Léopold Sédar Senghor (1906-2001) : vie et œuvre
À la question « Pourquoi écrivez-vous en français ? », le poète et homme politique Sénégalais Léopold Sédar Senghor répond, dans la postface de son recueil Ethiopiques (1956) :
Parce que nous sommes des métis culturels, parce que, si nous sentons en nègres, nous nous exprimons en français, parce que le français est une langue à vocation universelle, que notre message s’adresse aussi aux Français de France et aux autres hommes, parce que le français est une langue “de gentillesse et d’honnêteté”.
Léopold Sédar Senghor, Ethiopiques
Né à Dakar, instruit en France, puis tour à tour professeur, détenu de guerre et premier président de son pays natal le Sénégal – après une carrière politique sous de Gaulle –, le poète Léopold Sédar Senghor a exercé une influence majeure sur la culture africaine et francophone.
Acteur et penseur de la Négritude, aux côtés, notamment, du poète Aimé Césaire, Senghor a posé les jalons d’une réflexion anticoloniale, centrée sur la problématique de l’assimilation culturelle et la défense d’une identité et d’une fierté noire, révélée au travers de toute son oeuvre poétique. Le poète portait bien son nom, « Sédar », qui en langage serer signifie : « qu’on ne peut humilier ».
Qui est Léopold Sédar Senghor ?
Léopold Sédar Senghor naît le 9 octobre 1906 à Joal (non loin de Dakar), au Sénégal. Membres de la noblesse serer des Guelwar, son père est un riche commerçant catholique et sa mère, troisième épouse de ce dernier, l’élève dans une climat religieuse (voire animiste), sous la colonisation française.
Durant son enfance, Léopold Sédar Senghor fréquente la mission catholique de Djilor. C’est là qu’il commence à apprendre le français. Les années suivantes, le futur poète développe un goût prononcé pour la littérature française. Il est scolarisé chez les Pères spiritains à Ngazobil, puis au collège-séminaire François-Libermann à Dakar.
A vingt-deux ans, après avoir passé son baccalauréat (en 1928), Léopold Sédar Senghor décroche une bourse, et quitte le Sénégal pour Paris, où il entame des études à l’université de la Sorbonne. Commencent alors pour Senghor ce qu’il qualifie de « seize années d’errance » au pays des Blancs. Déçu par son parcours sorbonnard, il décide d’entrer en classes préparatoires au lycée Louis-le-Grand.
Dans les couloirs du prestigieux lycée, il croise notamment Georges Pompidou, futur président de la République, mais aussi, et surtout, ses futurs compagnons de littérature : le Martiniquais Aimé Césaire et le Guyanais Léon Gontran Damas. A cette époque (nous sommes en 1934), les trois étudiants fréquentent des salons littéraires avec des camarades africains et s’interrogent tous sur leur identité.
C’est pourquoi ils fondent ensemble la revue contestataire L’Etudiant noir, remettant en cause la colonisation et particulièrement la question de l’assimilation culturelle. Cette interrogation, révolutionnaire parce que portée par une élite culturelle africaine en France, se cristallise autour d’un mot, par la suite devenu concept et mouvement littéraire, la Négritude. Une des définitions de la Négritude donnée par Senhor est restée célèbre :
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La Négritude est l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir, telles qu’elles s’expriment dans la vie et les oeuvres des Noirs. Je dis que c’est là une réalité, un nœud de réalités.
Léopold Sédar Senghor, l’Etudiant noir
En 1932, Senghor devient citoyen français. Puis, en 1935, après avoir échoué au concours de l’Ecole Normale Supérieure, Léopold Sédar Senghor passe l’agrégation de grammaire (il devient le premier Africain à réussir le concours). Le jeune professeur débute sa carrière en lettres classiques au lycée de Tours (1937), puis la poursuit à Saint-Maur (1938).
Durant la guerre, Senghor est mobilisé dans un régiment d’infanterie coloniale et fait prisonnier par les Allemands en juin 1940. Il échappe à la mort, mais reste deux ans en captivité. A la Libération, il occupe une chaire d’africanisme à l’École de la France d’Outre-mer. En 1945, sa carrière poétique est lancée, avec la publication de son premier recueil, Chants d’ombre.
