’héritage d’Ulysses de James Joyce en proposant une longue déambulation de son personnage dans les rues de Manhattan. Reprenant la technique du flux de conscience de l’auteur irlandais, l’auteur hongrois déploie son récit en une longue phrase unique, dépourvue de point, comme il l’avait déjà fait dans Le dernier loup.

L’utilisation de la parataxe et les nombreuses répétitions révèlent la folie d’herman melvill, oscillant entre nihilisme, érudition artistique, fulgurances géniales et paranoïa. Krasznahorkai décrit un personnage misanthrope, complotiste et de plus en plus isolé.

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Il reprend ainsi les caractéristiques du personnage principal de Guerre & Guerre, Korim, un petit historien employé dans un poussiéreux centre d’archives de province, tiraillé entre mélancolie et folie, qui décide de rejoindre le « cœur du monde » — c’est-à-dire, là aussi, New York — pour y révéler une vérité prophétique. 

László Krasznahorkai accentue l’effet du flux de conscience en supprimant, comme dans plusieurs de ses précédentes publications, les indentations du texte. Il poursuit ses expérimentations typographiques en jouant avec la capitalisation de certains noms (le personnage principal est en minuscules) et en parsemant le texte de fragments d’une taille de police différente. Ces jeux typographiques permettent de retranscrire la dualité du texte : à la fois fiction et journal du personnage principal, réminiscence de la forme narrative de Tango de Satan.

L’auteur, dans un éternel renouvellement, reprend ainsi les caractéristiques de ses précédentes publications dans un court récit d’une centaine de pages.

Un récit kafkaïen dans une puissance américaine décadente

Avec ce texte, László Krasznahorkai se place également comme l’héritier de Kafka, dont il est un fervent admirateur. Cet héritage apparaît dans toute sa force dans le maniement de l’absurde qui permet des effets comiques — herman melvill souffre d’un « affaissement de l’arche interne du pied », détail répété tout du long du récit — et de dépeindre un monde dépourvu de sens, où l’administration corrompue écrase les hommes et accentue le complotisme ambiant :

« j’ai jusqu’ici gardé le silence sur la gouvernance de ces bibliothèques, une gouvernance épouvantablement hiérarchique, archaïque, et tyrannique, je n’ai rien dit sur la clique de directeur, de sous-directeurs, de présidents et vice-présidents, de conseillers et d’assistants, sur les réunions avec les donateurs, où chacun place ses protégés aux postes de directeurs, de sous-directeurs, etc. jusqu’aux assistants, sur les comités de financement, avec des boutiquiers véreux qui déversent de l’argent sale par millions, des malfrats qui, selon moi, sont naturellement de mèche avec les promoteurs immobiliers »

Dans le sillage de Joyce et Kafka, Petits travaux pour un palais s’inscrit dans le courant postmoderniste, jouant sur l’intertextualité, l’ironie teintée d’absurde, et la confusion narrative pour questionner la possibilité d’une vérité. 

Une description de New York à travers son architecture

László Krasznahorkai fait de l’architecture new yorkaise un objet littéraire à part entière. Il offre ainsi une vision renouvelée de New York en littérature et vient là aussi prolonger et enrichir l’œuvre de ses prédécesseurs.

On se souvient de l’incipit de L’Amérique par Kafka, qui nous fait découvrir New York à travers une description de la statue de la Liberté brandissant une épée plutôt qu’une torche, se jouant ainsi de la réalité :

Lorsque, à seize ans, le jeune Karl Rossmann, que ses pauvres parents envoyaient en exil parce qu’une bonne l’avait séduit et rendu père, entra dans le port de New York sur le bateau déjà plus lent, la statue de la Liberté, qu’il observait depuis longtemps, lui apparut dans un sursaut de lumière. On eût dit que le bras qui brandissait l’épée s’était levé à l’instant même, et l’air libre soufflait autour de ce grand corps.

Kafka, L’Amérique

Ou encore de l’arrivée à New York de Bardamu, dans Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline :

Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New York, c’est une ville debout. On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux mêmes. Mais chez nous, n’est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s’allongent sur le paysage, elles attendent le voyageur, tandis que celle-là l’Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide là, pas baisante du tout, raide à faire peur.

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit

Dans Petits travaux pour un palais, László Krasznahorkai décrit une ville inhumaine, qui écrase les hommes. Il fait de cette « ville monde » un théâtre symbolique de la folie des hommes :

« il faut dire que je ne me suis jamais vraiment intéressé à l’architecture, pas même à celle de New York, d’autant que, à titre personnel, je trouve New York, et surtout Manhattan, dont tout le monde raffole, hideux, ces immeubles démesurés, colossaux, s’élançant vers le ciel, oublions le mot ‘immeubles’ et tenons-nous-en à Monstres, à Golems, bonté divine ! ces Golems, bordant des rues comparativement minuscules et étroites, sont des asiles de fous, oui, j’étais d’avis et je le suis toujours aujourd’hui !!! que Manhattan est la concrétisation d’un cauchemars fomenté par un diable d’une malveillance démentielle »

herman melvill découvre l’œuvre de Lebbeus Woods, architecte et artiste américain, qui propose une vision singulière de New York. Son projet, The Lower Manhattan, présente une ville connectée avec la nature par le truchement de sa vaste base granitique, si bien que ses gratte-ciels prennent une échelle réduite en comparaison.

