Le symbolisme (1870-1900) : mouvement littéraire
« Le symbolisme avait cherché l’essence de la poésie », commente le linguiste Guy Michaud, un siècle après l’avènement de ce mouvement poétique de la fin du XIXe siècle.
Dans Message poétique du symbolisme, publié en 1947, Guy Michaud revient sur l’idéal de poésie pure visé par des monstres sacrés de la poésie française Verlaine, Mallarmé, Laforgue, ou encore du théâtre avec Maeterlinck et Alfred Jarry…
Autant de noms qui cherchent, dans cette seconde moitié du siècle, à réinventer l’approche de la poésie à la suite de Baudelaire, par le biais du symbole, c’est-à-dire de « l’accouplement » de réalités séparées, afin d’aboutir à ce point de rencontre entre l’objet, le mot et l’absolu.
« Vêtir l’idée d’une forme sensible » : c’est par ces mots que le poète Jean Moréas (1856-1910) définit le symbolisme dans un « Manifeste littéraire » publié dans Le Figaro le 18 septembre 1886. Dans ce texte, on décèle surtout une forme de réaction générale au matérialisme et au positivisme de l’époque.
Il poursuit, après avoir cité le romantisme et la « mesquine tentative des Parnassiens » de donner à la poésie un nouveau souffle dans la première moitié du siècle, et après avoir aussi étrillé le naturalisme (mouvement essentiellement romanesque), qu’une « nouvelle manifestation d’art [est] donc attendue, nécessaire, inévitable. Cette manifestation, couvée depuis longtemps, vient d’éclore. »
Origines du symbolisme
Contexte historique et littéraire
Nous sommes à la fin du XIXe siècle. La seconde moitié du siècle hérite de l’esprit positiviste et matérialiste divulgué par toute une génération persuadée que les seules vérités se trouvent dans le monde matériel. Ce courant de pensée s’est incarné dans le roman avec le naturalisme zolien, fondé sur l’avènement des sciences expérimentales (Claude Bernard). À rebours de cette conception du monde, durant les années 1870, une grande partie des gens de lettres se tournent à nouveau vers la vie spirituelle, le mystère et la métaphysique.
Ce nouvel intérêt trouve ses racines littéraires et philosophiques dans la redécouverte des poèmes de Charles Baudelaire (1821-1867), ainsi que par la traduction d’oeuvres étrangères, telles que La Philosophie de l’inconscient, de Hartmann (1824-1906) ou Le Monde comme volonté de représentation, de Schopenhauer (1788-1860).
Aux yeux des symbolistes, le monde ne peut se réduire à la matière, c’est en cela que le mouvement s’oppose au naturalisme et cherche à représenter non seulement l’Idée dans ce qu’elle a de plus absolu, mais aussi la vie intérieure de l’homme.
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En cela, ils expriment aussi leur désaccord avec le romantisme et le mouvement parnassien, pour lesquels la poésie avait pour but de rechercher la Beauté, non d’exprimer des idées. Ainsi, le réel ne peut non plus se réduire à son seul aspect esthétique quand il est composé de représentations que nous en avons et des signes que nous utilisons pour le rendre intelligible.
Sur le plan artistique, les symbolistes se tournent radicalement vers le monde des idées, qui leur semble plus riche et fécond que la matière et l’objet. C’est pourquoi le symbole leur paraît être le meilleur outil pour parvenir à surmonter ce point d’achoppement entre les obligations de la vie quotidienne et l’aspiration à un absolu total.
Pour comprendre ce dont il s’agit, il suffit de se pencher sur l’étymologie du mot « symbole » : du verbe grec συμϐάλλειν (sun-balein), mettre ensemble (de σὺν, « avec » et βάλλειν, « jeter »). « Un symbole, au sens premier du terme, est un accouplement de deux choses “lancées ensemble”. Concrètement, dans la réalité de la Grèce antique, le “symbolon” désignait justement un morceau de poterie que l’on brisait en deux et dont les ambassadeurs de deux cités alliées conservaient chacun une moitié en signe de reconnaissance » (Henri Mitterand).
