Aimé Césaire (1913-2008) : vie et œuvre
« La justice écoute aux portes de la beauté », écrit Aimé Césaire dans son poème Moi, laminaire…, publié en 1982.
Tout à la fois poète, dramaturge, essayiste et homme politique, Aimé Césaire fait partie de ceux, aux côtés de Léopold Sédar Senghor, qui ont fait naître le mouvement de la « négritude ».
Né en Martinique, arrivé à Paris pour ses études supérieures où il fréquente les salons littéraires et les cercles intellectuels, Aimé Césaire s’empare alors rapidement du combat de l’assimilation culturelle, notamment par le biais de la revue L’Etudiant Noir, qu’il cofonde en 1935 avec des étudiants antillais, guyanais et africains.
Lui qui déclarait : « Je ne sépare pas mon action politique de mon engagement littéraire », a été tour à tour professeur en Martinique, maire de Port-de-France, puis député de la Martinique de 1945 à 1993 (un des plus longs mandats), tout en prônant une poésie exaltante, engagée et dénonciatrice.
Qui est Aimé Césaire ?
Aimé Fernand David Césaire est né en Martinique, à Basse-Pointe, le 26 juin 1913, au sein d’une famille de sept enfants. Son père, Fernand Césaire est administrateur, puis travaille au bureau des impôts. Sa mère, Eleonore Hermine, est couturière.
Après avoir été scolarisé dans l’école primaire de Basse-pointe, il part à Fort-de-France au lycée Victor-Schoelcher, puis décroche une bourse pour entrer en hypokhâgne au lycée parisien Louis-le-Grand. C’est dans les couloirs de la fameuse classe préparatoire qu’il rencontre les écrivains sénégalais Ousmane Socé Diop, et Léopold Sédar Senghor, avec qui il se lie d’amitié.
A Paris, il fréquente le salon littéraire de Paulette Nardal, femme de lettres et journaliste française, elle aussi née en Martinique. Là, il rencontre de jeunes étudiants africains et, avec eux, remet en question l’aliénation culturelle des sociétés coloniales martiniquaises et guyanaises.
Avec son ami de jeunesse, le Guyanais Léon Gontran Damas, Léopold Sédar Senghor et d’autres jeunes intellectuels caribéoguyanais, Aimé Césaire, alors sur le point d’entrer à l’Ecole Normale Supérieure (il y est reçu en 1935), fonde la revue L’Etudiant noir en septembre 1934. Damas définit ainsi le journal :
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L’Étudiant noir, journal corporatif et de combat, avait pour objectif la fin de la tribalisation, du système clanique en vigueur au quartier Latin ! On cessait d’être étudiant martiniquais, guadeloupéen, guyanais, africain et malgache, pour n’être qu’un seul et même étudiant noir.
Leon Gontran Damas, L’Etudiant noir
Dès son premier article « Jeunesse noire et assimilation », publié dans le numéro 1 de mars 1935, Aimé Césaire affirme l’existence d’une nature nègre éternelle :
Si l’assimilation n’est pas folie, c’est à coup sûr sottise, car vouloir être assimilé, c’est oublier que nul ne peut changer de faune ; c’est méconnaître « altérité » qui est loi de Nature.
Aimé Césaire, L’Etudiant noir, 1 mars 1935
L’émergence de la Négritude
C’est dans cette revue, symptomatique d’une prise de conscience anticolonialiste de l’entre-deux-guerres, et autour de laquelle se rassemble des écrivains et poètes francophones noirs (Léopold Sédar Senghor, les sœurs Paulette et Jeanne Nardal, Jacques Rabemananjara, Léon-Gontran Damas, Guy Tirolien, Birago Diop et René Depestre…) qu’apparaît pour la première fois le terme de « négritude ».
De ce concept, défini par Césaire comme « le rejet. Le rejet de l’assimilation culturelle ; le rejet d’une certaine image du Noir paisible, incapable de construire une civilisation. Le culturel prime sur le politique », naît un mouvement littéraire, mais aussi politique.
En effet, en 1935, Aimé Césaire adhère aux Jeunesses communistes et sa lutte se concentre non seulement sur l’aspect culturel de la colonisation (il se revendique pour une reconnaissance de la culture africaine et rejette l’assimilation), mais aussi sur l’aspect radicalement humaniste. « Je suis de la race de ceux qu’on opprime », déclare-t-il.
