Marcel Proust : vie et œuvre
Sommaire
En 1920, Proust écrit à Gaston Gallimard : « Si Le côté de Guermantes était meilleur et digne d'une telle épigraphe, je lui appliquerais le vers de Baudelaire "Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse" ».
Nourri de poésie (il lit Vigny, Musset), éduqué dans la bonne société parisienne, habitué des salons mondains puis littéraires, Marcel Proust est un homme du XIXe siècle. Catholique par tradition, juif par transmission, dreyfusard par conviction, l’écrivain en construction a hérité d’une réputation de dilettante et de snob mondain, menant dans ses premières années une vie légère, passionnée, protégée par sa situation financière aisée et ses relations dans la haute.
Conforté par l’amour sans borne de sa mère, il est atteint au cœur par sa mort. Cet événement le pousse à consacrer toute la seconde partie de sa vie à l’élaboration de son roman de 2400 pages, obsédé par l’idée de faire revivre les années enfuies, de reconvoquer les sensations disparues.
Classique dans sa conception de la littérature, mais homme de son temps et pourtant toujours en marge de la société, il livre une œuvre d’autofiction considérée comme l’acmé du genre romanesque, étudiée aujourd’hui dans le monde entier. L’auteur de La Recherche (À la recherche du temps perdu), mort prématurément à l’âge de 51 ans, a trouvé la réponse à ses questions existentielles : « À tout moment l'artiste doit écouter son instinct, ce qui fait que l'art est ce qu'il y a de plus réel, la plus austère école de la vie, et le vrai Jugement dernier ».
Qui est Marcel Proust ?
Marcel Proust naît le 10 juillet 1871, à Paris, dans le quartier d’Auteuil. Son père, Adrien, docteur et professeur à la faculté de médecine, est issu du milieu de la petite bourgeoisie catholique et provinciale. Jeanne Weill, sa mère, quant à elle, est la fille d’un riche agent de change d’origine juive alsacienne. C’est une femme très instruite, éduquée dans les règles de la bonne société parisienne : elle parle plusieurs langues et possède une culture solide en ce qui concerne la musique et la peinture.
Dès sa naissance, le petit Marcel montre des signes de faiblesse physique. Deux ans plus tard, naît Robert, frère cadet de Marcel, qui devient par la suite chirurgien.
La mère des deux enfants détient une autorité particulière du fait de l’absence de son mari, occupé à nouer des relations sociales et à lui être infidèle. Elle doit de son côté prendre en charge le jeune Marcel qui fait montre d’une sensibilité exacerbée, tant physique qu’émotionnelle. Le jeune garçon souffre d’asthme et vit l’enfer au printemps : à l’âge de neuf ans, il manque de mourir étouffé après une violente crise d’asthme. Ce handicap, chronique, le contraint à un mode de vie tranquille, fait de repos et de repli sur lui-même.
Dans son enfance, Marcel voyage souvent en compagnie de sa grand-mère en Normandie, à Dieppe ou à Cabourg, où le climat est plus adapté à sa santé. Dès son plus jeune âge, il dirige tout son amour vers sa mère, qui le surnomme « mon petit loup ». Il voit dans son jeune frère Robert, avec qui il entretient une relation affectueuse mais jamais intime, un rival (il l’évince d’ailleurs de son grand roman, À la recherche du temps perdu, alors qu’il évoque un grand nombre de ses proches). En outre, pour Maman Proust, Robert restera toujours « mon autre loup ».
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En 1882, Marcel Proust est inscrit au lycée Fontane, l’un des plus réputés de Paris : ancêtre du lycée Condorcet. Il y fréquente le beau monde de l’ouest parisien, enfants de commerçants et bourgeois, ainsi que de certaines familles fortunées israélites.
Il se lie d’amitié avec Jacques Bizet, fils du compositeur, mais aussi Daniel Halévy, Abel Desjardins, Pierre Lavallée, et connait son premier amour d’adolescence avec la fille d’un diplomate polonais. Ses fréquentes absences dues à sa santé fragile ne l’empêchent pas d’être un élève doué et de faire preuve d’une mémoire vive : il impressionne ses camarades en déclamant du Lamartine, Musset, Hugo, Racine ou Baudelaire.
