L'Albatros, Baudelaire : commentaire de texte
Sommaire
Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !Le Poète est semblable au prince des nuées
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, L’Albatros
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.
Introduction
Dans « L’Albatros », l’un de ses poèmes les plus connus, Baudelaire évoque une scène de genre, observée lors de ses voyages : des marins capturent un albatros et s’amusent de ses mouvements maladroits.
Il s’agit du deuxième poème des Fleurs du Mal et le poète y fait la démonstration de sa technique d’écriture, s’appuyant sur les correspondances. L’épisode à valeur symbolique, à la fois apologue et récit allégorique, invite à la réflexion sur la figure de l’artiste.
Comment cette scène de vie en mer conduit-elle Baudelaire à évoquer la place du poète dans la société ? C’est ce que nous étudierons tout d’abord à travers la structure du poème. Puis nous nous pencherons sur la déchéance de l’albatros avant d’analyser la portée symbolique du poème.
I – Une scène de genre en plusieurs tableaux
« L’Albatros » rapporte une scène de la vie en mer. Baudelaire nous la présente comme un souvenir de voyage et révèle l’avoir observée à plusieurs reprises, comme l’indique l’adverbe « souvent », détaché par la virgule au début du premier vers. La structure du poème vient souligner les étapes du récit.
Composition du poème
Dans Les Fleurs du Mal, Baudelaire emprunte différentes formes à la tradition poétique. Mais le poète, quels que soient ses emprunts à la versification traditionnelle, cherche aussi à définir ses propres règles d’écriture. Dans « L’Albatros », la structure du poème est choisie de manière à mettre en valeur les épisodes successifs du récit, qui se développent ici en quatre quatrains. Plusieurs phases composent ainsi cette scène de genre inspirée de vie en mer.
La première strophe met en scène l’oiseau face aux éléments naturels. L’immensité du ciel est suggérée par l’adjectif « vastes », que le poète attribue ici à l’albatros. Baudelaire insiste surtout sur l’élément marin, avec « mers » et « gouffres amers » qui se répondent à la rime, aux vers 2 et 3. Le second quatrain évoque la déchéance de l’albatros « déposé sur les planches ». Le pont du navire constitue l’élément terrestre, qui n’est pas l’environnement normal de l’oiseau.
Dans le troisième quatrain, Baudelaire raconte le supplice de l’albatros, torturé pour le plaisir et l’amusement par les marins, qui en font un objet de dérision.
Enfin, la dernière strophe établit un parallèle entre l’oiseau et le poète. C’est cette quatrième étape du récit qui en révèle la morale ou l’enseignement, et dévoile la signification symbolique des correspondances qui parcourent le poème.
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Le ciel, la mer et la terre : le cadre symbolique du récit
Les éléments jouent un rôle majeur dans l’œuvre. Ils contribuent tout d’abord à inscrire le poème dans un cadre réel, rappelant par là qu’il s’agit d’un souvenir de voyage et d’une scène observée par le poète.
La mer occupe d’ailleurs une place importante dans l’imaginaire de Baudelaire, que ce soit dans d’autres poèmes des Fleurs du Mal, comme « L’Homme et la mer », ou dans « Le Port », extrait des Petits poèmes en prose. Le poète emploie une tournure quasiment identique pour évoquer les dangers des profondeurs : il parle ainsi de « gouffres amers » dans « L’Albatros » et de « gouffre moins amer » dans « L’Homme et la mer ».
L’élément marin symbolise pour le poète l’évasion et le voyage. Mais dans le poème que nous étudions, la situation s’inverse, l’albatros est naufragé sur le pont du navire. Le bateau devient le lieu de l’asservissement et de l’humiliation pour l’être « naguère si beau » devenu « comique et laid ».
La dimension aérienne est quant à elle évoquée par « azur, ailes » ou « ailé ». Mer et ciel symbolisent le monde dans sa pureté naturelle, tandis que le « navire » et « les planches » représentent l’élément terre, au même titre que la civilisation des hommes. Le « brûle-gueule » introduit brièvement l’élément feu.