Par la suite, on retrouve le concept de négritude dans une de ses œuvres majeures, Cahier d’un retour au pays natal, long poème en prose publié en 1939. L’idée lui vient d’abord lors d’un voyage en Dalmatie (Croatie) en 1936, puis se concrétise alors qu’il retourne en Martinique, après dix ans d’absence. En voici un extrait :
Ma négritude n’est pas une pierre, sa surdité ruée contre la clameur du jour
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal
ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil mort de la terre
ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale
Aimé Césaire développe par la suite sa pensée de la négritude dans Discours du le colonialisme, publié bien plus tard en 1950, conférant à une impulsion d’abord intellectuelle et littéraire, une dimension bien plus radicale sur le plan politique : l’essai, anticolonialiste, est publié par Réclame, maison d’édition liée au Parti communiste.
Césaire y dénonce les violences et abus liés au colonialisme, critique la position des bourgeois dont le conformisme et le « comme-il-faut » étouffent une quelconque prise de conscience face aux travers moraux produits par le système économique capitaliste. Enfin, il avance que la colonisation, plutôt que de conduire à une amélioration sociétale, n’a eu pour effet que de dégrader les valeurs des colonisateurs :
Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser les colonisateurs, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral.
Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme
Bien plus tard, en 1966, alors vice-président du Festival mondial des arts nègres à Dakar, Aimé César revient sur le mot « négritude », rappelant que ce dernier pouvait éventuellement devenir « notion de divisions » s’il n’est pas remis dans son contexte historique des années 1930 et 1940.
Le retour en Martinique
De retour en Martinique, en 1939, Aimé Césaire devient enseignant dans son lycée d’adolescence (le lycée Schoelcher), aux côtés de son épouse, l’écrivaine Suzanne Roussi (ils se sont mariés en France en 1937).
A cette époque, la Martinique est gangrénée par des élites qui privilégient les rapports économiques avec la France, au point de divulguer une vision altérée de la culture martiniquaise, préférant l’aliénation culturelle que critique Aimé Césaire à une véritable mise en avant des particularités martiniquaises.
Ce mouvement littéraire, qui vise à convoquer une image déformée et éthérée de la Martinique, au point d’en lisser les contours et de véhiculer les clichés habituels, a un nom : le doudouisme. En réaction à cette littérature convenue et conforme aux attentes de la France métropolitaine, Aimé Césaire lance la revue Tropiques en 1941.
Le poète en politique
A partir de 1945, Aimé Césaire s’engage en politique. Cette année-là, il est élu maire de Port-de-France, puis élu député, et ce jusqu’en 1993. En décembre de la même année 1945, le poète adhère au PCF pour « travailler à la construction d’un système fondé sur le droit à la dignité de tous les hommes sans distinction d’origine, de religion et de couleur », comme il l’explique dans son texte « Pourquoi je suis communiste ».
Seulement, en 1956, Aimé Césaire rompt avec le PC au vu de l’ambiguïté de ce dernier vis-à -vis du rapport Khrouchtchev, dans lequel sont dénoncés les crimes de Staline. Césaire se dit, quant à lui, « plongé dans un abîme de stupeur, de douleur et de honte ». Deux ans plus tard, il fonde le Parti progressiste martiniquais (qui existe encore aujourd’hui).
Tout en menant de front ses activités politiques en Martinique (en 1975, il vote la loi Veil dépénalisant l’avortement ; baisse des prix pour les consommations de première nécessité ; augmenter le budget militaire, etc.), Aimé Césaire n’abandonne pas la littéraire.
Dans les années 1960, le poète se fait dramaturge et élabore un théâtre poétique : Et les chiens se taisaient, en 1956, Tragédies du roi Christophe, en 1963 – qui relate un épisode de l’indépendance en Haïti et trouvera sa place dans le répertoire de la Comédie Française en 1991 -, Une saison au Congo en 1966 et enfin, Une tempête en 1969, réécriture de la Tempête de Shakespeare dans laquelle Césaire fait de Caliban l’esclave noir de Prospero. C’est un succès mondial.
En 1982, Aimé Césaire revient à la poésie avec le recueil Moi, laminaire. Puis, en 2005, paraît Nègre je suis, nègre je resterai, un ouvrage qui compile une série d’entretiens avec la politologue et militante féministe Françoise Vergès.