Durant ses années de rhétorique, en 1887-1888, Marcel Proust commence à pratiquer la littérature et à développer sa sensibilité littéraire : en terminale, classe de philosophie, il est l’un des plus assidus contributeurs à plusieurs revues du lycée.
Dans ses relations amicales, Proust se montre passionné et dévoile un caractère déjà bien torturé. Un jour, il s’élance vers un camarade de classe, lui prend la main et lui confesse son « besoin d’une affection totale et tyrannique ».
Ces élans lui valent moqueries, méfiance, et parfois insultes de la part de ses amis. Sa vie amoureuse et sexuelle sera, toute sa vie durant, faite de déchirures, d’angoisses, de difficultés, et s’il reste somme toute discret sur les tenants et aboutissants de ses engagements sentimentaux tant pour les hommes que pour les femmes, le traitement qu’il fait de l’homosexualité dans son roman est novateur dans la production littéraire de l’époque.
Le dilettante mondain
A 20 ans, Marcel et ses grands yeux noirs, ses paupières lourdes, son regard immensément doux et nostalgique, est « un grand enfant indolent et trop perspicace », comme le décrit l’écrivain Léon Pierre-Quint.
Il commence à cet âge à fréquenter les salons parisiens (notamment ceux de Madame Baignères et de Madame Strauss – cette dernière devient l’une de ses plus fidèles amies). Il est fasciné par l’ascension sociale et les intrigues amoureuses de ceux qu’il côtoie. C’est aussi à cette époque qu’il hérite d’une réputation de snob.
Après son service militaire, Marcel Proust décide de s’inscrire à la Sorbonne, à la faculté de droit et en sciences politiques (quelque peu poussé par son père qui refuse de voir son fils se consacrer totalement à l’écriture) et suit les cours d’Albert Sorel et de Bergson.
En 1892, il fonde, dans le salon littéraire de Mme Strauss, la revue Le Banquet, avec Fernand Gregh, Robert Dreyfus, Daniel Halévy, Robert de Flers, Henri Barbusse. En 1893, au salon de Madame Lemaire, il fait deux rencontres majeures : celle de Robert de Montesquiou (un peintre aquarelliste qui reçoit tout Paris) et Reynaldo Hahn, un jeune vénézuélien prodige de musique. Le premier fera figure de mentor pour Proust, le second sera son amant durant trois ans.
Entre 1893, Marcel est reçu à ses examens de droit. En 1895, il rencontre Oscar Wilde. En 1897, l’affaire Dreyfus éclate et il prend la défense de l’officier soupçonné de trahison en organisant le Manifeste des cent quatre.
Il fréquente désormais les salons littéraires et artistiques de Saint-Germain et Saint-Honoré, où il acquiert une réputation de dilettante mondain. C’est dans ces lieux qu’il puise l’inspiration pour créer les personnages-clefs de La Recherche : Odette de Crécy (Madame Strauss), la duchesse de Guermantes et Odette Swann, (la comtesse de Greffhule), Charles Swann (Charles Haas), etc.
A 25 ans, le quotidien de Proust est celui d’un jeune adulte oisif : il dépense tout l’argent que ses parents lui donnent, se lève tard, déjeune au milieu de l’après-midi, couvé par une mère qui l’adore, organise des grands dîners (où l’on rencontre Anatole France, la comtesse de Noailles, le prince de Montesquiou, etc.), invite ses amis à déjeuner chez Larue ou au café Weber. Bref, il mène grand train, toujours préoccupé par ce souci de vie décalée (il ne commande pour lui que des fruits, et pour ses amis ce qu’il trouve de plus cher et hors-saison).
Quelle que soit la saison, il craint maladivement les courants d’air et ne sort jamais sans son épaisse pelisse devenue célèbre. Son père, inquiet de le voir inactif et sans emploi, lui obtient une place à la bibliothèque Mazarine : mais Marcel s’absente fréquemment, sous prétexte d’être malade, et vient si rarement que l’on met terme à son contrat.
Il veut se consacrer radicalement à l’écriture (il avait commencé la rédaction d’un roman, Jean Santeuil, abandonné entretemps). Au début des années 1900, il se lance dans la traduction de deux œuvres de John Ruskin, La Bible d’Amiens (1904) et le Sésame et les Lys (1906). En réalité, sa mère l’assiste dans ce travail, étant donné que le jeune écrivain maîtrise mal l’anglais.
