André Breton (1896-1966) : vie et œuvre
Auteur du mythe Nadja, chef de file du surréalisme, défenseur de l’exploration sans frein de la conscience et de l’Inconscient, André Breton a marqué le début du XXe siècle par son engagement dans ce qu’il considérait non seulement comme une nouvelle façon d’écrire, mais aussi une nouvelle façon de vivre.
Celui qui fut un temps considéré comme le pape de la littérature française, un temps dadaïste, persuadé qu’il n’était plus possible de se soumettre aux conventions traditionnelles après l’hécatombe de la Première Guerre mondiale, su rassembler autour de lui une foule d’auteurs et d’artistes en tout genre.
Au milieu des peintres de Montparnasse (il est amateur de belles toiles, de celles de Modigliani, Derain, etc.), des poètes de Saint-Germain à qui il fait expérimenter le sommeil hypnotique (Desnos ou Péret), des grands noms qui marqueront comme lui le siècle (dont Louis Aragon, initiateur avec lui du mouvement), André Breton a défendu, jusqu’au bout et sans en démordre, la révolution en littérature.
Qui est André Breton ?
André Breton naît le 19 février 1896 à Tinchebray, dans l’Orne. Après une enfance et une éducation stricte dans un milieu bourgeois catholique, d’abord en Normandie puis à Paris, il s’engage dans des études de médecine à l’âge de dix-sept ans. L’appel de la littérature ne s’est pas encore fait sentir, mais il a déjà découvert des auteurs tels que Baudelaire et Huysmans et est fasciné par la pensée hégélienne.
En 1914, il rédige quelques poèmes dans un style mallarméen et les envoie à la revue La Phalange (trois d’entre eux seront publiés). En mars, il rencontre Paul Valéry. En décembre 1915, André Breton commence une relation épistolaire avec Guillaume Apollinaire, grande source d’inspiration pour le futur surréaliste.
Durant la Première Guerre mondiale, alors qu’il est toujours étudiant en médecine, il rencontre des soldats psychotiques et s’essaie avec eux à la méthode des associations libres, qui consiste à exprimer ses pensées à partir d’un élément donné ou de façon spontanée, dans le cadre de séances analytiques. Fin février 1916, il fait la connaissance à Nantes de l’écrivain Jacques Vaché, un des soldats en convalescence. Cette rencontre est décisive, c’est un coup de foudre intellectuel :
L’art est une sottise – Presque rien n’est une sottise – l’art doit être une chose drôle et un peu assommante – c’est tout […] D’ailleurs – l’Art n’existe pas, sans doute – Il est donc inutile d’en chanter – pourtant : on fait de l’art – parce que c’est comme cela et non autrement – Well – que voulez-vous y faire ?
Lettre de Jacques Vaché à André Breton en aout 1917
A partir de cette rencontre, Breton ne peut envisager la littérature qu’animée par un souffle nouveau. Affecté au centre neuropsychiatrique de Saint-Dizier, il découvre une nouvelle façon de considérer l’inconscient, en lui donnant une importance toute particulière :
Le séjour que j’ai fait en ce lieu et l’attention soutenue que j’ai portée à ce qui s’y passait ont compté grandement dans ma vie et ont eu sans doute une influence décisive sur le déroulement de ma pensée. C’est là (…) que j’ai pu expérimenter sur les malades les procédés d’investigation de la psychanalyse, en particulier l’enregistrement (…) des rêves et des associations d’idées incontrôlées. On peut déjà observer en passant que ces rêves, ces catégories d’associations constitueront, au départ, presque tout le matériel surréaliste.
André Breton, Entretiens
En septembre 1917, André Breton rencontre Louis Aragon, lui aussi étudiant en médecine, au Val de Grâce. Quelques semaines auparavant, il avait fait la rencontre de Philippe Soupault, par l’entremise d’Apollinaire. Avec ces deux camarades, Breton découvre Lautréamont, qui devient une véritable source d’inspiration.
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En 1919, ils fondent tous les trois la revue Littératures, qui veut faire du surréalisme une aventure collective. Pour Breton, le surréalisme est une conquête de la psyché et la capacité de l’exprimer, notamment par le biais de l’écriture automatique (bien que le surréalisme se soit très vite exprimé dans la peinture, la sculpture, etc.), tout en faisant le procès du « monde réel ».
La même année, les trois compères se mettent à l’écriture des Champs magnétiques, un livre « coup d’Etat » sur l’écriture automatique, qui paraît en 1920 :
Nous remplissons des pages de cette écriture sans sujet ; nous regardons s’y produire des faits que nous n’avons même pas rêvés, s’y opérer des alliages les plus mystérieux.
André Breton, Louis Aragon, Philippe Soupault, Les Champs magnétiques
Les Manifestes du surréalisme
Au début des années 1920, André Breton s’entoure de divers artistes qui rejoignent le mouvement surréaliste, ou du moins son cercle de littérature : Derain, Picabia, Picasso, Eluard, Simone Kahn (qui sera l’épouse de Breton de 1921 à 1931). Son activité littéraire prend le dessus et il quitte définitivement ses études de médecine. Il obtient un travail administratif à la NRF et continue d’entretenir des relations épistolaires avec divers auteurs et penseurs (dont Max Ernst).
