La Fontaine, Fables, La cigale et la fourmi : commentaire de texte
Sommaire
Introduction
« La Cigale et la Fourmi » est l’une des fables les plus connues de Jean de La Fontaine. Elle est inspirée du fabuliste Esope. Dans cet apologue, La Fontaine oppose deux conceptions du monde, incarnées chacune par l’un des insectes. Alors que la Cigale célèbre l’oisiveté et profite du moment présent, la Fourmi fait des réserves et anticipe l’avenir. À travers ces personnages symboliques, le fabuliste confronte aussi deux morales, sans réellement trancher.
Comment l’organisation de la fable contribue-t-elle à présenter au spectateur un message ambigü ? C’est ce que nous verrons en analysant les caractéristiques de la fable, puis en étudiant la critique de l’oisiveté. Nous terminerons en nous penchant sur la question de la morale de cet apologue.
I - Un apologue plaisant caractéristique du style des fables de La Fontaine
« La Cigale et la Fourmi » se présente tout d’abord comme un texte emblématique des Fables de La Fontaine. On y trouve en particulier la volonté de distraire par un récit plaisant, tout en faisant réfléchir. Les fables n’imposent à aucun moment leur enseignement moral. « La Cigale et la Fourmi » ne fait pas exception à cette règle.
L’argumentation indirecte : un récit pour distraire
Les fables appartiennent au genre de l’apologue. En d’autres termes, elles défendent une thèse démontrée par le biais d’un récit, en employant l’argumentation indirecte. C’est le cas de « La Cigale et la Fourmi ». Cette fable s’inspire d’une œuvre du moraliste antique Esope, à qui La Fontaine aime à emprunter ses thématiques, tout en retravaillant la forme et parfois le message.
Comme dans de nombreuses fables, « La Cigale et la Fourmi » met en scène des animaux, qui renvoient symboliquement aux qualités et surtout aux défauts des êtres humains. Le fabuliste crée de la sorte un univers imaginaire, semblable à celui des contes. Il distrait son lecteur et l’amuse, avant de l’engager à réfléchir.
De plus, l’utilisation des « animaux pour instruire les hommes », comme le dit La Fontaine lui-même, contribue à l’universalité du propos. Le bestiaire de cette fable met ainsi en valeur deux types humains radicalement opposés et l’anthropomorphisme permet de traquer de manière plaisante et humoristique différents défauts. La Cigale symbolise l’insouciance, la légèreté, le goût pour l’art au détriment des préoccupations matérielles, tandis que la Fourmi illustre les préoccupations matérielles, le négoce et le travail.
La fable comme saynète de théâtre
« La Cigale et la Fourmi » révèle, comme d’autres fables du recueil, le goût de La Fontaine pour la mise en scène. Les épisodes que dépeignent ses apologues pourraient, la plupart du temps, être joués au théâtre. Ainsi, « La Cigale et la Fourmi » ressemble à bien des égards à une courte comédie, enjouée et vivante.
La Fontaine utilise ici un style vif, rapide, qui se traduit dans les heptasyllabes. Au vers 2, le complément de temps est mis en valeur. L’énoncé s’accélère à travers ce vers de trois syllabes, le seul de la fable. Outre le récit à proprement parler, l’apologue propose plusieurs passages de dialogue, qui confirment la dimension théâtrale du texte. Tous ces éléments sont caractéristiques des fables de La Fontaine, dont « La Cigale et la Fourmi » constitue un bon exemple.
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À son habitude, le fabuliste combine le discours indirect et le discours direct, pour un effet de variété. La vivacité de la fable s’en trouve renforcée. Ainsi, le discours indirect se retrouve dans la première moitié de l’apologue : « elle alla crier famine » ou encore « la priant de lui prêter ». Le discours direct et le dialogue entre les deux personnages commencent à « je vous paierai ». La scène s’anime alors, avec des répliques courtes, qui s’enchaînent rapidement et marquent le débat entre les deux positions opposées.
Une morale implicite
La place accordée par La Fontaine à la morale dans ses fables est assez variable. On note qu’ici, elle est implicite. C’est au lecteur qu’il revient de la formuler. L’absence de morale explicite contribue à l’ambiguïté de la fable et de son enseignement. Généralement, la morale se trouve à la fin de l’apologue. Certaines fables du recueil débutent par l’enseignement et l’illustrent par le récit.
