Émile Verhaeren (1855-1916) : vie et œuvre
Emile Verhaeren est considéré comme le père fondateur belge du symbolisme, aux côtés de Stéphane Mallarmé en France. L’auteur des Villes tentaculaires (1895), né dans les Flandres, fut toute sa vie l’homme d’un lieu et l’homme d’un temps, au milieu des maisons et des paysages de son enfance qu’il a vus se métamorphoser à mesure du développement industriel.
« Admirez-vous les uns les autres », était, semble-t-il, la maxime du poète. Ce qu’on ignore davantage, c’est qu’Emile Verhaeren fut aussi engagé pour un art social, traitant de thèmes tels que l’activité humaine, les travaux agricoles… Enfin, il fut un fervent défenseur d’une Europe unie au moment de la Première Guerre mondiale.
Qui est Emile Verhaeren ?
Émile Adolphe Gustave Verhaeren voit le jour à Saint-Amand, non loin d’Anvers, près du fleuve l’Escaut, le 21 mai 1855. Éveillé très tôt à son environnement, le jeune flamand, une fois devenu poète, se souviendra des paysages qui l’ont vu grandir dans nombre de ses poèmes où l’ode à la nature affleure. Dans son « Poème liminaire », il écrit : « Ces souvenirs chauffent mon sang / Et pénètrent mes moelles » avant de développer sa remémoration :
Je me souviens du village près de l’Escaut,
Emile Verhaeren, Toute la Flandre, « Poème liminaire »
D’où l’on voyait les grands bateaux
Passer, ainsi qu’un rêve empanaché de vent
Et merveilleux de voiles,
Le soir, en cortège, sous les étoiles.
Je me souviens de la bonne saison ;
Des parlottes, l’été, au seuil de la maison
Et du jardin plein de lumière,
Avec des fleurs, devant, et des étangs, derrière ;
Je me souviens des plus hauts peupliers,
De la volière et de la vigne en espalier
Et des oiseaux, pareils à des flammes solaires.
[…]
Issu d’une famille bruxelloise aisée où l’on parle français, le jeune Emile est d’abord scolarisé à l’école de son village, où l’on parle flamand, avant d’être placé à l’internat jésuite Sainte-Barbe, à Gand. Par la suite, il se prédestine à une carrière juridique et se lance dans des études de droit à l’université catholique de Louvain.
Sur place, Emile Verhaeren plonge dans le monde des clubs littéraires. Il fait la connaissance d’un cercle d’écrivains qui animent la revue belge d’art et de littérature La jeune Belgique. A partir de 1879, il commence à publier ses premiers essais poétiques dans plusieurs revues étudiantes.
A Bruxelles, une rencontre marquante change le cours de sa vie. Toujours étudiant en droit, il assiste régulièrement aux rendez-vous organisés chaque semaine par le jurisconsulte et écrivain belge Edmond Picard, fondateur de nombreux journaux et revues. Socialiste (controversé pour ses positions antisémites), Edmond Picard prône un art social (en réaction à l’art pour l’art défendu par la revue La jeune Belgique).
Avec Edmond Picard, Emile Verhaeren découvre le symbolisme. En France, la notion de l’art pour l’art et de la poésie autotélique (qui s’accomplit par elle-même), défendues par Théophile Gautier et le Parnasse ont déjà été épuisées et dépassées par plusieurs poètes inclassables et mythiques à partir du milieu du XIXe siècle (Baudelaire, les « poètes maudits » de Verlaine, Rimbaud, etc.).
Il n’en faut pas davantage pour que Emile Verhaeren, attiré par ces positions avant-gardistes, autant littéraires que sociales, décide d’abandonner ses études de droit pour se lancer en littérature, même si ses premiers poèmes penchent davantage vers un style parnassien.
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Ses premiers travaux pour les revues littéraires sont d’abord ceux d’un critique d’art, notamment pour L’Art moderne d’Edmond Picard et La jeune Belgique de M. Waller. Il prend plaisir à soutenir de jeunes artistes émergents, notamment le peintre anarchistes James Ensor, et rencontre des artistes comme les peintres Félicien Rops et Van Rysselberghe.
L’avènement du poète
En 1883, Emile Verhaeren publie son premier recueil, Les Flamandes. Les poèmes sont réalistes-naturalistes et consacrés à sa terre natale. Le recueil connaît un succès immédiat dans les cercles d’Avant-garde, mais ne recueille pas le même enthousiasme de la part de ses compatriotes. A tel point que ses parents, avec l’aide du curé du village, tentent de racheter la totalité des exemplaires pour les détruire.
En réalité, la part de scandale engendrée par la publication des Flamandes arrange Verhaeren et lui sert à faire connaître son nom. Le poète continue sur sa lancée et publie un nouveau recueil en 1886, Les Moines, toujours d’inspiration parnassienne mais annonçant déjà la veine symboliste de Verhaeren.
Des recueils suivants du poète, Les Soirs (1887), Les Débâcles (1888), Les Flambeaux noirs (1891), se dégagent une mélancolie et une tristesse dues à une crise morale dans laquelle Emile Verhaeren plonge après l’abandon de son parcours universitaire. Dans le poème « Humanité », on lit :
Les soirs crucifiés sur l’horizon les soirs
Emile Verhaeren, Les Soirs, « Humanité »
Saignent, dans leurs marais leurs douleurs et leurs plaies
Les vers de ces recueils sont hantés par le désespoir, bien qu’on y décèle déjà davantage la voix symboliste et personnelle du poète, ainsi que des images nouvelles. Le poème « Les Malades » ouvre ces trois recueils :
Blafards et seuls, ils sont les tragiques malades
Emile Verhaeren, Les Soirs, « Les Malades »
Aigus de tous leurs maux. Ils regardent les feux
Mourir parmi la ville et les pâles façades
Comme de grands linceuls venir au devant d’eux.
[…]
En 1891, Emile Verhaeren se marie avec Marthe Massin, une artiste peintre belge.
Ce mariage met fin à cette période trouble et le couple s’installe à Bruxelles. Cependant, la poésie de Verhaeren continue de puiser dans la nostalgie du souvenir pour s’affirmer et exploiter les thèmes symbolistes.
Au début des années 1890, la poésie d’Emile Verhaeren se tourne aussi vers les questions sociales. Il se lance dans un engagement anarchiste en publiant dans plusieurs revues politiques de l’époque (Le Libertaire, La Revue blanche). Au travers de son écriture, il entreprend une critique sociale et poétique de la ville, transformée par la révolution industrielle.
A l’immensité de la ville, qui inaugure l’ère des mégapoles et dont il conçoit le gigantisme, tout en y entrevoyant une activité démesurée et prospère, il oppose une ruralité à échelle humaine, et en dépeint le déclin. De ces réflexions naissent trois grands recueils, les Campagnes hallucinées, en 1893 ; les Villages illusoires, 1895, et les Villes tentaculaires, 1895, ainsi qu’une pièce de théâtre, Les Aubes, en 1899.
Rendu célèbres par ses derniers poèmes, Emile Verhaeren voyage à travers l’Europe pour rencontrer ses pairs et faire des lectures. Il devient alors un sujet d’admiration pour de nombreux artistes et écrivains de son temps, dont Auguste Rodin, Edgar Degas, Maurice Maeterlinck, Stéphane Mallarmé, André Gide… Emile Verhaeren exerce aussi son influence sur le mouvement futuriste, porté par l’écrivain italien Marinetti.
En 1899, Emile Verhaeren s’installe à Saint-Cloud en France et passe ses étés en Belgique. Il reçoit des visites de nombreuses figures de son époque, dont Stefan Zweig (qui devient son ami et traduit son œuvre), et se consacre à deux autres pièces de théâtre : Cloître (1900) et Philippe II (1901). Il produit aussi de nombreuses critiques d’art dans lesquelles il excelle (Rembrandt, 1905 ; James Ensor, 1908 ; Pierre-Paul Rubens, 1910).
Emile Verhaeren n’abandonne pas pour autant la poésie, qui reste son genre de prédilection. De 1904 à 1911, il consacre cinq recueils à son pays natal, regroupés dans un volume intitulé Toute la Flandre. A une ode lyrique du paysage de l’Escaut, des plages maritimes du Nord et des vastes plaines, s’ajoute un chant à l’amour et à la vie de couple (Les Heures claires, Les Heures d’après-midi et Les Heures du soir), se détachant peu à peu des innovations stylistiques et de le l’expressionnisme de ses débuts.
Lorsque la guerre éclate, en 1914, la Belgique, bien que neutre, est occupée par les troupes allemandes. Emile Verhaeren se réfugie en Angleterre d’où il écrit des poèmes pacifistes et se fait le témoin horrifié des atrocités dans La Belgique sanglante (1915). Dans une lettre à leur ami peintre Theo Van Rysselberghe, sa femme Marthe écrit :
Vous connaissez la violence du petit vieux. – Elle ne faiblit pas… Mais si maintenant, tout paraît mieux, quels mauvais jours nous avons passés il y a quelques semaines – J’ai bien cru un moment qu’il ne pourrait plus se secouer du plus profond chagrin. Souvent, je l’ai surpris pleurant et ne s’était-il pas mis en tête qu’il aurait dû s’enrôler pour défendre Anvers. C’était devenu une idée fixe et maladive, presque…
Lettre de Marthe Verhaeren à Theo Van Rysselberghe, Londres, 23 octobre 1914
Le 27 novembre 1916, après avoir donné une conférence à Rouen, Emile Verhaeren décide de visiter les ruines de l’abbaye de Jumièges en compagnie de son ami le peintre impressionniste belge Victor Gilsoul. Alors qu’ils s’apprêtent à reprendre le chemin du retour, Verhaeren est accidentellement poussé sur les rails par la foule nombreuse et meurt écrasé par un train en partance.