En septembre 1923 paraît le recueil Clair de terre, qui rassemble des poèmes automatiques écrits entre 1920 et 1923, précédés de cinq récits de rêves. André Breton poursuit ses expérimentations surréalistes : avec ses amis poètes, ils s’amusent à découper des phrases dans les journaux pour en faire des poèmes.
Les jeux surréalistes trouvent aussi un écho dans le quotidien le plus anodin : le groupe tente par exemple l’errance dans l’espace réel en réalisant un voyage à pied « au hasard » (on trouve chez Aragon un clin d’œil à ces errances dans le roman Aurélien, lorsque le héros suit au hasard une dame dans la rue jusqu’aux magasins du Louvre).
Le 15 octobre 1924, André Breton publie Le Manifeste du surréalisme, œuvre la plus importante du mouvement. Dans ce manifeste, il devient clair qu’André Breton ne cultive pas la littérature pour elle-même, mais pour tirer de l’écriture une expérience authentique, vitale, autobiographique. Le récit doit être une quête de soi.
Dans ce manifeste, Breton rejette le réalisme et la fiction romanesque pour des raisons autant esthétiques que morales. Pour lui, l’observation du réel ne fournit que des « images catalogues » et des « lieux communs » dignes des « goûts les plus bas » du lectorat. Breton rejoint la position de Valéry qui, pour sa part, condamne le roman au nom de l’excellence de la forme poétique.
Le 14 janvier 1927, André Breton adhère au Parti communiste. Puis, en mai 1928, alors que vient de paraître le onzième numéro de la revue La Révolution surréaliste (lancée quelques années auparavant et que Breton dirige désormais seul), dans lequel il célèbre l’hystérie comme étant le « moyen suprême d’expression », André Breton publie son roman le plus mythique, Nadja.
Alors que les luttes intestines ont été nombreuses au sein du mouvement, les décisions parfois extrêmes de Breton ayant entraîné la désertion de certains membres, la publication du Second manifeste du surréalisme marque un nouveau tournant. Le tract Un Cadavre, signé par Prévert, Queneau, Desnos, Bataille et autres, critique ce second manifeste paru à la fin de 1929.
Jusqu’à la fin de sa vie, André Breton maintient cette forme d’intransigeance dans l’application de ce qui est devenu une doctrine surréaliste. Cet engagement se concrétise sur le plan littéraire (Les Vases communicants, en 1932 ; L’Amour fou, en 1937 ou encore le recueil d’articles La Clé des champs en 1953), mais aussi sur le plan artistique et surtout politique.
En effet, la vision que Breton applique à l’exercice littéraire, il ne peut que l’appliquer aussi à la vie. Elle sous-entend donc une transformation du monde : l’expérience ne peut être que collective. En 1925, déjà, André Breton s’était joint au groupe d’intellectuels communiste de la revue Clarté. Il s’efforce par la suite de mettre « le surréalisme au service de la révolution ». Cependant, Breton rompt définitivement avec les communistes, qui le jugent trop idéaliste, en 1933.
Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, André Breton s’exile à New York. Il rassemble sur place ses amis, dont Marcel Duchamp avec lequel il travaille à une exposition d’art surréaliste, et se consacre à la nouvelle revue surréaliste VVV. De retour à Paris, en 1946, il continue de signer des tracts incisifs et de s’en prendre à ce qu’il dénonce comme étant des supercheries littéraires. Il meurt à Paris le 28 septembre 1966.
L’œuvre d’André Breton
Tout le travail d’écriture d’André Breton repose à l’origine sur la capacité de la pensée à se libérer d’un certain réel, et donc sur l’exploration de la conscience, comme il le défend dans Le Manifeste du surréalisme (1924) :
De l’unité du corps, on s’est beaucoup trop pressé à conclure l’unité d’âme, alors que nous abritons peut-être plusieurs consciences et que le vote de celles-ci est fort capable de nous mettre des idées opposées en ballottage.
André Breton, Manifeste du surréalisme
En découle qu’on a tendance à ne retenir d’André Breton que son engagement radical pour l’écriture automatique, l’engagement politique ou les expériences de sommeil hypnotique, en laissant de côté le poète et le prosateur qu’il a été.
Or, dès ses premiers poèmes, Breton s’impose une forme de purisme poétique et esthétique. Le poète se fait ainsi le théoricien d’un nouvel art d’écrire et de penser sans s’appuyer et se limiter aux convenances traditionnelles de la littérature. Dans la poésie, André Breton tend à dépasser ce que la simple vision ou intuition proposent :
[Ce] point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement.