Ainsi, le symbole est une association de deux réalités et le signe même, c’est-à-dire la preuve, de cette association. Le symbole a aussi une connotation religieuse, il permet de désigner ce qui illustre ou rassemble les éléments essentiels d’une doctrine.
Dans le domaine philosophique, il est à rapprocher de la représentation, « ce qui représente autre chose en vertu d’une correspondance analogique » (André Lalande, Vocabulaire de la philosophie). Le symbolisme procède donc par analogie, contrairement à la pensée logique qui procède par analyse.
Cette définition se rapproche de la conception platonicienne selon laquelle les réalités du monde ne sont que les symboles d’idées pures. Enfin, dans le domaine littéraire, le mot symbole, héritant de ces définitions précédentes, s’apparente à la transposition religieuse (un emblème comme lorsque l’eau claire devient le symbole de la pureté), mais aussi à la représentation de vérités ou de mystères cachés. Les symbolistes se caractérisent donc par l’usage récurrent de l’image littéraire dont le but est de donner une forme concrète à une idée abstraite, par le biais de la métaphore, de la comparaison ou de l’allégorie.
Les porte-étendards du symbolisme
Le premier à avoir fait usage du symbole, non seulement en tant que moyen de figurer des abstractions mais aussi comme vecteur de vérités dont l’expression symbolique n’est que le point de départ d’une réflexion sur le pouvoir de la création poétique, n’est autre que Baudelaire.
Dans le poème « Correspondances » (Les Fleurs du mal, 1857), on trouve ainsi mise en forme la conception baudelairienne de l’idéal trouvé dans l’art total : « Comme de longs échos qui de loin se confondent / Dans une ténébreuse et profonde unité, / Vaste comme la nuit et comme la clarté, / Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. »
Jean Moréas, dans son « Manifeste du symbolisme » cité plus haut, liste les grands noms symbolistes de son époque :
Disons que Charles Baudelaire doit être considéré comme le véritable précurseur du mouvement actuel ; M. Stéphane Mallarmé le lotit du sens du mystère et de l’ineffable ; M. Paul Verlaine brisa en son honneur les cruelles entraves du vers que les doigts prestigieux de M. Théodore de Banville avaient assoupli auparavant.
Jean Moréas, Manifeste du symbolisme
En effet, Paul Verlaine (1844-1896), l’un de nos plus grands poètes français, tient une place importante dans le développement du symbolisme. Alors que nous avons tendance à le limiter à sa relation avec le jeune Rimbaud, à ses élans mélancoliques et à ses frasques de vagabond céleste, Verlaine a livré, avec L’Art poétique (à lire à la fin de cet article, ndlr) publié dans la revue Paris-Moderne en novembre 1882, un texte fondateur du symbolisme.
Verlaine s’est fait connaître comme le poète des clairs-obscurs, mais il fut aussi un jongleur de rythmes impairs, d’assonances, de paysages en demi-teintes. Ses poèmes, notamment ceux rassemblés dans Romances sans paroles, sont à rapprocher de la peinture impressionniste et de la musique, qui sont souvent associés au mouvement symboliste.
La poésie de Verlaine a une grande affinité avec le genre musical. Car c’est par la mélodie du vers, par son accent et son intensité, que le poète peut rendre compte de la multiplicité du réel. Debussy a par la suite mis en musique plusieurs poèmes de Verlaine (L’Ariette oubliée, Il pleure dans mon cœur…) Ce n’est pas par hasard que la synesthésie est pratiquée tant en musique qu’en poésie à cette époque.
En ce qui concerne Stéphane Mallarmé (1842-1898), le lien entre sa poésie et la musique est là aussi fondamental. Il faut « reprendre à la musique notre bien », affirme-t-il. On peut noter la collaboration entre Mallarmé et Debussy, qui composa un opéra inspiré du texte mallarméen L’Après-midi d’un faune (parmi les autres compositeurs à associer au symbolisme, nous pouvons aussi citer Ravel, Fauré, et Satie).
En outre, aux yeux de Maître du symbolisme, comme le nommaient ses disciples, le langage poétique est une énigme. « Un poème est un mystère dont le lecteur doit chercher la clef », affirme-t-il.
