Montaigne (1533-1592) : vie et œuvre
Sommaire
Lorsque l’on s’aventure dans la quartier latin, à Paris, on ne peut pas manquer l’immense statue de bronze qui fait face à l’entrée de la Sorbonne, rue des Écoles – réalisée par le sculpteur Paul Landowski en 1933. Elle représente Michel de Montaigne assis, les bras croisés sur les genoux, dans une attitude tranquille, le visage souriant au curieux qui passe et touche de la main son pied. Il est commun, en effet, que les étudiants s’apprêtant à passer des examens saluent le Maître penseur et frottent son pied de la main pour s’attirer la bonne fortune.
Quel meilleur protecteur, en effet, que l’auteur des Essais, le moraliste en vadrouille, adepte de la philosophie stoïcienne et grand ami de La Boétie. Cet humaniste du XVIe siècle, nourri des idées de la Renaissance et de la sagesse des Antiques, a passé sa vie à sonder son esprit « faisant le cheval échappé », en tentant de tracer les contours de la nature humaine. Il marque son siècle et la littérature française par la production d’une œuvre composée d’observations, de délicatesse et d’érudition.
Qui est Montaigne ?
Michel Eyquem de Montaigne naît le 28 février 1533 au château de Montaigne, en Périgord. Il descend d’une riche famille de négociants bordelais et son père, Pierre Eyquem, a été anobli quelques années plus tôt, en 1519. Le père du petit Michel est aussi un grand adepte des idées de la Renaissance, il fait donc apprendre le latin à son fils. Dans ses Essais, lorsque Montaigne aborde le sujet de « l’institution des enfants », il se rappelle de sa propre éducation et expose les méthodes « nouvelles » grâce auxquelles il a été formé.
Feu mon père avait fait toutes les recherches qu’un homme peut faire parmi les gens savants et d’entendement, d’une forme d’éducation exquise.
Montaigne, Essais, Livre I, chapitre XXVI
Ainsi, pour apprendre le latin, puis le grec, tous les membres du château de Montaigne, depuis les parents jusqu’aux valet et à la chambrière, se mirent à parler latin autour du petit Michel (« nous nous latinisâmes », dit Montaigne), permettant ainsi un apprentissage de la langue plus intuitif : « Sans art, sans livre, sans grammaire ou précepte, sans fouet et sans larmes, j‘avais appris du latin, tout aussi pur que mon maître d’école le savait. » (Essais, Livre I, chapitre XXVI)
Plus tard, Michel de Montaigne est envoyé au Collège de Guyenne, à Bordeaux, où il étudie la philosophie, puis à Toulouse pour y apprendre le droit. En 1554, il devient conseiller à la Cour des Aides de Périgueux, puis, en 1557, il poursuit sa carrière au Parlement de Bordeaux.
En 1559, Montaigne se rend à Paris une première fois, puis une seconde en 1561. Il résigne sa charge de magistrat dont il s’est lassé et se marie en 1565. C’est à cette période, en 1558 exactement, qu’il rencontre Etienne de la Boétie (1530-1563), son plus proche ami.
La Boétie, de trois ans l’aîné de Montaigne, le forme au stoïcisme, non seulement par sa pensée, mais aussi par son exemple, notamment celle d’une grande équanimité face à la mort. Cette relation lui inspire ses plus beaux passages sur l’amitié, dans le chapitre XXVIII du Livre I des Essais.
Ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent. En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut exprimer qu’en répondant : “Parce que c’était lui, parce que c’était moi”.
Montaigne, Essais, Livre I, chapitre XXVIII
La mort de la Boétie, à 33 ans, dans les bras de Montaigne, marque profondément ce dernier, qui publiera plus tard les œuvres de son ami.
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La naissance des Essais
À partir de 1571, Montaigne se retire sur ses terres périgourdines. Enfermé dans sa « librairie », c’est-à-dire la bibliothèque du château, il se consacre à l’étude et à la réflexion.
L’année suivante, il se lance dans la rédaction des Essais, tout en se plongeant dans la lecture de Sénèque et de Plutarque. Le sujet des Essais est simple : « Je suis moi-même la matière de mon livre ». Tout en évitant l’écueil du lyrisme, Montaigne se livre donc à un soigneux examen de lui-même et des événements de sa vie pour en tirer une morale et une sagesse au sujet de la condition humaine.