Dans « La Cigale et la Fourmi », la morale est remplacée par la chute : « Vous chantiez ? J’en suis fort aise. // Eh bien, dansez maintenant. » Le parallélisme des deux verbes “chantiez” et “dansez” semble sceller le destin de la Cigale. Il formule de manière ferme et définitive le refus de la Fourmi de venir en aide à son prochain. La Fontaine choisit une fin ouverte, comme l’avait d’ailleurs fait avant lui Esope.
Transition
Entre la Fourmi et la Cigale, le fabuliste ne tranche pas. Si la critique de l’insouciance est évidente, on ne peut pas pour autant comprendre la fable comme une apologie de la dureté et de l’intransigeance. La Fourmi, elle aussi, a de nombreux défauts !
II - La critique de l’insouciance et de l’oisiveté
La fable semble tout d’abord développer un stéréotype moral : la critique de l’insouciance et de l’oisiveté, incarnées par la Cigale. Lue de cette manière, la scène se présente comme une condamnation de la paresse et une apologie du travail.
Les défauts de la Cigale
La Cigale est insouciante et se livre aux plaisirs, sans penser à l’avenir et à la pénurie de nourriture qui ne manquera pas de venir avec les mois d’hiver. Elle vit dans le présent, comme si la saison froide ne devait jamais arriver. On pourrait dire que la Cigale est une allégorie de l’oisiveté. Sa seule activité est le chant. L’idée est répétée deux fois dans la fable, une première fois au début, « ayant chanté tout l’été », puis la Cigale elle-même confirme son emploi du temps : « Nuit et jour à tout venant // Je chantais. »
Le symbolisme s’appuie évidemment sur une observation de la nature : les cigales passent la belle saison à faire du bruit. Cette cymbalisation correspond à un son puissant produit par l’abdomen du mâle. Il s’agit d’un chant nuptial. Mais la vie des cigales est brève, puisqu’elles meurent à la fin de l’été.
La fable s’appuie donc sur une réalité du règne animal pour en tirer une preprésentation symbolique. La Cigale de l’apologue, comme toutes les cigales, passe sa courte vie à cultiver les plaisirs. Lorsqu’arrive l’hiver, elle se retrouve dans le plus total dénuement et est « fort dépourvue quand la bise fut venue ». Le premier enseignement de la fable semble donc être le suivant : l’oisiveté et la paresse conduisent à la pauvreté et à la mendicité.
Les qualités de la Fourmi
La Fourmi incarne le travail et la prévoyance. Tournée vers l’avenir et l’éventuelle période de pénurie, elle se prépare à l’hiver. Alors que La Fontaine précise que la Cigale n’a fait que chanter, il n’indique pas quelles sont les activités estivales de la Fourmi mais se contente de les sous-entendre. La Fourmi est le symbole de l’activité industrieuse.
En ce sens, la Fourmi incarne le siècle des marchands et l’essor du négoce, favorisé par le gouvernement de Colbert. C’est, pour la France, une période d’expansion économique. Sur le plan moral, la Fourmi correspond à l’honnête homme qui participe au développement de la société de son temps et qui fournit sa part d’efforts. Elle adopte par ailleurs une attitude raisonnable et rationnelle, qui la conduit à anticiper les problèmes. À l’inverse, la Cigale se laisse aller à la passion.
La Fourmi incarne en quelque sorte l’idéal classique, qui s’appuie sur la mesure et la raison. C’est ce qui ressort de sa réponse finale, froide et argumentée, pour ne pas dire calculatrice. La Cigale, quant à elle, célèbre les fastes du Baroque. Mais les plaisirs sont de courte durée.
Le choc de deux systèmes de valeurs
La fable décrit le choc de deux systèmes de valeurs. Face au dénuement et à l’hiver, la Cigale est réduite à la pauvreté, comme le montre le champ lexical : « dépourvue, pas un seul petit morceau, crier famine. » Elle devient une « emprunteuse ». Ses besoins sont d’ailleurs limités et elle est prête à les réduire, ce qu’illustre le passage de “mouche” à “vermisseau”. Elle se contenterait de « quelque grain ».