De plus, Mallarmé est celui à qui l’on doit la conception actuelle du symbolisme en tant que mouvement littéraire défini. Il pense le monde en termes de représentation, et le langage en termes de signes. Henri Mitterand explique :
Le symbolisme, chez lui, s’égale à la conviction austère que la seule mission du poète, loin de tout message et de toute fiction, est de faire figurer l’absolu des choses dans un espace lui-même épuré des mots et des vers. Le symbole coïncide chez lui avec la définition qu’il donnait de l’acte poétique en général : “La merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole.”
Henri Mitterand, Ibid
En ce sens, Mallarmé critique vivement le Parnasse : « Nommer un objet, c’est supprimer les trois-quarts de la jouissance du poème qui est faite de deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve. C’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbole : évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme, ou inversement choisir un objet et en dégager un état d’âme par une série de déchiffrement » (échange avec le journaliste Jules Huret, L’Echo, Paris, 14 mars 1891).
Les « disciples » du mouvement
Le mouvement symboliste trouve rapidement un écho dans le milieu littéraire de l’époque. Surgit alors une « constellation symboliste » au cœur de laquelle des poètes, puis des dramaturges, donnent tour à tour un nouvel élan au mouvement. Parmi les plus notables, nous pouvons nommer les suivants :
Jules Laforgue (1860-1887) : Né à Montevideo comme Lautréamont, mort à vingt-sept ans de la tuberculose, Jules Laforgue est un autre des « poètes maudits ». Ce grand admirateur décadent de Mallarmé a conservé du symbolisme le goût de l’absolu. Cependant, toutes les représentations laforguiennes se subordonnent au symbole qui est à ses yeux le principal : celui d’un monde « encrassé », du grand corps souffrant de sa génération désabusée.
Maurice Maeterlinck (1862-1849) : Ce poète belge fréquente les milieux littéraires parisiens. Il participe au développement du mouvement, en partie dans son théâtre, pour lequel il est surtout connu. Mais aussi par sa poésie, grâce à laquelle il accède à une certaine notoriété, notamment grâce à certains vers de son recueil Les Serres chaudes (1889) et Douze chansons (1896).
Sa définition du symbolisme, donnée alors qu’il est interrogé par Jules Huret, en 1891, dans le cadre de l’Enquête sur l’évolution littéraire, est la suivante : « Le poète doit, me semble-t-il, être passif dans le symbole, et le symbole le plus pur est peut-être celui qui a lieu à son insu et même à l’encontre de ses intentions ; le symbole serait la fleur de la vitalité du poème : et, à un autre point de vue, la qualité du symbole deviendrait la contre-épreuve de la puissance et de la vitalité du poème. Si le symbole est très haut, c’est que l’œuvre est très humaine. C’est à peu près ce que nous disions cette après-midi, s’il n’y a pas de symbole, il n’y a pas d’œuvre d’art. […] Car le symbole qui émane de la vie de tout être est bien plus haut et plus impénétrable que le plus merveilleux symbole préconçu, et la simple vie des êtres contient des vérités mille fois plus profondes que toutes celles que peuvent concevoir nos plus hautes pensées. »
Alfred Jarry (1873-1907) : Les pièces anarchiques du cycle d’Ubu (en particulier Ubu Roi, montée en 1896 au théâtre de l’Œuvre), sont saturées de symboles. Le théâtre d’Alfred Jarry est une réaction au théâtre idéal et conventionnel, et se présente comme l’avant garde de notre conception dramaturgique contemporaine. « Parodie délibérée du théâtre historique façon Shakespeare ou romantique, comme des œuvres vaudevillesques à la mode, ce délirant drame en cinq actes, en prose, qui n’était au départ qu’une pochade de collégiens, rejoint l’esthétique symboliste par son refus de se situer dans l’immédiateté du réel et de l’histoire. » (Henri Mitterand)
En marge du mouvement qui trouve des adeptes dans la poésie et le théâtre, se développe tout un courant musical et pictural inspiré par les préceptes du symbolisme. Odilon Redon fait partie de ces peintres qui utilisent le symbole pour représenter des réalités abstraites, touchant souvent à des états psychologiques, tels que le sentiment, le rêve, l’imagination ou la folie.