Le père de Marcel meurt en 1903. Sa mère, en 1905. Cette dernière tragédie bouleverse l’écrivain en herbe et se pose comme le drame charnière de son existence : pris entre la culpabilité de n’avoir pas été le fils parfait et de n’avoir pas retourné l’amour que sa mère lui prodiguait, il décide de se laisser mourir de faim, puis accepte d’aller se faire soigner en maison de santé à Boulogne sur Seine pour se remettre en forme.
Seulement, Marcel a passé sa vie à dérégler son sommeil, à ingurgiter des remèdes de façon désordonnée et à adopter une attitude sceptique vis-à-vis des conseils des médecins. C’est donc toujours malade qu’il rentre chez lui en 1906. Néanmoins, cette retraite lui a donné le temps de réfléchir, et de comprendre ce qui sera désormais le but du reste de sa vie : faire revivre le temps perdu.
L’œuvre d’une vie
La seconde partie de la vie de Marcel Proust est entièrement consacrée à l’écriture de sa suite romanesque, A la recherche du temps perdu. Œuvre titanesque, La Recherche a pris dans le quotidien de Proust une place si capitale que vers la fin de sa vie, malade et obsédé à l’idée de clore sa grande œuvre, il ne sortait plus que rarement de sa chambre, et de son lit, aux petits soins de Céleste Albaret (sa gouvernante depuis 1914). Il commence la rédaction de son magnum opus en 1907. Il est composé de sept tomes :
Du côté de chez Swann (1913) ; À l'ombre des jeunes filles en fleurs (1919) ; Le Côté de Guermantes (1920-1921) ; Sodome et Gomorrhe (1921-1922) ; La Prisonnière (1923) ; Albertine disparue (1925) et Le Temps retrouvé (1927)
L’écriture de La Recherche ne suit pas un ordre chronologique : le premier et le dernier tome sont écrits en même temps, Proust vit entouré d’une multitude de feuillets et de notes éparses, et de multiples changements et réorganisations de l'œuvre ont été opérés au cours des années.
Le premier tome, Du côté de chez Swann, est publié en 1913, chez Grasset (après le refus de Gallimard et d’André Gide en particulier, qui s’en voudra par la suite et fera tout pour récupérer Proust). Le Temps retrouvé, dernier volume de La Recherche, n’est publié qu’à titre posthume, en 1927. Le premier tome est un succès en librairie, mais la critique ne s’intéresse pas encore au romancier, bien qu’elle ait conscience que ce qu’ils lisent là est novateur.
Durant toutes ces années d’écriture, Proust se malmène : il vit reclu, ne se nourrit pas correctement (un café et un croissant lui font sa journée), ne dort pas ou peu, alterne somnifère et excitants, etc. Il écrit à toute vitesse, dans son lit la plupart du temps, emmitouflé dans ses couvertures et baigné dans la brume émise par ses fréquentes fumigations.
En 1919, il obtient le Prix Goncourt pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Il est consacré, mais poursuit son chef-d'œuvre. Il ressent toujours plus un besoin de solitude, et refuse les invitations. Sa santé se dégrade davantage. En septembre 1922, il ne quitte plus que rarement sa chambre pour aller dîner au Ritz, vers quatre heures du matin. Dans la nuit du 17 au 18 novembre, assisté de Céleste, il corrige, annote, rassemble les derniers morceaux de sa Recherche. Il meurt le 18 novembre, à quatre heures de l’après-midi, en compagnie de Céleste qui ne l’a pas quitté, et de son frère Robert.
L’œuvre de Proust
Avant de publier les premiers tomes de La Recherche, Proust n’avait fait paraître que les traductions de John Ruskin, mais aussi un recueil de poèmes en prose et de nouvelles publié en 1896, Les Plaisirs et les jours, ainsi qu’un recueil de préfaces et d’articles, publié en 1919 à la NRF, Pastiches et Mélanges. Mais pour comprendre la poétique proustienne, ce qui a permis à l’écrivain de bâtir sa cathédrale romanesque, il faut se pencher sur deux textes : le Sur la lecture, qui est en réalité la préface d’une des traductions de John Ruskin ; et le Contre Sainte-Beuve, publié à titre posthume, en 1954.