L’œuvre d’Emile Verhaeren
L’œuvre poétique d’Emile Verhaeren connaît plusieurs moments, dont le premier est marqué par la mélancolie et une vision pessimiste de la vie, et correspond à son jeune âge adulte, alors qu’il vient d’abandonner ses études de droit pour se consacrer à l’écriture.
D’inspiration d’abord parnassienne, ses premiers poèmes évoluent rapidement vers le symbolisme à mesure que sa vision de la vie se complexifie. Son style se personnifie, et ses poèmes revêtent une dimension sociale.
Enfin, de ses années de critique d’art, Emile Verhaeren a conservé une écriture très picturale, dont les poèmes de ses derniers recueils, consacrés à la description de son pays natal, sont le sommet.
Le père belge du symbolisme
Le poète français Jean Moréas définissait le symbolisme comme le fait de « vêtir la vie d’une forme sensible » (« Manifeste littéraire », Le Figaro le 18 septembre 1886). Emile Verhaeren adopte très vite cette conception imagée et symbolique de la vie, qu’il s’agisse de décrire ses humeurs, la ville ou la campagne.
Dès les années 1890, son expression fait preuve d’une virtuosité verbale doublée de néologismes et d’images parfois déroutantes qui se détache de l’écriture impersonnelle et ciselée du Parnasse pour embrasser un vers libre et une écriture épurée et évocatoire.
Son poème, « Le Passeur d’eau », issu du recueil Les Villages illusoires, annonce ainsi une poésie nouvelle en Belgique, dans le sillage direct des mouvement voisins (français, surtout). Considéré comme un poème de « transition », le poète aborde la thématique de l’eau, de la source de vie, associée à celle du « passeur », symbolisant l’activité humaine tournée vers l’avenir.
[…]
Emile Verhaeren, Le Passeur d’eau
Les fenêtres, sur le rivage,
Comme des yeux grands et fiévreux
Et les cadrans des tours, ces veuves
Droites, de mille en mille, au bord des fleuves,
Suivaient, obstinément,
Cet homme fou, en son entêtement
A prolonger son fol voyage.
Un poète social
C’est surtout par son engagement pour un « art social » que Verhaeren rompt définitivement avec une écriture parnassienne (« Tout ce qui est utile est laid », disait Théophile Gautier). L’intérêt que Verhaeren a accordé à la dualité ville / campagne, lui qui connut aussi bien les plaines et fleuves de la Flandre que la fièvre bruxelloise, est central dans son œuvre.
La ville en développement, en cette fin de XIXe siècle, est pour le poète une source d’inspiration nouvelle. Les éléments mécaniques remplacent les éléments de la nature, les hommes affluent vers les centres d’activité, délaissant les travaux agraires, et la mégalopole en devenir symbolise tout autant l’avenir que la nostalgie géorgique.
Verhaeren met en place une nouvelle poésie, attelée à la question du travail humain, à celle des foules et des usines, usant d’un lyrisme qui se veut visionnaire, enthousiaste, croyant en un futur riche. La langue est expressionniste, les métaphores se succèdent, parfois grandioses et épiques, et le rythme est soutenu. Le poète imagine un monde où l’homme, contrôlant ces énergies nouvelles, aboutira à son avènement. Le poème « La ville » en est une juste illustration :
Tous les chemins vont vers la ville.
Du fond des brumes,
Là-bas, avec tous ses étages
Et ses grands escaliers et leurs voyages
Jusques au ciel, vers de plus hauts étages,
Comme d’un rêve, elle s’exhume. […]La ville au loin s’étale et domine la plaine
Comme un nocturne et colossal espoir ;
Elle surgit : désir, splendeur, hantise ;
Sa clarté se projette en lueurs jusqu’aux cieux,
Son gaz myriadaire en buissons d’or s’attise,
Ses rails sont des chemins audacieux
Vers le bonheur fallacieux
Que la fortune et la force accompagnent ;
Ses murs se dessinent pareils à une armée
Et ce qui vient d’elle encore de brume et de fumée
Arrive en appels clairs vers les campagnes.C’est la ville tentaculaire,
La pieuvre ardente et l’ossuaire
Et la carcasse solennelle.Et les chemins d’ici s’en vont à l’infini
Emile Verhaeren, Les Campagnes hallucinées, « La Ville »
Vers elle.
On peut comprendre dès lors la douleur morale que fut pour Emile Verhaeren le déchirement de l’Europe durant la Première Guerre mondiale. Moins connu pour son engagement pour la paix, il fut pourtant l’un des plus fervents défenseurs d’une Europe unie. La fin de son poème « La Belgique sanglante », écrit en 1915, est un cri du cœur :
Oh ! Quel triste soleil fut le témoin, en Flandre,
Emile Verhaeren, « La Belgique sanglante »
Et des hameaux en feu, et des villes en cendre
Et de la longue horreur et des crimes soudains
Dont avait faim et soif le sadisme germain !
Très bon article sur un poète que je ne connaissais pas.
Cet article, très complet, donne envie de le lire.
PS : Ma seule petite remarque concerne la mention "années 1990" qui devrait être remplacée par "années 1890" dans deux phrases.