En 1572, Montaigne doit interrompre la rédaction des Essais lorsque se déclenche la quatrième guerre de religion. En effet, il n’est pas un simple particulier, puisqu’il est chevalier de Saint-Michel et gentilhomme ordinaire de la chambre du roi (titre honorifique). Montaigne rejoint donc l’armée royale du duc de Montpensier, qui le charge d’une mission auprès du Parlement de Bordeaux en 1574. Il revient ensuite à son château et fait paraître la première édition des Essais à Bordeaux en 1580.
Malgré son implication dans la vie publique, Montaigne se tient à distance des choses politiques (il se veut ainsi ami des catholiques comme des huguenots), de la même façon qu’il sait garder un certain recul concernant les ambitions des hommes d’État (il en parle dans son chapitre « De la présomption », Livre II, XVII) et qu’il se fait une opinion froide de l’exercice du pouvoir.
Nous devons la subjection et l’obéissance également à tous Rois, car elle regarde leur office ; mais l’estimation, non plus que l’affection nous ne la devons qu’à leur vertu.
Montaigne, Essais, Livre I, III
Depuis plusieurs années, comme en attestent ses notes personnelles – car Montaigne consignait tout, jusqu’à ses coliques et maux de vessie –, le penseur souffre de la maladie de la pierre. Il se rend donc en Allemagne et en Italie entre 1580 et 1581 pour soigner ses maux. Ces notes, qui seront publiées à titre posthume en 1774, attestent de la vision que se fait Montaigne de la vie, face à la relativité de laquelle l’homme doit adopter une attitude dirigée par le bon sens et la tolérance.
Ce départ est pour Montaigne l’occasion d’explorer les routes d’Europe. Il passe par Paris (pour présenter ses Essais à Henri III), s’arrête à Plombières, à Baden et pousse jusqu’à Munich, puis transite par le Tyrol en Italie, visite Rome et Lucques. Il apprend entre-temps qu’il est élu maire de Bordeaux, en septembre 1581. Ce voyage est une occasion de divertissement et d’instruction :
Voyager me semble un exercice profitable. L’âme y a une continuelle excitation à remarquer des choses inconnues et nouvelles ; et je ne sache point meilleure école, comme j’ai dit souvent, à former la vie que de lui proposer incessamment la diversité de tant d’autres vies, fantaisies et usances, et lui faire goûter une si perpétuelle variété de formes de notre nature.
Montaigne, Essais, III, IX, De la vanité
L’homme public
Montaigne ne rentre pas guéri de son périple, mais il rapporte un grand nombre d’observations et d’expériences cumulées au cours de ses étapes et de ses rencontres.
Ses deux premières années d’exercice en tant que maire à Bordeaux sont relativement paisibles, mais certaines difficultés surgissent à sa réélection, en 1583. Il se montre diplomate, reçoit Henri de Navarre (Henri IV) et le rapproche du maréchal de Matignon, dévoué à Henri III. Mais au moment où les fonctions de Montaigne sont proches d’expirer, une peste se déclare dans la ville. Il n’y revient pas pour présider à l’élection de son successeur et fuit vers ses terres.
De nouveau retiré en son château de Montaigne, le philosophe prépare une nouvelle édition des Essais à laquelle il veut ajouter un troisième livre. Elle paraît en 1588. Il travaille toujours à ses Essais lorsque la mort le surprend le 13 septembre 1592.
L’oeuvre de Montaigne
« Philosopher, c’est apprendre à mourir ». Cette célèbre maxime, Montaigne l’a inscrite entre d’autres désormais connues dans sa principale œuvre, les Essais (au chapitre XX du premier livre). Le penseur a consacré sa vie à « aller sur le terrain », observer les événements et les hommes, la richesse et la variété de la société et de la vie de manière générale. L’essentiel, pour Montaigne, se trouvait dans ce qu’il appelle « l’arrière boutique », c’est-à-dire la vie intérieure, ce qui se meut au-delà des apparences, le « moi profond ».