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Baudelaire brosse à travers les quatre éléments un cadre symbolique, parcouru d’images allégoriques. Les correspondances suggèrent que l’histoire de l’albatros a plus de profondeur qu’un simple récit de voyage.
II – La déchéance de l’albatros : du ciel à la terre
Deux groupes de personnages interviennent dans le récit : les albatros, d’une part, les marins, d’autre part. Le poème évoque non seulement la déchéance de l’albatros, mais aussi celle des hommes, qui révèlent toute leur négativité à travers le supplice imposé à l’oiseau.
L’albatros ou la chute de la beauté
Dans Les Fleurs du Mal, Baudelaire est déchiré entre les contraires : l’idéal et le spleen, mais aussi la beauté et la laideur. L’albatros en liberté incarne la perfection naturelle, en accord avec son environnement. C’est ce qu’évoque la première strophe du poème, qui frappe par son harmonie.
Le rythme est tantôt équilibré, comme dans les deux hémistiches du deuxième vers, soit ralenti, comme au vers 3, où le poète présente les albatros dans la périphrase « indolents compagnons de voyage ». Le quatrième vers est ample, sans coupe, marqué par l’allitération en [g].
Le vers 5 introduit la rupture et souligne la rapidité du changement, à travers « à peine ». L’albatros a changé d’élément, il est désormais prisonnier au sol. La mention des « planches », périphrase pour désigner le pont du navire, est ambiguë. On peut penser à la scène d’un théâtre, l’oiseau étant réduit au rang de clown sommé d’amuser les marins.
La déchéance est évoquée au travers d’une série d’antithèses. Au vers 6, « rois de l’azur » s’oppose à « maladroits et honteux ». Aux vers suivants, les « grandes ailes blanches » sont comparées à « des avirons » qui traînent « à côté d’eux ». Baudelaire répète la structure du vers 6 au vers 9, en opposant « voyageur ailé » à « gauche et veule ».
La chute de l’oiseau est résumée dans l’oxymore « l’infirme qui volait ». Baudelaire observe avec précision la scène, évoque la marche maladroite de l’albatros et la compare à une boîterie (vers 12). Il souligne aussi l’ambivalence fondamentale de l’oiseau, être aérien exilé sur le sol.
Les marins, symboles de la déchéance de l’homme
Baudelaire décrit des marins cruels et brutaux, qui se livrent à des passe-temps grossiers, indignes d’un être humain. Il nous les présente comme des personnages frustes et incultes, insensibles à la beauté. Les marins apparaissent tout au long du poème comme un collectif, aucun d’entre eux n’est individualisé. Baudelaire évoque « les hommes » ou encore « l’équipage ». Les marins sont interchangeables, comme le montre le parallélisme « l’un agace », « l’autre mime ».
Dès le premier vers, le poète nous informe qu’il s’agit d’un amusement (« pour s’amuser »), ce qui, loin de dédouaner les marins, souligne au contraire la cruauté de ce divertissement qui culmine dans la torture du brûle-gueule.
Cette cruauté est d’autant plus intolérable que les oiseaux sont présentés comme les « compagnons » des hommes, qui suivent les navires dans leurs courses en mer. On note l’emploi des verbes d’action, dont les marins sont les sujets. Ce sont eux qui dominent la situation, l’albatros ne peut que subir.
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Le poème décrit le drame d’un double avilissement. La beauté idéale est traînée au sol, ridiculisée. Les hommes révèlent leurs penchants les plus bas. Ils sont incapables de respect, voire de compréhension envers les merveilles de la nature. L’opposition entre les marins et les albatros prépare le lecteur à la découverte du sens allégorique de l’histoire, que le poète nous révèle dans la dernière strophe.
III – Le poète et l’albatros
Le poème peut être lu comme une allégorie, ou encore une énigme, dont la solution se trouve dans les quatre derniers vers. Après avoir évoqué la méchanceté des hommes et la déchéance de l’albatros, arraché à son élément naturel, Baudelaire révèle la signification profonde qu’il donne à cette scène de la vie en mer. L’albatros symbolise le poète, à travers un réseau complexe de correspondances.