Le poète en politique
L’année 1945 marque le début de la notoriété pour Léopold Sédar Senghor : après la publication de son recueil, dans lequel il mêle souvenirs d’enfance et nostalgie du pays natal, le poète est élu député du Sénégal à l’Assemblée constituante. Tout comme pour son camarade Aimé Césaire, Senghor ne dissocie pas carrière politique et création lyrique.
Son curriculum vitae au sein du monde politique témoigne d’une ascension fulgurante : après s’être séparé du Parti socialiste, il organise des mouvements proprement africains. De 1955 à 1956, il est secrétaire d’Etat à la présidence du Conseil, puis ministre du général de Gaulle en 1959, et enfin premier président de la République du Sénégal en 1960. Poste auquel il est réélu quatre fois (en 1963, 1968, 1973, puis 1978), avant de se retirer au profit de son successeur, Abdou Diouf en 1980.
Entre-temps, l’écrivain développe sa vision de la poésie qu’il veut universelle, symboliste et incantatoire. En 1947, il participe, avec Aimé Césaire et Alioune Diop, à la fondation de Présence africaine, une revue panafricaine, et une maison d’édition et une librairie du même nom, sise rue des Écoles dans le quartier latin de Paris. En 1948, il publie un nouveau recueil, Hosties noires, puis Chants pour Naëtt, en 1949, un recueil élégiaque, Ethiopiques en 1956, puis Nocturnes en 1961…
Porte étendard de la Négritude, tout en étant un grand admirateur de la littérature francophone, Senghor a aussi publié, en 1948, une Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, préfacée par Jean-Paul Sartre. Cette préface, titrée « Orphée noir », a contribué à donner une plus grande ampleur au mouvement de la Négritude.
Voici des hommes noirs debout qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d’être vus. Car le blanc a joui trois mille ans du privilège de voir sans qu’on le voie ; il était regard pur, la lumière de ses yeux tirait toute chose de l’ombre natale, la blancheur de sa peau c’était un regard encore, de la lumière condensée. L’homme blanc, blanc parce qu’il était homme, blanc comme le jour, blanc comme la vérité, blanc comme la vertu, éclairait la création comme une torche, dévoilait l’essence secrète et blanche des êtres. Aujourd’hui ces hommes noirs nous regardent et notre regard rentre dans nos yeux ; des torches noires, à leur tour, éclairent le monde et nos têtes blanches ne sont plus que de petits lampions balancés par le vent…
Jean-Paul Sartre, « Orphée noir », préface à l’anthologie de Léopold Sédar Senghor
Léopold Sédar Senghor fut par ailleurs un fervent promoteur de la Francophonie et occupa le poste de vice-président du Haut-Conseil de la Francophonie. Dans la revue Esprit, il publie en 1962 un article titré « Le français, langue de culture » et écrit : « La Francophonie, c’est cet Humanisme intégral qui se tisse autour de la terre ». En 1978, il est sacré Prince des poètes, puis reçoit l’honneur suprême d’être élu à l’Académie française le 2 juin 1983, devenant le premier Africain à y siéger.
Atteint par la maladie, Senghor passe les dernières années de sa vie auprès de sa seconde épouse, Colette, à Verson, en Normandie. Il meurt le 20 décembre 2001 et ses obsèques ont lieu à Dakar. Jacques Chirac lui rend hommage : « La poésie a perdu un maître, le Sénégal un homme d’Etat, l’Afrique un visionnaire, et la France un ami », mais ne se déplace pas pour les obsèques, tout comme son Premier ministre de l’époque Lionel Jospin. Une absence sévèrement jugée par les milieux littéraires et intellectuels de l’époque.
L’oeuvre de Léopold Sédar Senghor
La production poétique de Léopold Sédar Senghor s’articule de toute évidence autour de la Négritude. Influencé par Paul Claudel et Saint John Perse, la poésie de Senghor mêle au chant incantatoire et aux images africaines une nostalgie de « l’âme noire ».
Poète de l’anaphore, de l’allitération et de l’assonance, Senghor instille dans ses poèmes, depuis son premier recueil Chants d’ombre, en 1945, jusqu’à ses dernières oeuvres (le poème dramatique Chaka en 1968 ou Elégie majeures, en 1979, une rythmique inspirée du jazz, pour convoquer « l’expression de la force vitale ».