En 2001, le poète se retire de la vie politique, mais reste un personnage influent, pas tant en politique (ses positions sur le terrain n’ont pas toujours été en accord avec ce qu’il prônait en terme de refus d’assimilation ou d’autonomisation), mais sur le plan de la pensée de la « négritude ».
Il meurt le 17 avril 2008 au matin, au CHU de Fort-de-France, à l’âge de 94 ans.
L’œuvre d’Aimé Césaire
Aimé Césaire représente l’autre pendant de la négritude : si l’oeuvre de Senghor, au Sénégal, mêle à sa poésie l’influence française d’un Paul Claudel et d’un Saint John Perse, et traduit en littérature la négritude à travers les rythmes du jazz ou les masques africains, la poésie d’Aimé Césaire est surtout assise sur la révolte.
Le chant de l’exil, la nostalgie de la liberté, les héritages douloureux de la servitude, la rupture, sont des thèmes au cœur de la poésie d’Aimé Césaire. Inspiré par Apollinaire et le surréalisme, l’écriture poétique d’Aimé Césaire se démarque par un violent cri et appel d’espoir, qui tient autant au combat politique qu’il mène contre l’assimilation, qu’à sa propre condition humaine.
Salut cri rauque
Aimé Césaire, Cadastre
torche de résine
où se brouillent les pistes
des poux de pluie et les souris blanches
Fou à hurler je vous salue de mes hurlements plus blancs que la mort
Mon temps viendra que je salue […]
Cahier d’un retour au pays natal
Parachevé alors qu’Aimé Césaire retourne dans son pays natal, la Martinique, ce poème en prose, sorte de chant incantatoire caractérisé par son influence surréaliste (l’ouvrage est préfacé par André Breton), reprend donc les thèmes abordés dans L’Etudiant noir, brodés en métaphores et en images oniriques issues de l’imaginaire martiniquais :
Au bout du petit matin, une autre petite maison qui sent très mauvais dans une rue très étroite, une maison minuscule qui abrite en ses entrailles de bois pourri des dizaines de rats et la turbulence de mes six frères et sœurs, une petite maison cruelle dont l’intransigeance affole nos fins de mois et mon père fantasque grignoté d’une seule misère, je n’ai jamais su laquelle, qu’une imprévisible sorcellerie assoupit en mélancolique tendresse ou exalte en hautes flammes de colère; et ma mère dont les jambes pour notre faim inlassable pédalent, pédalent de jour, de nuit, je suis même réveillé la nuit par ces jambes inlassables qui pédalent la nuit et la morsure âpre dans la chair molle de la nuit d’une Singer que ma mère pédale, pédale pour notre faim et de jour et de nuit.
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal
La poésie de Césaire est toujours empreinte d’une dimension politique, dans la mesure où elle ne se contente pas d’exprimer une émotion individuelle mais se veut la porte-parole d’un appel collectif. Dans ses textes, Césaire apostrophe ses compatriotes, les exalte pour qu’ils renouent eux-mêmes avec la culture ancestrale des Antilles. C’est une injonction à retrouver ses racines et la fierté qui s’y rapporte.
Tout au long du poème Cahier d’un retour au pays natal, Césaire ne se contente pas d’en appeler à ses compatriotes, mais il invective aussi ceux des siens qui prennent le parti de la France métropolitaine. Les images convoquées par Aimé Césaire sont brutes, agressives et fulgurantes. Son but est de provoquer l’indignation, de réveiller, de galvaniser.
Va-t’en, lui disais-je, gueule de flic, gueule de vache, va-t’en je déteste les larbins de l’ordre et les hannetons de l’espérance. Va-t’en mauvais gris-gris, punaise de moinillon. Puis je me tournais vers des paradis pour lui et les siens perdus, plus calme que la face d’une femme qui ment, et là, bercé par les effluves d’une pensée jamais lasse je nourrissais le vent, je délaçais les montres et j’entendais monter de l’autre côté du désastre, un fleuve de tourterelles et de trèfles de la savane que je porte toujours dans mes profondeurs à hauteur inverse du vingtième étage des maisons les plus insolentes et par précaution contre la force putréfiante des ambiances crépusculaires, arpentée nuit et jour d’un sacré soleil vénérien.
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal
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