Lower Manhattan, Lebbeus Woods, 1999 (source)

Les réflexions du narrateur sur l’architecture et l’Art culminent dans un projet utopique : construire une bibliothèque emmurée, inaccessible, dans un centre technique d’AT&T des années 70. C’est à travers ce projet insolite que l’auteur hongrois développe une thèse d’une apokálypsis humaniste rendue possible grâce à l’Art.

De la folie à la révélation : l’apokálypsis par l’Art

Un récit humaniste ?

On dépeint souvent László Krasznahorkai comme le « romancier de l’apocalypse », aux récits mêlant pessimisme, résignation et décrivant un monde en proie à la décadence. De là à le qualifier de nihiliste, il n’y a qu’un pas.

L’écrivain hongrois est pourtant fasciné par les personnes modestes, venant de lieux isolés et souvent abandonnés de la campagne hongroise. Il s’inspire par exemple de la rencontre d’un castrateur de porcelet, dans une ferme hongroise, pour créer le personnage d’Irimias dans Tango de Satan. Ses personnages sont souvent des marginaux incompris de la société, affectés par une différence d’esprit qui les rend inaptes à l’intégration. Le brio de Krasznahorkai est de rendre ses personnages ambivalents, incarnant à la fois le mal, à travers leur misanthropie et complotisme, et le bien par leur sensibilité et leurs éclairs de génie.

herman melvill n’échappe pas à cette description. C’est d’abord une personnage désabusé, conscient de sa petitesse face à son célèbre homonyme, écrasé par un système qui le dépasse. En réponse, il développe une profonde haine pour les lecteurs de bibliothèque :

« car je suis un moins que rien, surtout comparé à Melville, en d’autres termes, je ne suis qu’un petit bibliothécaire gris, parfois marron, je plaisante bien sûr, souvenez-vous, les costumes, c’est bon ? vous me suivez ? bref, je suis herman melvill, un bibliothécaire souffrant d’un affaissement de l’arche interne du pied et qui pendant quarante et un ans a rêvé qu’un jour il refuserait, ne serait-ce qu’un seule fois, de donner au lecteur le livre que ce dernier réclamait »

« nous n’aimions et n’aimons pas les lecteurs, quels qu’ils soient, à nos yeux, il n’y a aucune différence entre un lecteur et un autre, ils sont tous pareils, ils nous dérangent, nous entravent, nous empêchent d’être de vrais bibliothécaires »

Dans le même temps, herman melvill est capable d’une sensibilité émouvante, à travers un goût immodéré pour l’Art. Il parle par exemple du compositeur Bartók en ces termes :

« je ne connais pas bien ses œuvres, à l’exception du Concerto pour orchestre, que j’ai dû, en revanche, écouter une centaine de fois, et je dois avouer que lorsque je l’écoute seul, à un certain moment, les larmes me montent aux yeux, juste avant le dernier mouvement, il y a une mélodie au violon tellement, mais tellement triste, que mon cœur se serre à chaque fois que je l’entends »

Chaque être humain peut toucher à l’universel à travers l’Art. Dans un monde hyper rationnel où la logique économique emporte tout, seuls les marginaux, les fous et les artistes peuvent encore parvenir à cet universel. C’est pourquoi le sous-titre du livre « pénétrer la folie des autres » nous invite à nous intéresser à ces personnages singuliers, à leur rationalité défaillante. Ils ont quelque chose à nous enseigner et détiennent peut-être une part de vérité qui nous échappe.

Le récit de László Krasznahorkai est donc profondément humaniste et culmine dans une révélation prophétique.

Le marginal en prophète pour réhabiliter le rôle de l’Art dans la monde de l’interrègne

Krasznahorkai est un lecteur de Nietzsche. Toute sa prose entérine la mort de Dieu annoncée par le philosophe allemand et postule qu’il n’y a pas d’au-delà. Le Paradis et l’Enfer sont constitutifs de notre monde et se matérialisent dans tous les aspects de notre existence, dans un conflit permanent.

Le monde est entré dans « l’interrègne », cette période de changements qui apportent leur lot de confusions. Ainsi, l’hyper rationalité du système capitaliste couplée aux rouages bien huilés de la démocratie libérale sont remis en cause par l’apparition de poches irrationnelles : théories du complot, désinformation et discours quasi-prophétiques de responsables politiques comme Donald Trump, récemment réélu.

