Le Dada en littérature (1915-1925)
Liberté : Dada, dada, dada, hurlement des couleurs crispées, entrelacement des contraires et de toutes les contradictions, des grotesques, des inconséquences : la Vie.
Tristan Tzara, « Manifeste Dada 1918 », revue Dada3, décembre 1918
C’est par ces mots, somme toute cryptiques, que le poète roumain Tristan Tzara définit le mouvement Dada dont il est, en France, l’un des plus éminents représentants.
Né à Zurich avec le Manifeste littéraire d’Hugo Ball diffusé en 1915, le mouvement Dada connaît un succès ponctuel dans les milieux artistiques. En 1918, le poète roumain Tristan Tzara importe le mouvement en France avec le Manifeste Dada en 1918.
Au lendemain de la sanglante Première Guerre mondiale, ce courant éclair revendique une rupture violente et nette d’avec la littérature classique, considérée comme une aliénation de l’inspiration créatrice, et touche rapidement des hautes figures de la sphère littéraire parisienne.
L’histoire du dadaïsme se confond en effet, du moins dans les premiers temps, avec celle du surréalisme, portée par des noms tels que André Breton, Louis Aragon et Philippe Soupault, dont l’impulsion première est aussi de remettre en question le processus de création artistique et la forme que celle-ci adopte.
Origine du dadaïsme
C’est dans la Spiegelgasse, haut lieu de rencontre de l’avant-garde zurichoise, que le Dada fait ses premiers pas. En 1916, le poète allemand Hugo Ball et le poète roumain Tristan Tzara s’y retrouvent, avec l’artiste Emmy Hennings, le peintre et architecte Marcel Janco et le poète allemand Richard Huelsenbeck.
Dans une taverne de la Spiegelgasse, ils s’établissent dans le Cabaret Voltaire où le mouvement Dada prend forme. Entre des récitations de poèmes folkloriques et des chants à la louange de l’art nouveau et du peuple, au milieu des tableaux et dans une ambiance aussi oppressante qu’intimiste, les dadaïstes prônent le renversement des valeurs.
Le mot choisi pour leur mouvement est révélateur de leur entreprise. On raconte que Tzara et Huelsenbeck, afin de baptiser leur groupe naissant, ont glissé une feuille de papier au hasard dans un dictionnaire Larousse et seraient tombés sur le mot « dada », qu’ils choisirent donc comme nom officiel.
L’origine de ce nom, absurde et au premier abord sans signification précise quant au but du mouvement (contrairement à des courants comme le classicisme ou le surréalisme) illustre bien la volonté des dadaïstes de soumettre le contenu et la forme poétiques à une forme de spontanéité débridée.
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Dada a son origine dans le dictionnaire. C’est terriblement simple. En français cela signifie « cheval de bois ». En allemand « va te faire, au revoir, à la prochaine ». En roumain « oui en effet, vous avez raison, c’est ça, d’accord, vraiment, on s’en occupe », etc. C’est un mot international. Seulement un mot et ce mot comme mouvement.
Hugo Ball, Manifeste littéraire, 1915
Contexte historique
Nouvelle tendance artistique, aventure poétique plus que doctrine et entreprise désespérée et pseudo-héroïque, le Dada enflamme rapidement toute l’Europe. Ce courant impulsif s’affirme comme une révolte totale au sortir de la Première Guerre mondiale, considérée par cette marge émergente comme le sommet de l’absurdité.
Leur première réponse est donc celle de la destruction : il faut faire table rase et aboutir à la désagrégation complète du langage et de la vie de l’esprit pour repartir sur des bases saines. Ensuite, ils revendiquent un art léger et frivole, libéré des conventions, afin de le rendre plus pur que jamais.
Je détruis les tiroirs du cerveau et ceux de l’organisation sociale : démoraliser partout et jeter la main du ciel en enfer, les yeux de l’enfer au ciel, rétablir la roue féconde d’un cirque universel dans les puissances réelles et la fantaisie de chaque individu.