Le parallélisme entre l’albatros et le poète
Le parallélisme entre l’albatros et le poète est établi au vers 13 : « le poète est semblable au prince des nuées ». Une fois encore, l’oiseau est désigné par une périphrase, qui remplit plusieurs fonctions. Tout d’abord, la périphrase contribue à la dimension poétique et imagée du poème. Mais elle introduit aussi des caractéristiques communes au poète et à l’albatros. En ce sens, elle permet, grâce à l’ambivalence des formules, une évocation de l’artiste tout au long du texte.
Parvenu au vers 13, le lecteur est en quelque sorte invité à reprendre la lecture de l’ensemble du poème en appliquant les faits mentionnés au poète, et non plus à l’albatros. L’identification s’appuie sur les correspondances, technique baudelairienne par excellence.
La personnification des albatros au vers 3, lorsqu’ils sont qualifiés de « compagnons de voyage », contribue au parallélisme. Comme l’oiseau, le poète est un « roi de l’azur », dont l’environnement naturel se situe dans les sphères élevées de l’esprit, une métaphore reprise à la strophe 3 dans la personnification « voyageur ailé ».
Mais le poète se reconnaît aussi dans la périphrase de « l’infirme qui volait ». Cette image occupe une place d’autant plus centrale dans le réseau de significations allégoriques du poème qu’elle se situe juste avant la révélation du parallélisme.
Les trois derniers vers résument en quelque sorte les phases de l’anecdote, en les appliquant cette fois au poète, à l’aise dans les éléments déchaînés, puisqu’il « hante la tempête ». A l’élément air succède l’élément terre, et c’est pour le poète un exil « au milieu des huées ». L’image finale vient sceller la correspondance, puisqu’aux « grandes ailes blanches » des albatros répondent les « ailes de géant » du poète.
Le poète exilé au milieu des hommes
Baudelaire évoque dans « L’Albatros » la triste destinée de l’artiste, exilé dans le monde des hommes, où il est inadapté et incompris. Les « ailes de géant » évoquent la grandeur du poète. Être d’exception, « prince des nuées » ou « roi de l’azur », il n’a pas sa place dans le monde matériel. A travers le réseau d’antithèses qui parcourt le poème, Baudelaire explore à la fois l’idéal et le spleen.
Le monde des hommes, symbolisé par l’élément terre, fonctionne au ralenti, comme le suggère l’adverbe « piteusement » dans la deuxième strophe. La longueur du terme introduit une rupture de rythme, qui fait paraître ce moment interminable. A l’inverse, l’artiste n’est que légèreté et énergie, comme le suggère le parallélisme du vers 14, « qui hante la tempête / et se rit de l’archer ».
De par sa noblesse, exprimée par « prince » et « rois », le poète est inadapté au monde matériel. Il ne peut vivre dans la médiocrité et la bassesse qu’incarnent les marins. Son inadaptation suscite l’incompréhension et les moqueries : « au milieu des huées ». À la marche caricaturale de l’albatros, représentée par le rythme lent et pesant des vers 7 et 8, répond le vers 16 : il suggère la marche pénible et contrariée de l’artiste dans un monde qui le repousse.
Conclusion
Dans « L’Albatros », Baudelaire rapporte une scène de vie en mer, élevée au rang de symbole de la solitude du poète. Le génie de l’artiste ne peut selon lui s’adapter à un contexte prosaïque, voire vulgaire.
Le poème illustre l’écartèlement du poète entre le spleen et l’idéal. Il explore sa souffrance d’exclu et d’exilé. On peut rapprocher cette oeuvre du « Cygne », un autre poème des Fleurs du Mal : l’animal embourbé dans une rue de Paris connaît un destin proche de celui de l’albatros. Comme le poète, il semble ridicule et grotesque dès lors qu’il se trouve hors de son milieu naturel et qu’il est piégé au sol, parmi les hommes.
Pour aller plus loin :
- L’horloge, Baudelaire : commentaire de texte
- Spleen IV, Baudelaire : commentaire de texte
- L’Invitation au voyage, Baudelaire : commentaire de texte
- À une passante, Baudelaire : commentaire de texte
Enfin, nous vous proposons cette excellente analyse en vidéo :