Ainsi, dans les Essais, Montaigne part du particulier pour en tirer des conclusions générales. En s’imposant un examen de conscience froid et rigoureux, il peut se permettre de former une pensée sur certains sujets, par le biais d’un sens critique étayé et soutenu par de nombreuses références, pour la plupart tirées des auteurs de l’Antiquité remis au goût du jour par la Renaissance (Martial, Virgile, Lucrèce, Horace…).
Montaigne développe l’idée du détachement dans le chapitre X de son troisième livre, nécessaire selon lui pour « disposer et ranger cette presse domestique » qu’est sa personnalité et l’orienter sagement :
Nous ne conduisons jamais bien la chose de laquelle nous sommes possédés et conduits. Celui qui n’y emploie que son jugement et son adresse il y procède plus gaiement : il feint, il ploie, il diffère tout à son aise, selon le besoin des occasions ; il manque le but, sans tourment et affliction, prêt et entier pour une nouvelle entreprise ; il marche toujours la bride à la main.
Montaigne, Essais, livre III, chapitre X
Vérité et liberté
Montaigne décrit ainsi Les Essais : « Toute cette fricassée que je barbouille ici, n’est qu’un registre des essais de ma vie », expliquant au passage le titre de son oeuvre, le mot « essai » étant à prendre au sens d’expérience, de tentative. En outre, dans l’avant-propos de son œuvre, Montaigne expose son projet qui ne semble destiné qu’à un entourage proche et dont le sujet principal serait le penseur lui-même.
C’est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t’avertit, dès l’entrée, que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n’y ai eu nulle considération de ton service, ni de ma gloire. Mes forces ne sont pas capables d’un tel dessein. Je l’ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis : à ce que m’ayant perdu (ce qu’ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent, plus altière et plus vive, la connaissance qu’ils ont eue de moi. Si c’eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse mieux paré et me présenterais en une marche étudiée. Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice : car c’est moi que je peins. Mes défauts s’y liront au vif, et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l’a permis. Que si j’eusse été entre ces nations qu’on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je t’assure que je m’y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : ce n’est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain.
Montaigne, Essais, Avant-propos
Néanmoins, cet ouvrage, sans précédent dans la littérature française, nous donne aussi un aperçu de la nature humaine. En effet, il ne s’agit pas seulement d’une tentative de faire son propre portrait (on est ici loin des Confessions de Rousseau), mais de saisir ce qui fait la nature de l’homme, puisque « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition ».
Les Essais sont, de fait, une compilation de sujets accumulés par Montaigne au fil de ses recherches et de ses escapades. La diversité des observations témoigne du refus de Montaigne de s’immobiliser dans la certitude. L’art de voyager, la mort, l’amitié, les cannibales, les guerres de religion, l’éducation… Montaigne aborde plus d’une centaine de thèmes en tout genre dans ses Essais. Que les chapitres traitent de questions sociales, philosophiques ou plus personnelles, Montaigne se donne toujours pour boussole deux idéaux dont il ne démord pas : la liberté et la vérité.
En ce qui concerne l’art littéraire de Montaigne, personne n’en parle mieux que lui-même. Le penseur établit un lien manifeste entre les idées pédagogiques et la littérature : dans les deux cas, il se défie des fioritures et leur préfère une doctrine classique. Montaigne se donne pour modèle les Anciens, tout en reconnaissant son incapacité à les égaler. D’autre part, le style doit, selon lui, servir la pensée, sans pour autant être vidé du caractère et de la nature de l’auteur.
Montaigne n’est pas un grand puriste de la langue (il emprunte parfois au gascon lorsque le français lui semble trop limité), et ne fait pas preuve de rigidité dans la composition – de digressions et anecdotes, il divague facilement et se plie au cheminement intuitif de sa pensée. Néanmoins, le penseur est un adepte de la bonne formule, et de l’expression juste, nécessaires à son projet d’écriture. En témoigne sa citation d’une épitaphe de Lucain, dans son chapitre sur « Le style au service de la pensée » (I, XXVI) : « Haec demum sapiet dictio, quae feriet » (« Le style qui aura de la saveur, c’est celui qui frappera »).
Il parait que durant toutes les guerres de religion, son château et domaines ne furent jamais attaqués et Montaigne gardait toujours les portes du château ouvertes, nuit et jour...Voilà ce que j'admire chez Montaigne : cette folle confiance, cette tolérance tenace, bref cet humanisme tranquille dans la tourmente ...