Le Contre Sainte-Beuve nous permet de dresser un tableau de la position littéraire de Proust et la façon dont il s’inscrit dans la lignée de certains romanciers. Dans cet ouvrage, il critique des écrivains qu’il admire, dont Balzac et Flaubert. Il y attaque d’autre part le critique Charles-Augustin Sainte-Beuve, notamment sa théorie selon laquelle l'œuvre d’un écrivain serait le reflet de sa vie et ne peut s’expliquer que par elle. A ses yeux, « un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices ».
Dans son essai Sur la lecture, il se livre sur l’importance de « la puissance intellectuelle qu’on a dans la solitude », de se nourrir des auteurs qui nous ont précédés. Enfin, il fait une peinture touchante de cette amitié trouvée dans la lecture : « Il n'y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré ».
La Recherche
Ces deux ouvrages permettent d’introduire le monument littéraire qu’est La Recherche, et dont la première phrase figure désormais parmi les incipit restés célèbres dans l’histoire de la littérature française : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure ».
Ce roman massif, écrit à la première personne, est une autofiction, retraçant la vie de l’auteur/narrateur : ses années d’enfance à Guermantes, ses heures de lecture, le baiser de sa mère attendu dans son lit le soir (Du côté de chez Swann), puis la fin de l’innocence (A l’ombre des jeunes filles en fleurs), la découverte des mondanités, de l’homosexualité, de la jalousie (Le côté de Guermantes, Sodome et Gomorrhe). Il découvre aussi la perte de l’amour, vécu comme une incessante méfiance (La Prisonnière, Albertine disparue). Enfin, le dernier tome est celui du sursaut artistique, celui où le héros découvre que la mémoire, la convocation des sensations, est seule capable de faire de lui un romancier : il peut désormais se mettre à écrire.
Proust se demandait, à l’automne 1908 : « Suis-je romancier ? ». Il a toujours voulu l’être, c’est chose certaine, mais pendant longtemps, son désir est resté de l’ordre de la chimère. Le travail qu’il entreprend avec La Recherche est aussi et surtout l’histoire de cette construction de l’écrivain, laborieuse, retardée par la paresse, la maladie, le deuil, l’impuissance d’écrire. De plus, cette écriture rapide, (à l’automne 1909, les deux tiers de « Combray », première partie du tome Du côté de chez Swann sont achevés), est commandée par une angoisse constante, celle des « avertissements de la mort. Bientôt, tu ne pourras plus dire tout cela », confie Proust.
On ne peut ainsi dissocier la vie de l’auteur de son œuvre : elle est construite sur la réminiscence, les anecdotes glanées durant les dîners mondains, le cercle familial et amical qui l’a entouré, les lieux qu’il a habités et visités, etc. Ainsi, Combray, maison dans laquelle le narrateur passe son enfance, est un autre nom donné à la commune d’Illiers, lieu de pèlerinage de la famille Proust, qui s’y rendait chaque année pour visiter la sœur de Monsieur (modèle de la tante Léonie). Ce n’est que plus tard, en 1971, que le village est baptisé, en l’honneur de l’écrivain, Illiers-Combray.
La madeleine de Proust, épisode des plus célèbres de La Recherche, devenu aujourd’hui une expression dans le langage courant, en est l’exemple ultime.
Il comporte tout ce que la réminiscence évoque de capital pour l’écrivain. Et c’est une expérience réellement vécue en janvier 1909, après avoir fait tombé un petit morceau de pain grillé dans une tasse de thé. Il déclare alors, attentif aux sensations provoquées par cet acte qui tient du hasard :
Chaque jour, j’attache moins de prix à l’intelligence. Chaque jour, je me rends mieux compte que ce n’est qu’en dehors d’elle que l’écrivain peut saisir quelque chose de nos impressions, c’est-à-dire atteindre quelque chose de lui-même…
C’est sur cette base qu’il développe la théorie de la mémoire involontaire, la résurrection d’une impression ressentie auparavant, qui resurgit bien qu’oubliée.Enfin, le véritable sujet de La Recherche est une quête vivante à la question : quel est le chemin à suivre pour devenir écrivain ? La réponse, Proust l’apporte : il n’y a que dans l’art que l’on se révèle. L’art est mesure de la vie, il la transcende. Cet idéal esthétique et philosophique infuse chaque page, chaque phrase et chaque mot de son œuvre. Et son credo, le voici :
La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature ; cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir.