Stendhal : vie et œuvre
Sommaire
Une anecdote rapporte que Henri Beyle, plus connu sous le nom de plume de Stendhal (1783 -1842), se mit, à partir de 1832, à consigner la date à laquelle il mettait son premier pantalon blanc de l’année, signal du bonheur qui selon lui annonçait l’arrivée de la belle période (puisque la boue ne tachait plus le tissu dudit pantalon). Le plus souvent, c’était le 1er mai, jour de la fête du roi. Lorsqu’il ne pouvait revêtir sa blanche culotte avant le 28 juin, jour de l’Absinthe, il considérait que c’était alors une année froide.
Stendhal, qui a fait sa renommée par la publication de deux grands romans (Le Rouge et le Noir et La Chartreuse de Parme) est un être composite. « La conscience de Beyle est un théâtre et il y a beaucoup de l'acteur dans cet auteur », notait Paul Valéry. Cet être au caractère apparemment insaisissable est passé par l’armée, la diplomatie et les lettres, les passions amoureuses, le romantisme et le réalisme.
Il fut le fondateur de tout un art de vivre, le « beylisme », que l'on retrouve chez ses principaux personnages et dont la ligne de conduite se résume à la conciliation de deux principes : l'épicurisme passionné.
Sur cet écrivain qui aurait voulu vouer sa vie toute entière à flâner dans les rues d'Italie et à la « chasse au bonheur », Nietzsche écrit, en 1871 :
L'expression la plus réussie de la curiosité et de l'inventivité dont les Français ont fait preuve dans ce domaine des subtils frissons, j'en vois l'incarnation dans Henri Beyle, cet extraordinaire précurseur qui parcourut à une allure napoléonienne, en veneur et en découvreur, l'Europe de son temps et plusieurs siècles de l'âme européenne : il a fallu deux générations pour le rattraper tant bien que mal, pour deviner après lui quelques-unes des énigmes qui le tourmentèrent et le ravirent, cet étonnant épicurien, ce point d'interrogation fait homme, le dernier grand psychologue de la France...
Nietzsche, Par-delà le bien et le mal
Le nom de plume Stendhal a été choisi en référence à la ville allemande du même nom, située près de Brunswick et à l'ouest de Berlin. En effet, le romancier a occupé un poste dans l'administration napoléonienne d'occupation de cette ville.
Qui est Stendhal ?
Henri Beyle naît à Grenoble le 23 janvier 1781. Le jeune garçon perd sa mère à l'âge de sept ans, une mère qu'il aimait démesurément. Ce décès marque le commencement de sa « vie morale » comme il le confie dans son autobiographie inachevée, Vie de Henry Brulard, dans laquelle il dit aussi avoir été « amoureux de [sa] mère ».
De son enfance, il garde donc un très mauvais souvenir : « Tout mon malheur peut se résumer en deux mots : jamais on ne m'a permis de parler à un enfant de mon âge. Et mes parents (…) m'honoraient d'une attention continue. Pour ces deux causes, à cette époque de la vie si gaie pour les autres enfants, j'étais méchant, sombre, déraisonnable… »
Le jeune Stendhal est un révolté de la première heure : il se rebiffe conte son père, avocat au Parlement de Grenoble, contre sa tante Séraphie, contre son précepteur, l'abbé Raillane. Il prend en horreur la religion et la monarchie tout en se tournant avec passion vers les enseignements de la philosophie du XVIIIe. Il étudie les mathématiques et le dessin tout en préparant l’École Polytechnique. Pour s'y présenter, il se rend à Paris. Il finit néanmoins par renoncer à ce projet, lui préférant une vie mouvementée.
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L'armée et l'Italie
A partir de 1800, Henri Beyle amorce une carrière militaire grâce à l'appui de son cousin Pierre Daru, alors secrétaire général à la guerre. Il a dix-sept ans et rejoint l'armée d'Italie en devenant sous-lieutenant au 6e dragon. Il ne sait alors ni conduire son cheval, ni se servir de son sabre, mais dissimule son inaptitude sous un masque impassible et son imagination pétrie d'héroïsme romanesque.
Sous ses airs désinvoltes et cyniques, Henri Beyle est un homme sensible, ce qu'il appelle lui-même le côté « espagnol » de son tempérament. Le futur Stendhal tombe sous le charme de l'Italie. Il visite Bologne, puis Florence, où, dans l'église Santa Croce, il éprouve un sentiment que l'on appellera par la suite le « syndrome de Stendhal » (sensations éprouvées par les voyageurs exposés à des œuvres d'art provoquant chez eux des troubles psychosomatiques) et que l'écrivain décrit ainsi : « J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les beaux-arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, ce qu’on appelle les nerfs à Berlin ; la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber. » D'un autre côté, il s'ennuie rapidement à l'armée et démissionne en 1802.
