Marivaux (1688-1763) : vie et œuvre
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« Marivaux ne reconnaissait en aucun genre, en aucune nation, en aucun siècle, ni maître, ni modèle, ni héros, et disait quelquefois en plaisantant : « Je ne sers ni Baal ni le Dieu d’Israël ». » Ce portrait chinois d’un des dramaturges les plus marquants du début du XVIIIe siècle, nous le devons à d’Alembert, secrétaire perpétuel de l’Académie, dans son Éloge écrite en 1785, quelques années après la mort de son confrère, lui-même élu à l’Académie française en 1743.
Esprit libre, moderne à tous les points de vue (il prend le parti des Modernes dans la querelle contre les Anciens), léger et pourtant d’une grande lucidité quant à la nature des sentiments humains, Marivaux mène de front ses carrières de journaliste, de romancier et de dramaturge. Discret quant à sa vie privée mais exposé aux critiques des philosophes et penseurs qui lui sont contemporains (notamment de la part de Voltaire), Marivaux n’a jamais reçu, de son temps, une reconnaissance à la hauteur de son talent.
On lui doit aussi d’être le père du « marivaudage », cet art de faire naître l’amour par le langage, et d’une œuvre conséquente, coquette et néanmoins raffinée, tant dans son écriture que dans sa peinture des relations humaines.
Héritier de La Bruyère et de Diderot, il sait être piquant, jusque dans ses réflexions morales et sa critique sociale. D’Alembert dit encore : « Les ouvrages de Marivaux sont en si grand nombre, les nuances qui les distinguent sont si délicates […] qu’il paraît difficile de faire connaître en lui l’homme et l’auteur sans avoir recours à une analyse subtile et détaillée, qui semble exiger plus de développements, de détails, et par conséquent de paroles, que le portrait énergique et rapide d’un grand homme ou d’un grand écrivain. »
Suivant les recommandations de l’encyclopédiste, nous vous livrons ici une peinture de cet auteur de comédies politiques et sentimentales, de parodies provocatrices et de romans qui traitent d’une société en pleine transformation.
Qui est Marivaux ?
Marivaux, ou Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux de son vrai nom, naît à Paris, le 4 février 1688, l’année même de la parution de la première édition des Caractères de La Bruyère. Le même jour, du même mois, en 1743, il est élu à l’Académie française. Enfin, vingt ans plus tard, le 12 février 1763, il meurt à Paris, d’une pleurésie, à l’âge de 75 ans.
Marivaux, qui se laissait parfois aller à la superstition – du moins à la curiosité des coïncidences –, aurait apprécié la symbolique des dates. Né au sein d’une famille originaire de Normandie, le jeune Marivaux est élevé dans la capitale historique de l’Auvergne, à Riom, lorsque son père, Nicolas Carlet, est nommé directeur de l’hôtel des Monnaies de la ville. Marivaux reçoit une éducation plutôt moyenne – on sait qu’il dédaigne l’étude du latin et du grec. De 1710 à 1713, il suit des études à l’école de droit de Paris, sans pour autant les mettre en application.
Marivaux commence à écrire ses premières pièces à l’âge de dix-huit ans. En 1712, il publie sa toute première comédie, Le Père prudent et équitable, et un an plus tard, son premier roman, Les Aventures de… ou les Effets surprenants de la sympathie. Dans cette sorte de parodie romanesque, une « contre-épreuve de Cervantès » comme le dit lui-même le jeune auteur, il s’engage pour les Modernes dans la Querelle qui les oppose aux Anciens, en fustigeant vivement la tradition établie par Boileau et les règles de la composition. Il reçoit ainsi le soutien de Fontenelle, chef de file des Modernes et fréquente les salons littéraires, notamment celui de Madame de Lambert, et publie par la suite deux autres romans parodiques : Télémaque travesti (1715) et Homère travesti ou l’Iliade en vers burlesques (1716).
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Marivaux s’engage, à partir de 1717, au Nouveau Mercure, pour lequel il rédige des Lettres sur les habitants de Paris. La même année, il se marie avec la fille d’un riche avocat, Colombe Bologne. Cette alliance lui assure une situation financière stable et lui permet de se consacrer à l’écriture et à sa vie littéraire.