De plus, Senghor, qui a baigné toute son enfance dans une éducation très religieuse, compose la plupart de ses poèmes en se servant du verset, conférant à ses textes une dimension psalmique et prophétique. Par ailleurs, une des images les plus marquantes utilisées par Senghor est celle du masque africain, comme dans le poème ci-dessous :
Masques ! O Masques !
Léopold Sédar Senghor, « Masques », Chants d’ombre
Masque noir masque rouge, vous masques blanc-et-noir
Masques aux quatre points où souffle l’Esprit
Je vous salue dans le silence !
Et pas toi le dernier, Ancêtre à tête de lion. Vous gardez ce lieu forclos à tout rire de femme, à tout sourire qui se fane,
Vous distillez cet air d’éternité où je respire l’air de mes Pères.
Masques aux visages sans masque, dépouillés de toute fossette comme de toute ride
Qui avez composé ce portrait, ce visage mien penché sur l’autel de papier blanc
A votre image, écoutez-moi !
Voici que meurt l’Afrique des empires – c’est l’agonie d’une princesse pitoyable
Et aussi l’Europe à qui nous sommes liés par le nombril. […]
Le chantre de l’Afrique
La poésie de Senghor n’est pas dissociable du regard politique qu’il porte sur le monde. On retrouve dans ses versets l’exhortation au réveil, une injonction à prendre conscience, et à se rendre fier de l’identité noire. De plus, Senghor pense sa poésie comme il a pensé une Afrique universelle et originelle.
Lorsque Senghor chante l’Afrique idyllique, c’est tout l’univers africain qui passe sous sa plume : la beauté et la sensibilité noires, les paysages et les dieux africains, le berceau de l’humanité. Cette revalorisation de l’homme noir, qui pose les jalons de la lutte anti-coloniale et participe de la revendication d’un ensemble de valeurs noires, se cristallise par exemple dans le chant amoureux de la femme noire :
Femme nue, femme noire
Vétue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté
J’ai grandi à ton ombre ; la douceur de tes mains bandait mes yeux
Et voilà qu’au cœur de l’Eté et de Midi,
Je te découvre, Terre promise, du haut d’un haut col calciné
Et ta beauté me foudroie en plein cœur, comme l’éclair d’un aigleFemme nue, femme obscure
Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fais lyrique ma bouche
Savane aux horizons purs, savane qui frémis aux caresses ferventes du Vent d’Est
Tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur
Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l’AiméeFemme noire, femme obscure
Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l’athlète, aux flancs des princes du Mali
Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur la nuit de ta peau.Délices des jeux de l’Esprit, les reflets de l’or rongent ta peau qui se moire
A l’ombre de ta chevelure, s’éclaire mon angoisse aux soleils prochains de tes yeux.
Femme nue, femme noire
Léopold Sédar Senghor, « Femme noire », Chants d’ombre
Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l’Eternel
Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie.
Comme Léopold Sédar Senghor l’a toujours défendu, s’il a entamé une carrière politique parfois controversée, ce sont ses poèmes qui ont toujours constitué le travail essentiel de sa vie. Dans « Comment les lamantins vont boire à la source », postface à son recueil Ethiopiques (1956), Senghor livre sa définition de la poésie, restée célèbre, et à laquelle il s’est conformé tout au long de son oeuvre :
Je persiste à penser que le poème n’est accompli que s’il se fait chant, parole et musique en même temps. La diction dite expressive à la mode, à la manière du théâtre ou de la rue, est l’anti-poème. Comme si le rythme n’était pas, sous sa variété, monotonie, qui traduit le mouvement substantiel des Forces cosmiques de l’Eternel !… Il est temps d’arrêter le processus de désagrégation du monde moderne, et d’abord de la poésie. Il faut restituer celle-ci à ses origines, au temps qu’elle était chantée – et dansée. Comme en Grèce, en Israël, surtout dans l’Egypte des Pharaons. Comme aujourd’hui en Afrique noire. « Toute maison divisée contre elle-même », tout art ne peut que périr. La poésie ne doit pas périr. Car alors, où serait l’espoir du Monde ?
Léopold Sédar Senghor, Comment les lamantins vont boire à la source », Ethiopiques