André Breton, Manifeste du surréalisme
Enfin, comme nous l’avons vu, André Breton s’est toujours refusé à soutenir la fiction romanesque. Toujours dans le Manifeste du surréalisme, soutenant aussi la position de Paul Valéry, il développe sa pensée :
L’attitude réaliste, inspirée du positivisme, de Saint Thomas à Anatole France, m’a bien l’air hostile à tout essor intellectuel et moral. Je l’ai en horreur, car elle est faite de médiocrité, de haine et de plate suffisance. C’est elle qui engendre aujourd’hui des livres ridicules, des pièces insultantes. Elle se fortifie sans cesse dans les journaux et fait échec à la science, à l’art, en s’appliquant à flatter l’opinion dans ses goûts les plus bas ; la clarté confinant à la sottise, la vie des chiens. […]
André Breton, Manifeste du surréalisme
André Breton, à travers ses récits en prose, ne cherche pas à recréer une histoire qui n’est pas la sienne, mais au contraire à faire de son vécu, par le biais de l’écriture, une constante quête du merveilleux, afin de redevenir un « rêveur définitif ».
Nadja
Le roman le plus connu d’André Breton est publié en 1928. Il est basé sur une véritable histoire d’amour vécue entre le chef de file du surréalisme et celle qui se donne le prénom de Nadja. Dans le roman, Breton évoque ce prénom :
Parce qu’en russe, cela est le commencement du mot espérance, et parce que ce n’en est que le commencement.
André Breton, Nadja
Durant un certain temps, les spécialistes de Breton ont pensé que l’actrice Blanche Derval se cachait derrière le personnage de Nadja, voire qu’il était une pure invention de l’écrivain. Mais c’est grâce à la découverte récente de manuscrits, de notes et carnets de Breton que le secret fut percé : derrière Nadja se cache une femme, danseuse et courtisane.
En 1926, André Breton a trente ans, il vit à Paris et flâne dans les rues de la capitale. L’épisode de la rencontre est relaté par l’écrivain lui-même dans le roman :
Le 4 octobre dernier [1926], à la fin d’un de ces après-midi tout à fait désœuvrés et très mornes, comme j’ai le secret d’en passer, je me trouvais rue Lafayette : après m’être arrêté quelques minutes devant la vitrine de la librairie de L’Humanité et avoir fait l’acquisition du dernier ouvrage de Trotski, sans but je poursuivais ma route dans la direction de l’Opéra. Les bureaux, les ateliers commençaient à se vider, du haut en bas des maisons des portes se fermaient, des gens sur le trottoir se serraient la main, il commençait tout de même à y avoir plus de monde. J’observais sans le vouloir des visages, des accoutrements, des allures. Allons, ce n’étaient pas encore ceux-là qu’on trouverait prêts à faire la Révolution. Je venais de traverser ce carrefour dont j’oublie ou ignore le nom, là, devant une église. Tout à coup, alors qu’elle est peut-être encore à dix pas de moi, venant en sens inverse, je vois une jeune femme, très pauvrement vêtue, qui, elle-aussi, me voit ou m’a vu. Elle va la tête haute, contrairement à tous les autres passants. Si frêle qu’elle se pose à peine en marchant.
André Breton, Nadja
Nadja revêt instantanément pour Breton une importance capitale : elle invoque et produit pour l’écrivain des images propres au « délire » surréaliste. De plus, Breton, de par son engagement poétique, fait de l’amour, de la rencontre amoureuse, un absolu :
Tous les sujets d’exaltation propres au surréalisme convergent à ce moment vers l’amour.
André Breton, RTF, 1951
En effet, le surréalisme dépasse le simple statut de mouvement littéraire et André Breton place l’amour fou au centre de cette philosophie. Comme le roman le raconte, André Breton et Nadja passent ensemble une semaine d’errance et de passion, avant que Nadja quitte Breton, en prophétisant :
Tu écriras un roman sur moi. Je t’assure. Ne dis pas non. Prends garde : tout s’affaiblit, tout disparaît. De nous, il faut que quelque chose reste…
André Breton, Nadja
Le roman d’André Breton raconte aussi la folie et le délire, dont Nadja est atteinte au mois de mars 1927. A l’issue d’une crise plus violente que les autres, Nadja est enfermée en hôpital, puis meurt au cours de la Seconde Guerre mondiale. Au moment où Breton écrit le roman, il est mis face à cet événement bouleversant et tente d’exorciser le traumatisme de voir Nadja internée. Il se retire en Normandie et écrit le roman en dix jours.
Un des aspects novateurs du roman tient en sa nature iconographique : Breton ponctue son récit de photographies et en fait une utilisation toute particulière afin d’éviter les trop longues descriptions. Mais en 1962, Breton remanie le texte (il efface la dimension charnelle de l’histoire d’amour avec Nadja) et retire les images.
Enfin, le roman est surtout celui d’un besoin d’être authentique de la part de l’écrivain et de l’analyse de soi, comme en témoigne l’ajout de la troisième partie du livre : son histoire d’amour avec Suzanne, qui porte au sommet ce que Breton n’avait que pressenti avec Nadja.