Principes du symbolisme
Sur le plan poétique, entre mysticisme, élan désespéré ou écriture décadente, se dégagent trois préférences symbolistes fondées sur les trois éléments fondamentaux du mouvement : le symbole, la suggestion et la musique :
- La préférence donnée à l’idée et au signe sur le réel ou la matière
- La suggestion prend le pas sur la représentation
- La musique et l’harmonie sont préférées à la forme en tant que telle
Extraits d’auteurs symbolistes
Voici une sélection d’extraits tirés des recueils poétiques qui jalonnent cette période symboliste (aussi disponibles sur Wikisource).
Abolie, et son aile affreuse dans les larmes
Du bassin, aboli, qui mire les alarmes,
Des ors nus fustigeant l’espace cramoisi,
Une Aurore a, plumage héraldique, choisi
Notre tour cinéraire et sacrificatrice,
Lourde tombe qu’a fuie un bel oiseau, caprice
Solitaire d’aurore au vain plumage noir…
Ah ! des pays déchus et tristes le manoir !
Pas de clapotement ! L’eau morne se résigne,
Que ne visite plus la plume ni le cygne
Inoubliable : l’eau reflète l’abandon
De l’automne éteignant en elle son brandon :
Du cygne quand parmi le pâle mausolée
Ou la plume plongea la tête, désolée
Par le diamant pur de quelque étoile, mais
Antérieure, qui ne scintilla jamais.
Crime ! bûcher ! aurore ancienne ! supplice !
Pourpre d’un ciel ! Etang de la pourpre complice !
Et sur les incarnats, grand ouvert, ce vitrail.
Mallarmé, Hérodiade (ouverture, La Nourrice), 1864-67
De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose
Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’Indécis au Précis se joint.
C’est des beaux yeux derrière des voiles
C’est le grand jour tremblant de midi,
C’est par un ciel d’automne attiédi
Le bleu fouillis des claires étoiles !
Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance !
Oh! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor !
Fuis du plus loin la Pointe assassine,
L’Esprit cruel et le Rire impur,
Qui font pleurer les yeux de l’Azur
Et tout cet ail de basse cuisine !
Prends l’éloquence et tords-lui son cou !
Tu feras bien, en train d’énergie,
De rendre un peu la Rime assagie.
Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où ?
Ô qui dira les torts de la Rime ?
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d’un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime ?
De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée
Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée
Vers d’autres cieux à d’autres amours.
Que ton vers soit la bonne aventure
Eparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym…
Et tout le reste est littérature.
Verlaine, L’Art poétique, 1874
Deux royaux cors de chasse ont encore un duo
Aux échos,
Quelques fusées reniflent s’étouffer là-haut !
Allez, allez, gens de la noce,
Qu’on s’ en donne une fière bosse !
Et comme le jour naît, que bientôt il faudra,
A deux bras,
Peiner, se recrotter dans les labours ingrats,
Allez, allez, gens que vous êtes,
C’est pas tous les jours jour de fête !
Ce violon incompris pleure au pays natal,
Loin du bal,
Et le piston risque un appel vers l’idéal…
Mais le flageolet les rappelle
Et allez donc, mâl’s et femelles !
Un couple erre parmi les rêves des grillons,
Aux sillons ;
La fille écoute en tourmentant son médaillon.
Laissez, laissez, ô cors de chasse,
Puisque c’est le sort de la race.
Les beaux cors se sont morts; mais cependant qu’au loin,
Dans les foins,
Crèvent deux rêves niais, sans maire et sans adjoint.
Pintez, dansez, gens de la terre,
tout est un triste et vieux mystère.
-Ah ! Le premier que prit ce besoin insensé
De danser
Sur ce monde enfantin dans l’inconnu lancé !
Ô terre, ô terre, ô race humaine,
Vous me faites bien de la peine.
Jules Laforgue, « Complainte du soir des comices agricoles », Les Complaintes, 1885
Les trois sœurs aveugles
(Espérons encore)
Les trois sœurs aveugles
Ont leurs lampes d’or.