Tristan Tzara, Manifeste dada
Dans cette logique, le dadaïsme se fonde sur une organisation anarchiste de la vie sociale et le renversement des valeurs les plus universelles. Les dadaïstes considèrent que les normes sociales, esthétiques et morales ne sont plus pertinentes et doivent donc être renversées afin de revenir à une forme plus authentique de la poésie et, globalement, de la vie.
Succès et déclin du dadaïsme
Afin de fonder le Café Voltaire, Hugo Ball et Richard Huelsenbeck ont tracé une première ébauche du dadaïsme à Berlin, en diffusant un Manifeste littéraire sous forme de tracts en 1915. Motivés par un élan négativiste et presque nihiliste, les deux compères déclarent :
Nous ne sommes pas assez naïfs pour croire dans le progrès. Nous ne nous occupons, avec amusement, que de l’aujourd’hui. Nous voulons être des mystiques du détail, des taraudeurs et des clairvoyants, des anti-conceptionnistes et des râleurs littéraires. Nous voulons supprimer le désir pour toute forme de beauté, de culture, de poésie, pour tout raffinement intellectuel, toute forme de goût, socialisme, altruisme et synonymisme.
Hugo Ball et Richard Huelsenbeck, Manifeste littéraire, 1915
Contrairement au surréalisme, le dadaïsme ne s’inspire ni de Baudelaire, ni de Mallarmé, ni d’Apollinaire ou même de Freud. Il ne revendique aucune racine littéraire. Bien au contraire, puisque son entreprise consiste justement en la destruction de la machine littérature.
Au cours de la décennie 1915-1925, le dadaïsme connaît une rapide expansion et une diversification notable, en partie grâce à Tristan Tzara. Ce dernier écrit, en 1918, son propre Manifeste Dada :
Je proclame l’opposition de toutes les facultés cosmiques à cette blennorragie d’un soleil putride sorti des usines de la pensée philosophique, la lutte acharnée, avec tous les moyens du dégoût dadaïste.
Tristan Tzara, Manifeste Dada, 1918
Alors que la branche allemande connaît une évolution politique, catalysant une virulente critique sociale, Tristan Tzara importe les idées du mouvement en France, à Paris, où il touche les cercles littéraires et l’avant-garde artistique.
Des auteurs comme André Breton, Louis Aragon ou Philippe Soupault ont déjà eu vent des poèmes de Tzara, publiés dans les revues SIC et Nord-Sud. Eux-mêmes décident en 1919 de fonder la revue Littératures, inspirée du mouvement Dada, et dans laquelle ils publient les premiers textes surréalistes.
Leur interprétation de cette révolte se focalise sur la réinvention de la forme poétique et la conquête de la psyché, tout en faisant le procès du « monde réel ». C’est ainsi que naît l’écriture automatique et l’un des premiers livres la mettant en pratique, Les Champs magnétiques, publié en 1920.
Nous remplissons des pages de cette écriture sans sujet ; nous regardons s’y produire des faits que nous n’avons même pas rêvés, s’y opérer des alliages les plus mystérieux.
André Breton, Louis Aragon, Philippe Soupault, Les Champs magnétiques, 1920
De par sa nature fondamentalement débridée, le mouvement Dada s’incarne aussi dans de multiples arts (peinture, sculpture, spectacles, performances, etc.), mais laisse aussi libre cours à des débordements.
Il en est ainsi lors de la représentation des Mamelles de Tirésias d’Apollinaire, le 24 juin 1917, un « drame surréaliste ». L’anecdote, encore discutée, voudrait que l’écrivain et dessinateur Jacques Vaché soit apparu déguisé en policier, revolver au poing, menaçant le public de tirer si l’on ne mettait pas fin à la représentation.
Fin du dadaïsme
La même année, Tristan Tzara crée sa propre revue, Dada. Mais force est de constater que le déclin du mouvement est aussi rapide que la montée en puissance de son effervescence dans les milieux artistiques de la capitale.
Breton et ses disciples surréalistes, s’ils sont charmés par la ferveur intellectuelle ravivée par Tzara à l’issue de la guerre, sont pour autant sceptiques quant aux idées destructrices du Dada et aux actions gratuites qu’elles entraînent. Breton imagine donc une voie plus pacifique par le biais de la poésie et s’éloigne peu à peu du mouvement.