En 1720, Marivaux est victime de la banqueroute de Law, ce qui ne l’empêche pas de rencontrer un certain succès à la Comédie-Italienne avec sa pièce Arlequin poli par l’amour, jouée la même année. Ce premier triomphe annonce la révolution menée par Marivaux dans le genre de la comédie sentimentale. Plusieurs pièces suivront : La Surprise de l’amour (1722), La Double Inconstance (1723), Le Prince travesti (1724), La Fausse suivante (1724) et L’Île des Esclaves (1725).
Marivaux atteint le sommet de son art avec sa pièce Le Jeu de l’amour et du hasard, qui triomphe en janvier 1730 à la Comédie-Italienne. Des pièces de théâtre, Marivaux revient au roman en publiant la première partie de La Vie de Marianne (dont la rédaction dure plus de 15 ans, de 1726 à 1741), puis son roman d’apprentissage, Le Paysan parvenu, publié en 1935. Néanmoins, Marivaux n’aura jamais l’occasion de poser un véritable point final à ces deux romans.
En parallèle, Marivaux se fait aussi critique de son temps, moraliste et philosophe par le biais de journaux dont il est le seul rédacteur : Le Spectateur françois (1721-1724), L’Indigent Philosophe (1727) et Le Cabinet du philosophe (1734). Il se fait l’observateur d’une société hiérarchisée et dépeint les moeurs de ses contemporains, en défendant la devise latine qu’il a fait sienne à travers ses pièces de théâtre – et héritée de la Commedia dell’arte (Marivaux reprend d’ailleurs à son compte plusieurs codes et personnages stéréotypés de la comédie burlesque) – : « castigat ridendo mores » (corriger les moeurs par le rire).
Ces succès à la chaîne lui permettent d’être introduit par Fontenelle dans les salons littéraires, notamment celui de Madame de Tencin, qui par ailleurs soutient sa candidature à l’Académie française aux côtés de Madame de Pompadour. En effet, après deux échecs (en 1732 et 1736), Marivaux est finalement élu à l’Académie, le 24 décembre 1742, contre Voltaire. Son arrivée parmi les Immortels met fin au flot littéraire qui était le sien (en témoignent ses romans inachevés). Il n’écrit plus que quelques pièces à destination de la Comédie-Française et des discours pour l’Académie.
Une reconnaissance mitigée de ses contemporains
Dès la publication de ses deux premiers romans parodiques, Marivaux essuie un grand nombre de critiques. On le surnomme le « Théophraste moderne », en référence au philosophe grec auteur des Caractères (dont La Bruyère se fera d’ailleurs l’héritier).
Il alimente de nombreuses critiques de la part de l’école philosophique contemporaine, qui fustige la délicatesse de son style, considéré comme « précieux, alambiqué », on le traite de « coupeur de cheveux en quatre, prétendument dénué de grande dimension »( Michel Delon, Gallica BnF essentiels).
« Jamais on n’a retourné des pensées communes de tant de manières plus affectées les unes que les autres », dira de lui La Harpe. Marivaux répond à ces invectives dès 1719, dans son article intitulé Pensées sur la Clarté du discours : « Si Montaigne avait vécu de nos jours, que de critiques n’eût-on pas fait de son style ! Car il ne parlait ni français, ni allemand, ni breton, ni suisse. Il pensait, il s’exprimait au gré d’une âme singulière et fine ».
En fin de compte, la réception des œuvres de Marivaux est mitigée, non seulement de son temps, mais jusqu’au XIXe siècle. Sainte-Beuve saura défendre ce « théoricien et philosophe beaucoup plus perçant qu’on ne croit, sous sa mine coquette ». Palissot, en 1777, commente de son style en ces termes : « Ce jargon dans le temps s’appelait du marivaudage. Malgré cette affectation, M. de Marivaux avait infiniment d’esprit ; mais il s’est défiguré par un style entortillé et précieux, comme une jolie femme se défigure par des mines ». Même Voltaire aura quelques mots honorables à l’encontre de cet auteur prolixe :
À l’égard de M. de Marivaux, je serais très-fâché de compter parmi mes ennemis un homme de son caractère, et dont j’estime l’esprit et la probité. Il y a surtout dans ses ouvrages un caractère de philosophie, d’humanité et d’indépendance, dans lequel j’ai trouvé avec plaisir mes propres sentiments. Il est vrai que je lui souhaite quelquefois un style moins recherché, et des sujets plus nobles ; mais je suis bien loin de l’avoir voulu désigner, en parlant des comédies métaphysiques.