De retour à Paris, il se laisse aller à un autre genre de rêveries : son souhait est désormais d'écrire « des comédies comme Molière » et de devenir « séducteur de femmes ». Il fréquente des actrices mais ne produit que des essais dramatiques moyens. C'est davantage dans la rédaction de son Journal, commencé en 1801, qu'il trouve sa véritable vocation.
Peu de temps après, il retourne à l'armée, toujours par l'entremise de son cousin Daru, mais cette fois-ci en tant qu'intendant. A ce poste, il part en Allemagne, Autriche, puis participe aux campagnes de Russie et de Saxe, et « tombe avec Napoléon » en avril 1814.
La Restauration met fin à la carrière militaire de Henri Beyle, laissant le loisir à ce dernier de s'installer à Milan. D'un caractère mélancolique et épris de nostalgie romantique, Stendhal griffonne son épitaphe sur un bout de papier en 1821 : « Arrigo Beyle Milanese, Visse, Scrisse, Amo. », suivie des noms de ses artistes préférés (Cimarosa, Mozart et Shakespeare), il précise encore : « N'ajouter aucun signe sale, aucun ornement plat, faire graver cette inscription en caractères majuscules » (au cimetière du Montparnasse, où il repose aujourd'hui, on peut lire les premières lignes de cette épitaphe).
A Milan, sa patrie de cœur, il se dévoue au plaisir, celui de vivre et d'aimer, qui inspirera son mode de vie, le « beylisme ». Un modus vivendi associant individualisme, culte du moi « allègre », passions ardentes et sensations exaltantes. Le héros stendhalien, tel qu'on le retrouve dans plusieurs ouvrages de l'auteur, est épris de « virtu », une énergie qui le distingue du vulgaire et lui permet de sortir conquérant dans sa « chasse au bonheur ».
Durant cette période, Henri Beyle s'attache à des travaux de critique musicale et picturale : Vie de Haydn, Mozart et Métastase, Histoire de la peinture en Italie. Il poursuit avec un premier ouvrage qu'il signe du nom de Stendhal et où son talent particulier commence à se manifester : Rome, Naples et Florence, publié en 1817.
La naissance du romancier
En 1821, Stendhal doit quitter Milan. Il regagne Paris où il poursuit sa course au bonheur dans les salons parisiens. Son sujet principal est celui de l'amour et de la passion. Lui-même s'est toujours intéressé aux femmes, à leur plaire, leur parler et les séduire. Lui qui était gauche et timide durant ses premières années, a exercé avec assiduité l'art de la séduction et possédé un grand nombre d'amantes et de maîtresses. Il médite sur ce thème et se lance dans un travail presque scientifique sur la question dans son essai De l'Amour, publié en 1822.
Durant la bataille romantique, qui oppose ce mouvement au classicisme français, Stendhal est un des premiers à s'engager aux côtés de l'idéal dramatique contre la citadelle classique, en publiant Racine et Shakespeare en 1823. Interprétant à sa façon les idées relativistes, il donne la définition suivante : « Le romanticisme est l'art de présenter au peuple les œuvres littéraires qui, dans l'état actuel de leurs habitudes et leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible ».
En 1827, il publie son tout premier roman, Armance, qui n'a aucun succès (le thème du roman, l'impuissance, lui est inspiré par son amie l'écrivain Claire de Duras, auteure de Olivier ou le secret).
C'est une période féconde pour Stendhal qui écrit aussi des nouvelles (Vanina Vanini, Le Coffre et le revenant, Le Philtre), ainsi qu'une Vie de Rossini en 1823 , et les Promenades dans Rome, en 1829. Mais son grand ouvrage est déjà en cours de rédaction. Fin 1830, Stendhal publie son chef-d’œuvre, Le Rouge et le Noir.
La réception du roman est cependant mitigée : Sainte Beuve est en admiration, quand Victor Hugo torpille l'auteur : « Chaque fois que je tente de déchiffrer une phrase de votre ouvrage de prédilection [répondant à Rochefort, admirateur du Rouge], c’est comme si on m’arrachait une dent… Stendhal ne s’est jamais douté un seul instant de ce que c’était que d’écrire ».
Au début des années 1830, la situation financière de Stendhal se complique. Molé, ministre de Louis-Philippe, le nomme alors consul à Trieste. Il ne reste pas longtemps en poste et rejoint Civita-Vecchia en 1831. Il commence la rédaction du roman Lucien Leuwen qu'il n'aura pas le temps de terminer.