En 1921, la revue d’art et de critique belge Ça ira ! annonce la mort du Dada dans un numéro spécial. André Breton se rallie à cette déclaration et se prononce radicalement contre un éventuel renouvellement du Dada, considérant que celui-ci stagne.
Le coup fatal est porté le 13 mai 1921, lors du procès fictif de Maurice Barrès, auteur nationaliste critiqué par les adhérents au Dada. Au cours de ce fameux procès, auquel les collaborateurs de la revue Littérature participent, de nombreux désaccords surgissent. Et bien que Barrès fut condamné pour « crime contre la sûreté de l’esprit », la scission au sein du mouvement est consommée à l’issue du procès.
Durant les années suivantes, les prochaines figures de l’avant-garde, qui n’auront de cesse de remettre en cause la forme de la création artistique et seront obsédés par les questions de langage (Paul Eluard, Jean Paulhan, et même Erik Satie), préfèreront se tourner vers le surréalisme.
Les artistes dadaïstes
Comme nous l’avons évoqué, le dadaïsme a connu une expansion majeure depuis Zurich, jusqu’aux confins de l’Europe, et même aux Etats-Unis. Parmi ses représentants éminents, dans les milieux de la littérature et des arts, qui s’inscrivent dans les mouvances dadaïste, surréaliste, mais aussi d’art moderne, cubiste ou encore , on compte :
- à Zurich (1915-1919) : Tristan Tzara, Jean Arp, les poètes allemands Hugo Ball et Richard Huelsenbeck, le peintre roumain Marcel Janco, le peintre et cinéaste allemand Hans Richter et l’artiste peintre et sculptrice suisse Sophie Taeuber-Arp.
- à New York (1915-1921) : l’artiste français Marcel Duchamps, qui fait scandale avec son esthétique futuriste, notamment lorsqu’il présente à une exposition à la Society of independent Artist son oeuvre Fountain, en 1917 (un urinoir posé à l’envers et signé). Mais aussi le peintre français cubiste Francis Picabia et le peintre et photographe Man Ray…
- à Berlin (1917-1921) : George Grosz, Raoul Hausmann (qui fut notamment l’un des créateurs du photomontage, suivi par John Heartfield), Johannes Baader, Hannah Höch.
- à Paris (1920-1923) : le mouvement y connaît son acmé avec l’arrivée de Tristan Tzara, et est porté dans les premiers temps par André Breton, Paul Eluard, Louis Aragon, Philippe Soupault et se dissout peu à peu avec la naissance du surréalisme.
Principes du Dada
Entretenant des liens étroits avec le surréalisme, le dadaïsme naît tout d’abord d’une volonté de faire table rase, pour ensuite s’intéresser aux mouvements de l’inconscient, tout en se focalisant sur l’idée d’un art spontané, instinctif et sauvage. Parmi les caractéristiques du Dada, on trouve les principes suivants :
- Réaction violente et exaltée à l’absurdité de la Grande Guerre ;
- Rejet des normes esthétiques, morales et sociales ;
- Interrogation sur la capacité du langage et de l’art à figurer le réel ;
- Destruction désordonnée des normes et conventions artistiques et sociales ;
- Configuration d’un art léger et ludique (ce qui donne lieu à des performances loufoques publiques et éphémères) ;
- Le goût pour le scandale (le dadaïsme cultive des liens étroits avec l’érotisme et le burlesque).
Notons ici deux différences fondamentales entre le dadaïsme et le surréalisme :
- Si le surréalisme cherche à réinventer l’art, il ne revendique pas pour autant une annihilation du passé et de l’héritage littéraire, là où le dadaïsme cherche à rompre radicalement avec ce passé.
- L’inconscient prime dans le surréalisme, la question est centrale puisqu’il y a une véritable recherche de sens dans des symboles, sonorités et couleurs, là où le dadaïsme se soucie peu de la recherche de sens et souhaite seulement revenir à une forme brute de l’expression artistique.
Extraits d’auteurs Dada
Comment obtenir la béatitude ? En disant Dada. Comment devenir célèbre ? En disant Dada. D’un geste noble et avec des manières raffinées. Jusqu’à la folie. Jusqu’à l’évanouissement. Comment en finir avec tout ce qui est journalisticaille, anguille, tout ce qui est gentil et propret, borné, vermoulu de morale, européanisé, énervé ? En disant Dada. Dada c’est l’âme du monde, Dada c’est le grand truc. Dada c’est le meilleur savon au lait de lys du monde. Dada Monsieur Rubiner, Dada Monsieur Korrodi, Dada Monsieur Anastasius Lilienstein. Cela veut dire en allemand : l’hospitalité de la Suisse est infiniment appréciable. Et en esthétique, ce qui compte, c’est la qualité. Je lis des vers qui n’ont d’autre but que de renoncer au langage conventionnel, de s’en défaire. Dada Johann Fuchsgang Goethe. Dada Stendhal, Dada Dalaï-lama, Bouddha, Bible et Nietzsche. Dada m’Dada. Dada mhm Dada da. Ce qui importe, c’est la liaison et que, tout d’abord, elle soit quelque peu interrompue.
Je ne veux pas de mots inventés par quelqu’un d’autre. Tous les mots ont été inventés par les autres. Je revendique mes propres bêtises, mon propre rythme et des voyelles et des consonnes qui vont avec, qui y correspondent, qui soient les miens. Si une vibration mesure sept aunes, je veux, bien entendu, des mots qui mesurent sept aunes. Les mots de Monsieur Dupont ne mesurent que deux centimètres et demi. On voit alors parfaitement bien comment se produit le langage articulé. Je laisse galipetter les voyelles, je laisse tout simplement tomber les sons, à peu près comme miaule un chat… Des mots surgissent, des épaules de mots, des jambes, des bras, des mains de mots. AU. OI. U. Il ne faut pas laisser venir trop de mots. Un vers c’est l’occasion de se défaire de toute la saleté. Je voulais laisser tomber le langage lui-même, ce sacré langage, tout souillé, comme les pièces de monnaie usées par des marchands. Je veux le mot là où il s’arrête et là où il commence. Dada, c’est le coeur des mots. Toute chose a son mot, mais le mot est devenu une chose en soi. Pourquoi ne le trouverais-je pas, moi ? Pourquoi l’arbre ne pourrait-il pas s’appeler Plouplouche et Plouploubache quand il a plu ? Le mot, le mot, le mot à l’extérieur de votre sphère, de votre air méphitique, de cette ridicule impuissance, de votre sidérante satisfaction de vous-mêmes. Loin de tout ce radotage répétitif, de votre évidente stupidité.
Le mot, messieurs, le mot est une affaire publique de tout premier ordre.
Hugo Ball, Manifeste littéraire
Confluent des deux sourires vers
l’enfant – une roue de ma ferveur
le bagage de sang des créatures
incarnées dans les légendes physiques- vit les cils agiles des orages se troublent
la pluie tombe sous les ciseaux du
coiffeur obscur – de grandes allures
nageant sous les arpèges disparates
dans la sève des machines l’herbe
pousse autour des yeux aigus
ici le partage de nos caresses
mordues et parties avec les flots
s’offre au jugement des heures
séparées par le méridien des chevelures
midi sonne dans nos mains
les piments des plaisirs humains.
Tristan Tzara, « Hirondelle végétale », De nos oiseaux
Tout produit du dégoût susceptible de devenir une négation de la famille, est dada ; proteste aux poings de tout son être en action destructive : DADA ; connaissance de tous les moyens rejetés jusqu’à présent par le sexe pudique du compromis commode et de la politesse : DADA ; abolition de la logique, danse des impuissants de la création : dada ; de toute hiérarchie et équation sociale installée pour les valeurs par nos valets : DADA ; chaque objet, tous les objets, les sentiments et les obscurités, les apparitions et le choc précis des lignes parallèles, sont des moyens pour le combat : DADA ; abolition de la mémoire : DADA, abolition de l’archéologie : DADA ; abolition des prophètes : DADA ; abolition du futur : DADA ; croyance absolue indiscutable dans chaque dieu produit immédiat de la spontanéité : DADA ; saut élégant et sans préjudice, d’une harmonie à l’autre sphère ; trajectoire d’une parole jetée comme un disque sonore crie ; respecter toutes les individualités dans leur folie du moment : sérieuse, craintive, timide, ardente, vigoureuse, décidée, enthousiaste ; peler son église de tout accessoire inutile et lourd ; cracher comme une cascade lumineuse la pensée désobligeante, ou amoureuse, ou la choyer — avec la vive satisfaction que c’est tout à fait égal — avec la même intensité dans le buisson, pur d’insectes pour le sang bien né, et doré de corps d’archanges, de son âme.