Voltaire, Lettre à M. Berger, 1736
L’œuvre de Marivaux
Romancier, dramaturge, penseur, Marivaux s’est imposé comme un écrivain clivant mais avant-gardiste dans sa représentation des sentiments humains. En effet, sa légèreté, héritée des salons raffinés de l’Ancien Régime, et qu’on lui reproche souvent, devient signe de sa singularité et de son originalité.
Donnant tour à tour ses pièces aux Italiens et aux Français, il y développe les nuances de l’aventure sentimentale : naissance, surprises, stratagèmes et enfin, triomphe de l’amour. D’Alembert prête la formule suivante à cet écrivain qui s’est donné pour but d’explorer sous toutes ses coutures la « carte du tendre » (Représentation topographique de la conduite et de la pratique amoureuses, dans la Clélie (1654-1660) de Madeleine de Scudéry) :
J’ai guetté dans le cœur humain toutes les niches différentes où peut se cacher l’amour lorsqu’il craint de se montrer, et chacune de mes comédies a pour objet de le faire sortir d’une de ses niches.
D’Alembert, Éloge de Marivaux, 1785
Mais Marivaux étend sa peinture de la société bien au-delà des intrigues romanesques, du badinage, du libertinage, bref de tout ce qui constitue son « marivaudage » : « Parmi ces comédies d’intrigue familiale et amoureuse, il en est qui ressortissent visiblement au théâtre – au sens large de politique. Il s’agit de justice sociale, d’égale répartition des droits et des devoirs, des conditions de la vie harmonieuse d’un groupe aux prises avec la question du pouvoir, plus que d’un individu désireux de voir clair dans son propre cœur et de trouver le chemin de son bonheur personnel. »
Cette analyse de la société de son siècle, Marivaux lui donne davantage de corps dans ses romans. Observateur privilégié de la société de son temps qu’il côtoie dans les salons, et rodé à l’exercice de la critique par le biais de son activité journalistique, Marivaux produit une œuvre romanesque particulière dans laquelle il allie critique morale et légèreté.
Sans abandonner la tradition précieuse dont il s’est fait le porte-étendard à travers ses premiers écrits, et très présente dans son Pharsamon ou les folies amoureuses (1712), Marivaux fournit un regard réaliste et juste sur les travers d’une société sur le déclin.
Dans La Vie de Marianne, qui relate l’histoire d’une orpheline abandonnée dans le Paris de 1730, il se permet digressions philosophiques et réflexions morales, dont le but est d’accompagner le parcours de la jeune fille. Il suit le même schéma dans Le Paysan parvenu, autre roman d’apprentissage à la première personne, qui met en scène un jeune homme, Jacob de la Vallée, fils de cultivateurs pauvres, dont on suit l’ascension vers les cercles les plus fermés de la société. Dans ces deux romans, Marivaux parvient à associer une description réaliste et détaillée des rouages de la société de son temps à la peinture, moins prosaïque, des caractères de ses personnages.
Un passage à la postérité mérité
Marivaux a beaucoup souffert des critiques qui lui ont été faites et qui le confinent au fameux « marivaudage » (on lui reproche notamment d’avoir popularisé, voire inventé – à tort – la formule « tomber amoureux »).
En réalité, Marivaux est bien l’inventeur d’une langue nouvelle, un langage dramatique qui cherche à rendre compte au plus près des méandres des sentiments. Le marivaudage, fonctionnant à partir de reprises de mots avec léger déplacement de sens ou d’accent, est un outil d’investigation psychologique.
Gallica BnF Essentiels, « À la redécouverte de Marivaux »
Même si Marivaux connaît un certain succès de son vivant, il faut attendre le siècle qui suit la Révolution française pour que les jugements émis par la génération des Encyclopédistes soient contestés.
Du temps de l’Ancien Régime, Beaumarchais (1732-1799, dramaturge auteur du Mariage de Figaro, du Barbier de Séville, etc.), est néanmoins considéré comme un héritier de Marivaux – certains voient dans Figaro un Arlequin dont l’impertinence poussée à l’extrême remet en cause l’ordre établi.
Le charme et le génie de cet auteur qui su faire jouer à ses personnages la comédie des sentiments touchera plus tard des auteurs tels qu’Alfred de Musset ou Jean Giraudoux. Jean Anouilh s’inspirera quant à lui de La Double inconstance pour sa pièce La Répétition ou l’Amour puni, en 1950. Au XXe, Marivaux acquiert le statut de grand classique français et devient l’un des dramaturge les plus joués après Molière.
Pour aller plus loin :