Montent à la tour,
(Elles, vous et nous)
Montent à la tour,
Attendent sept jours…Maurice Maeterlinck, « Les Trois soeurs aveugles », Douze chansons, 1896
Ah ! dit la première,
(Espérons encore)
Ah ! dit la première,
J’entends nos lumières…
Ah ! dit la seconde,
(Elles, vous et nous)
Ah ! dit la seconde,
C’est le roi qui monte…
Non, dit la plus sainte,
(Espérons encore)
Non, dit la plus sainte,
Elles se sont éteintes…
Père Ubu
Merdre.
Mère Ubu
Oh ! voilà du joli, Père Ubu, vous estes un fort grand voyou.
Père Ubu
Que ne vous assom’je, Mère Ubu !
Mère Ubu
Ce n’est pas moi, Père Ubu, c’est un autre qu’il faudrait assassiner.
Père Ubu
De par ma chandelle verte, je ne comprends pas.
Mère Ubu
Comment, Père Ubu, vous estes content de votre sort ?
Père Ubu
De par ma chandelle verte, merdre, madame, certes oui, je suis content. On le serait à moins : capitaine de dragons, officier de confiance du roi Venceslas, décoré de l’ordre de l’Aigle Rouge de Pologne et ancien roi d’Aragon, que voulez-vous de mieux ?
Mère Ubu
Comment ! après avoir été roi d’Aragon vous vous contentez de mener aux revues une cinquantaine d’estafiers armés de coupe-choux, quand vous pourriez faire succéder sur votre fiole la couronne de Pologne à celle d’Aragon ?
Père Ubu
Ah ! Mère Ubu, je ne comprends rien de ce que tu dis.
Mère Ubu
Tu es si bête !
Père Ubu
De par ma chandelle verte, le roi Venceslas est encore bien vivant ; et même en admettant qu’il meure, n’a-t-il pas des légions d’enfants ?
Mère Ubu
Qui t’empêche de massacrer toute la famille et de te mettre à leur place ?
Père Ubu
Ah ! Mère Ubu, vous me faites injure et vous allez passer tout à l’heure par la casserole.
Mère Ubu
Eh ! pauvre malheureux, si je passais par la casserole, qui te raccommoderait tes fonds de culotte ?
Père Ubu
Eh vraiment ! et puis après ? N’ai-je pas un cul comme les autres ?
Mère Ubu
À ta place, ce cul, je voudrais l’installer sur un trône. Tu pourrais augmenter indéfiniment tes richesses, manger fort souvent de l’andouille et rouler carrosse par les rues.
Père Ubu
Si j’étais roi, je me ferais construire une grande capeline comme celle que j’avais en Aragon et que ces gredins d’Espagnols m’ont impudemment volée.
Mère Ubu
Tu pourrais aussi te procurer un parapluie et un grand caban qui te tomberait sur les talons.
Père Ubu
Ah ! je cède à la tentation. Bougre de merdre, merdre de bougre, si jamais je le rencontre au coin d’un bois, il passera un mauvais quart d’heure.
Mère Ubu
Ah ! bien, Père Ubu, te voilà devenu un véritable homme.
Père Ubu
Oh non ! moi, capitaine de dragons, massacrer le roi de Pologne ! plutôt mourir !
Mère Ubu (à part).
Oh ! merdre ! (Haut.) Ainsi tu vas rester gueux comme un rat, Père Ubu.
Père Ubu
Ventrebleu, de par ma chandelle verte, j’aime mieux être gueux comme un maigre et brave rat que riche comme un méchant et gras chat.
Mère Ubu
Et la capeline ? et le parapluie ? et le grand caban ?
Père Ubu
Eh bien, après, Mère Ubu ? (Il s’en va en claquant la porte.)
Mère Ubu (seule).
Vrout, merdre, il a été dur à la détente, mais vrout, merdre, je crois pourtant l’avoir ébranlé. Grâce à Dieu et à moi-même, peut-être dans huit jours serai-je reine de Pologne.
Alfred Jarry, Ubu Roi, (scène d’exposition), 1896
Pour aller plus loin, lisez notre guide complet sur les mouvements littéraires.