Tristan Tzara, Manifeste Dada
Ce soir, nous sommes deux devant ce fleuve qui déborde de notre désespoir. Nous ne pouvons même plus penser. Les paroles s’échappent de nos bouches tordues, et, lorsque nous rions, les passants se retournent, effrayés, et rentrent chez eux précipitamment.
On ne sait pas nous mépriser.
« Nous pensons aux lueurs des bars, aux bals grotesques dans ces maisons en ruines où nous laissions le jour. Mais rien n’est plus désolant que cette lumière qui coule doucement sur les toits à cinq heures du matin. Les rues s’écartent silencieusement et les boulevards s’animent: un promeneur attardé sourit près de nous. Il n’a pas vu nos yeux pleins de vertiges et il passe doucement. Ce sont les bruits des voitures de laitiers qui font s’envoler notre torpeur et les oiseaux montent au ciel chercher une divine nourriture.
Aujourd’hui encore( mais quand donc finira cette vie limitée) nous irons retrouver les amis, et nous boirons les mêmes vins. On nous verra encore aux terrasses des cafés.
Il est loin, celui qui sait nous rendre cette gaieté bondissante. Il laisse s’écouler les jours poudreux et il n’écoute plus ce que nous disons. » Est-ce que vous avez oublié nos voix enveloppées d’affections et nos gestes merveilleux? Les animaux des pays libres et des mers délaissées ne vous tourmentent-ils plus? Je vois encore ces luttes et ces outrages rouges qui nous étranglaient. Mon cher ami, pourquoi ne voulez-vous plus rien dire de vos souvenirs étanches? L’air dont hier encore nous gonflions nos poumons devient irrespirable. Il n’y a plus qu’à regarder droit devant soi, ou à fermer les yeux: si nous tournions la tête, le vertige ramperait jusqu’à nous.
Itinéraires interrompus et tous les voyages terminés, est-ce que vraiment nous pouvons les avouer ? Les paysages abondants nous ont laisser un goût amer sur les lèvres. Notre prison est construite en livres aimés, mais nous ne pouvons plus nous évader, à cause de toutes ces odeurs passionnés qui nous endorment.
André Breton et Philippe Soupault, Les Champs magnétiques
J’ai fait un voyage sur le plus beau bateau qui ait jamais été construit ; particularité étrange, à bord de ce transatlantique, passagers et hommes d’équipage étaient à cheval !
Le capitaine, cavalier émérite, montait un pur-sang de courses, il portait un costume de chasse et sonnait du cor pour diriger la manœuvre, quant à moi, ayant horreur de l’équitation, j’avais pu obtenir de passer mes journées sur le cheval de bois de la salle de gymnastique. Nous débarquâmes sur une terre nouvelle où les chevaux étaient inconnus ; les indigènes prirent pour un animal à deux têtes les passagers montés de notre navire, ils n’osèrent s’en approcher en proie à la terreur ; moi seul, reconnu semblable à ces êtres primitifs, je fus fait prisonnier par eux. C’est de la prison ou l’on m’enferma que j’écrivis les lignes qui vont suivre. Cette prison était une île absolument déserte le jour, mais la nuit, les habitants d’une grande ville continentale ou le mariage et l’union libre étaient également défendus, s’y donnaient rendez-vous pour faire d’amour, j’ai pù ainsi rapporter de mon exil la plus splendide collection de peignes de femmes qui soit au monde, depuis le triste celluloïd jusqu’à l’écaille la plus transparente, couverte de pierres précieuses. J’ai offert cette collection à l’un de mes oncles, conchyliologiste distingué, chez lequel elle fait pendant à une vitrine de coquillages indiens.
Francis Picabia, Jésus-Christ Rastaquouère
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