La Fontaine évoque à la fois la thématique de la mendicité et celle de l’emprunt. La Cigale est représentée “priant” la Fourmi « de lui prêter » de quoi manger. Elle s’engage à rembourser “avant l’août”, soit un an plus tard, à « la saison nouvelle », à la fois « l’intérêt » et le « principal », c’est-à-dire le capital.
Ce que montre le fabuliste, c’est qu’il est difficile pour la Cigale oisive d’inspirer la confiance nécessaire au crédit. Le problème de confiance est d’autant plus grave que la Cigale ne donne aucun signe de s’amender : elle entend visiblement reproduire le même comportement à l’avenir.
Transition
La Cigale apparaît comme un animal parasite, qui cherche à vivre du travail d’autrui. Certains critiques l’ont vue comme la représentation symbolique des artistes qui se font entretenir par un mécène fortuné.
III - Une critique du matérialisme ?
Mais la fable peut aussi être comprise comme une critique du matérialisme, et donc de la Fourmi. Cette dernière se distingue en particulier par sa dureté d’âme et son égoïsme.
Les défauts de la Fourmi
Nous avons vu ci-dessus que La Fontaine loue les qualités de prévoyance et de travail de la Fourmi. Ce sont là, certes, des traits de caractère utiles en société. La Fourmi se suffit non seulement à elle-même, mais elle contribue encore à la richesse du pays. Néanmoins, elle présente plusieurs défauts majeurs dans cette scène, au premier rang desquels son égoïsme. Deux mots se répondent à la rime : « emprunteuse » pour la Cigale, « pas prêteuse » pour la Fourmi. Cette dernière apparaît alors comme l’incarnation de l’avarice.
Selon le fabuliste, « c’est là son moindre défaut » : en d’autres termes, il aurait pu dresser un portrait à charge des matérialistes au cœur endurci. À aucun moment, la Fourmi n’est touchée par un sentiment de pitié. Pourtant, la Cigale est proche d’elle, comme le montre le terme « voisine ». La foi chrétienne, importante à l’époque classique, enjoint de faire la charité, ce que refuse la Fourmi.
Elle ajoute d’ailleurs ma méchanceté à l’avarice : à la fin de la fable, elle éprouve visiblement une sorte de jubilation face à la situation de dénuement de la Cigale. Elle se réjouit du malheur d’autrui et se plaît à humilier la personne qui la supplie. On ne peut donc pas dire que la Fourmi soit l’incarnation de l’honnête homme, dans l’esprit du XVIIe siècle. Ses défauts moraux sont trop marqués et elle n’est pas un modèle de bonne conduite.
Une réhabilitation de l’oisiveté ?
À aucun moment, La Fontaine ne fait l’éloge de l’imprévoyance ou de la paresse. On voit que selon lui, les dérives comportementales de la Cigale doivent obligatoirement la conduire à sa perte. Néanmoins, le ton de la fable évoque une sorte de bienveillance, voire de compassion à son égard. Alors que la Fourmi est égoïste, la Cigale ne garde pas ses talents pour elle, mais les partage « nuit et jour // à tout venant ». Son art est largement distribué et accessible à tous. Elle contribue donc, elle aussi, au bien-être social.
Si l’on considère la Cigale comme une allégorie des artistes, on comprend qu’elle représente la créativité, la poésie, la beauté, voire une forme d’oisiveté philosophique. Incapable de se nourrir par elle-même, elle doit compter sur les autres pour le faire. Elle incarne un contrepoint nécessairel au matérialisme économique et à l’esprit du négoce. En ce sens, « La Cigale et la Fourmi » pourrait se lire comme une réflexion sur le statut de l’artiste dans la société de son temps, artiste qui dépend de mécènes pour vivre et pour créer.
Conclusion
L’absence de morale explicite permet à La Fontaine de laisser coexister deux interprétations. Aucun des deux personnages ne fait le juste choix de vie. Entre l’oisiveté et le travail, faut-il choisir ? Ou peut-on trouver un équilibre ?
La fontaine valorise à la fois chacun de ses personnages, tout en critiquant leurs défauts respectifs. Certes, les valeurs liées à la prévoyance sont importantes, mais elles ne sont pas tout, et un monde sans artistes serait bien froid, à l’image du caractère revêche de la Fourmi.
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