Que faire dans ces moments de confusion ? Montaigne, dans ses Essais, explique que « dans les moments incertains, les hommes, abasourdis par leur fortune, se mettent, comme dans toute superstition, à rechercher au ciel les causes et les menaces anciennes de leur malheur. »

Mais quand Dieu est mort, il n’y a plus d’autre transcendance que celle proposée par l’Art, nous dit Krasznahorkai. L’Art doit révéler la vérité sur notre monde, tiraillé entre le bien et le mal, et constitue ainsi la seule apokálypsis (dans le sens de « révélation ») possible :

« il faut dire la vérité aux gens, et toute création artistique, qu’elle soit architecturale, poétique, musicale, scientifique ou philosophique, doit s’inscrire dans cette perspective, il faut franchement dire aux gens la vérité sur l’univers dans lequel nous vivons, il faut les regarder droit dans les yeux et leur dire que l’univers est en état de guerre, qu’il n’y a pas de paix, que l’univers n’est que danger, risque, tension et destruction, que rien ne peut y demeurer intact […] toute forme de paix, de tranquillité, de stabilité, de repos, est une illusion, bien plus dangereuse que la vérité […] voilà ce que disait Wood tout au long de ses carnets de croquis, lorsqu’il était assis dans son bar, tout comme l’avait dit, avec toute sa fougue, Melville, son grand prédécesseur, le grand prédécesseur de chacun d’entre nous »

Mais herman melvill ne sait pas comment transmettre cette idée au reste du monde. Sa déambulation culmine en une utopie de bibliothécaire désabusé : « nous ne devrions laisser personne s’approcher des livres, les livres devraient rester, tel était notre rêve, à leur place, soigneusement rangés, et ainsi nous pourrions créer, pour poursuivre mon rêve, un Paradis du Savoir ».

Krasznahorkai signe la fin de l’espoir humaniste avec cette bibliothèque inaccessible. herman melvill se fait prophète tout en gardant sa prophétie pour lui-même, décidant que ce petit livre dont il est l’auteur sera le dernier à être placé dans son Palais. Il ne lui reste plus qu’à en être le gardien pour empêcher tout accès à la vérité, désespéré de vivre dans un monde où l’Art et la recherche d’universel ont cédé la place à la rationalité et à l’individualisme.

Conclusion

László Krasznahorkai, avec Petits travaux pour un palais, poursuit une œuvre magistrale qui en fait un des grands écrivains européens du XXIe siècle.

Dans un monde de l’interrègne en proie à de nombreuses transformations, il propose à ses lecteurs de faire un pas de côté, de s’abandonner au plaisir de la littérature, et de s’approcher ainsi d’une vérité qui échappe de plus en plus à nos contemporains.

Krasznahorkai est convaincu qu’il ne parviendra jamais à écrire le roman idéal. Il poursuit malgré tout sa quête désespérée — Sisyphe condamné à écrire pour tenter d’atteindre l’universel par l’Art. À travers les mots d’herman melvill, il s’incline face au génie des grands artistes et annonce déjà l’écriture de son prochain roman, Herscht 07769, dont la traduction en anglais est déjà disponible et qui devrait paraître d’ici quelques mois en français :

« au-delà d’un certain point, le chemin menant à la compréhension totale s’arrête, ce chemin existe, bien sûr, tu peux y progresser sans rencontrer d’obstacle pendant un certain temps, mais ensuite arrive un point au-delà duquel tu ne peux plus avancer, parce que pour accéder à la compréhension totale il te faudrait exécuter un saut acrobatique, et tu n’en es pas capable, en tous cas, moi, j’en suis incapable, et tu ne peux alors que rester sur place et porter ton regard vers l’endroit où se trouve la compréhension totale, c’est avec la plus profonde admiration que tu regardes dans cette direction, et cela te donne la force de supporter ce qu’est ta vie, d’accepter le fait que le rapport entre la vie et la leur se limite à l’admiration que tu leur portes, mais c’est précisément la conscience de cette distance entre eux et toi, la réalité effective de cette distance, qui donne un sens à ta vie, et donne du sens à la vie elle-même […] mais je ne vais pas m’arrêter d’écrire pour autant, car je ne suis pas tout à fait sûr d’être allé au bout, il me reste encore des choses à dire »

Le livre :

petits travaux pour un palais

KRASZNAHORKAI, László, Petits travaux pour un palais, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly, Paris, Cambourakis, coll. « Irodalom », 2024, 120 p.

Lien vers le livre >

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Nicolas Le Roux

Nicolas Le Roux

Nicolas est le fondateur du site. Il a rédigé plusieurs centaines d'articles sur les difficultés de l'orthographe française depuis 2015. Passionné de littérature, il publie de temps en temps des critiques littéraires.

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Sujets :  critique littéraire

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