La période 1836-1839 est un temps de congé durant lequel il retourne flâner dans les salons parisiens, voit du pays (Mémoires d'un Touriste, en 1828) et écrit La Chartreuse de Parme, son second roman à succès.
En 1839, de retour à son poste, il écrit son dernier roman, Lamiel. Sa santé se dégrade, il demande donc un nouveau congé en 1841. Il meurt d'une attaque d'apoplexie le 23 mars 1842.
Dans son autobiographie, écrite en 1835, Stendhal dresse le bilan suivant de sa vie : « L’état habituel de ma vie a été celui d’amant malheureux, aimant la musique et la peinture […] Je vois que la rêverie a été ce que j’ai préféré à tout, même à passer pour homme d’esprit ».
L’œuvre de Stendhal
Sur l'un des exemplaires de La Chartreuse de Parme, Stendhal a griffonné ce message crypté : « Aimetumie uxavoireut roifem mesoua voirfa itcemanro ? ». « Aimes-tu mieux avoir eu trois femmes ou avoir fait ce roman ? » demande Stendhal à lui-même.
Délibérer sur la façon dont on trouve son bonheur revient à se poser la question de la création littéraire pour Stendhal : avoir écrit sur la passion, créé des héroïnes ressemblant à ces demoiselles qu'il a aimé ou dont il aurait voulu être aimé et les rassembler dans ses romans, n'est-ce pas avoir possédé toutes les femmes dont il eut pu rêver ? Caché derrière son nom de plume, Henri Beyle est constamment présent dans ses romans. Ce qui explique la façon dont ses romans, pourtant pétris d'observation réaliste, révèlent une conception de la vie bien personnelle.
Présent dans son œuvre, Stendhal l'est doublement : « Il ne s'efface jamais complètement devant ses personnages, il les juge, se moque d'eux gentiment ou les écrase de son mépris lorsqu'ils lui sont antipathiques ». En outre, « ses héros lui ressemblent, le complètent ou le prolongent » (Lagarde et Michard).
En témoignent des personnages tels que Julien Sorel (héros du roman Le Rouge et le Noir), Fabrice del Longo (héros de La Chartreuse de Parme) ou Lucien Leuwen, qui sont des doubles de leur créateur, des « doppelgänger » romanesques (créature du folklore germanique).
A travers eux, Henri Beyle redore son image qu'il n'a jamais aimée : « Volontiers, je porterais un masque et changerais de nom », confie-t-il dans ses correspondances. La vraie vie de Stendhal commence à son bureau, lorsqu'il se plonge dans l'univers romanesque. Ces personnages sont « plus brillants, plus entreprenants, plus dynamiques, plus séduisants » que lui, et vivent une vie « plus mouvementée, plus dramatique, plus passionnante ».
Si l'impulsion de création littéraire semble toute romantique, si l'envie relève d'une approche dramatique de la vie transformée en matière romanesque, le procédé et la méthode sont quant à eux réalistes.
Nous connaissons bien la phrase de Stendhal à propos du roman, formulée dans Le Rouge et le Noir : « Le roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route ».
En effet, si Stendhal puise dans son imagination la matière qui fait advenir ses personnages en héros passionnants et passionnés, il est avant tout soucieux de la vérité. Cette démarche a alimenté les premières théories réalistes (aux côtés de Balzac, il fait partie des pionniers du mouvement). Ainsi, Stendhal « contrôle les réactions des êtres nés de ses souvenirs et de ses rêves, il choisit, comme canevas de leurs aventures des événements réels, enfin il les fait évoluer dans des milieux qu'il connaît bien et qu'il peint d'après nature ».
Dans Le Rouge et la Noir (1830), Stendhal dresse le tableau de la société française, de la noblesse de province à l'aristocratie parisienne en passant par les milieux ecclésiastiques sous la Restauration, tout en suivant Julien Sorel, personnage différent de son milieu, fier et saturé d'ambition (vers la fin du roman, devant un tribunal, Julien déclare : « Messieurs, je n'ai point l'honneur d'appartenir à votre classe, vous voyez en moi un paysan qui s'est révolté contre la bassesse de sa fortune »).
Dans La Chartreuse de Parme (1839), Stendhal nous initie aux intrigues d'une petite cour italienne, faite de partis pris de la part de l'auteur et de descriptions satiriques de l'absolutisme. Dans ces deux œuvres, ainsi que dans Lucien Leuwen, Stendhal s'inspire de faits historiques, de faits divers, de lieux vus, de choses lues pour fournir une analyse stricte de la société et de l'humain dans un style qui ne se veut pas poétique, mais « sec », qui peut se résumer à cette déclaration : « Je tremble de n'avoir écrit qu'un soupir quand je crois avoir noté une vérité. »