Boileau, L'Art poétique, Chant 1 : commentaire de texte
Sommaire
Il est certains esprits dont les sombres pensées
Nicolas Boileau, L'Art poétique, Chant 1
Sont d’un nuage épais toujours embarrassées ;
Le jour de la raison ne le saurait percer.
Avant donc que d’écrire apprenez à penser.
Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.
Surtout qu’en vos écrits la langue révérée
Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée.
En vain vous me frappez d’un son mélodieux,
Si le terme est impropre, ou le tour vicieux :
Mon esprit n’admet point un pompeux barbarisme,
Ni d’un vers ampoulé l’orgueilleux solécisme.
Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divin,
Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.
Travaillez à loisir, quelque ordre qui vous presse.
Et ne vous piquez point d’une folle vitesse :
Un style si rapide, et qui court en rimant,
Marque moins trop d’esprit, que peu de jugement.
J’aime mieux un ruisseau qui, sur la molle arène,
Dans un pré plein de fleurs lentement se promène,
Qu’un torrent débordé qui, d’un cours orageux,
Roule, plein de gravier, sur un terrain fangeux.
Hâtez-vous lentement ; et, sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage :
Polissez-le sans cesse et le repolissez ;
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.
Introduction
Dans l’Art poétique, Boileau définit la théorie du Classicisme. Il s’inspire largement d’Aristote et du poète latin Horace. Pour Boileau, l’art littéraire se doit d’imiter la nature, de manière à atteindre un idéal de vérité. C’est ce qui va permettre de plaire au public. Mais l’esthétique de Boileau se fonde aussi sur un principe moral, puisque vérité et sincérité se confondent. En d’autres termes, pour bien écrire, il faut être convaincu de ce que l’on écrit. Le Chant 1 est centré sur les préceptes généraux définissant l’art d’écrire. Le don ne suffit pas et il convient aussi d’appliquer une méthode rigoureuse.
Comment Boileau définit-il l’écriture classique tout en mettant en œuvre les principes qu’il énonce ? C’est ce que nous examinerons en étudiant la critique des faux poètes, puis en examinant les principes du Classicisme et leur mise en application par Boileau.
I - La critique des faux poètes
Pour être poète, il faut certes un don. Il faut aussi s’en sentir la vocation. Mais l’inspiration n’est pas suffisante. Méthode et travail sont indispensables. En partant de ce postulat, Boileau débute l’extrait faisant l’objet de notre commentaire par une critique des faux poètes, qu’il désigne comme « certains esprits », marquant ainsi la dévaluation et la prise de distance.
Le rejet de la Préciosité
La critique de la Préciosité par Molière, dans sa pièce Les Précieuses ridicules, est bien connue. La critique de Boileau l’est moins. C’est pourtant bien les précieux qu’il vise au Chant 1 de l’Art poétique. Il condamne ainsi la recherche d’effets formels qui n’ont pas pour objet l’expression de l’idée. Selon lui, la forme pour la forme ne doit donc pas être cultivée : « en vain vous me frappez d’un son mélodieux ».
La critique est encore plus appuyée lorsqu’il évoque un « pompeux barbarisme » ou un « orgueilleux solécisme ». On notera que les deux expressions se répondent à la rime et son mise en parallèle par la répétition du son final. En tant que grammairien, Boileau dénonce une absence de respect de la langue et de ses règles, qu’il s’agisse d’une méconnaissance du lexique par l’emploi d’un « terme impropre » ou d’erreurs de syntaxe, conduisant à un « tour vicieux ».
Quels sont les écueils à éviter ?
Comme nous venons de le voir, le principal écueil consiste à ne pas respecter les règles linguistiques et à prendre diverses libertés avec la grammaire ou la syntaxe dans un but purement esthétique. C’est ce qui conduit à une forme d’obscurité, présentée de manière métaphorique dans les premiers vers du passage.
Les mauvais poètes (ou le « méchant écrivain », comme le dit Boileau) se caractérisent par les « sombres pensées ». Cette idée est soulignée par la métaphore du « nuage épais » au vers suivant. Boileau dénonce aussi « l’idée [...] obscure » qui trop souvent préside à l’écriture. Plus simplement, les écrivains dont il dénonce les pratiques n’ont, selon lui, pas les idées claires et ne réfléchissent pas suffisamment avant d’écrire.
Le travail de la forme, au détriment de l’idée, conduit à rédiger des « vers ampoulés ». Les précieux sont en réalité des paresseux, puisqu’ils rédigent à « une folle vitesse » au lieu de travailler suffisamment. Boileau évoque aussi « un style si rapide » et utilise la métaphore suggestive « qui court en rimant ». Le résultat est selon lui sans appel, puisque ces faux poètes produisent des vers qui ressemblent à des « torrents débordés », « des cours (d’eau) orageux » et des « terrains fangeux ».
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En critiquant la Préciosité et les dérives baroques, Boileau se prépare à présenter les règles du Classicisme, que l’on peut comprendre comme l’exact opposé. L’ensemble du texte est construit sur l’antithèse entre les deux courants littéraires. Cette antithèse est structurante et vient soutenir à la fois la critique de la Préciosité et l’éloge de la raison classique. Le ton volontiers hautain de Boileau illustre le peu de cas qu’il fait de ces prétendus poètes.
II - Les principes du Classicisme
Lorsque Boileau compose l’Art poétique, en 1674, le classicisme s’impose comme la norme artistique et comme un idéal de perfection, de mesure et de clarté. Il s’agit d’un mouvement littéraire particulièrement normatif, qui s’appuie sur des règles strictes et le ton impérieux de Boileau s’inscrit dans cette logique. Pour apprendre à rédiger, il faut avant tout maîtriser un certain nombre de règles. Cette conception place Boileau dans la ligne d’Aristote et d’Horace.
L’indispensable association de la forme et de la raison
Pour Boileau, il n’est pas question d’écrire pour écrire : la langue est au service de la pensée. Il met ainsi en valeur les « pensées » à la rime au vers 1 et reprend la même idée au vers 4, sous la forme du verbe « penser ». L’association de la forme et de la raison dans un même projet rédactionnel est donc incontournable.
L’important est « d’apprendre à penser » avant « donc que d’écrire ». Les formules de Boileau sont impératives, il donne des ordres aux apprentis écrivains qui sont sommés d’adhérer à l’esthétique classique. On note ainsi que les impératifs parcourent le texte et sont souvent placés en début de vers, pour en augmenter la force.
Ce passage de l’Art poétique comprend d’ailleurs la plus célèbre phrase de Boileau : « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement / Et les mots pour le dire arrivent aisément. » Que faut-il comprendre ? Le verbe « concevoir » renvoie à la pensée ou la réflexion indispensable avant de prendre la plume. Il faut d’abord maîtriser son sujet. C’est ce qui va permettre de se faire comprendre et surtout, de trouver les mots pour s’exprimer. La forme ne vient donc que comme conséquence de la pensée.
La raison est facteur de clarté
Cette méthode, s’appuyant sur la raison chère aux classiques, est facteur de clarté. Rappelons que l’une des principales critiques énoncées à l’encontre des précieux est l’obscurité. La première partie du texte est structurée sur une opposition lexicale entre l’obscurité et la clarté. On note ainsi une antithèse entre le champ lexical de la clarté, avec « clairement, percer, pure » et celui des « nuages épais » et des « sombres pensées ».
La raison classique s’exprime dans les qualités de l’esprit, dans le respect des règles linguistiques et dans le « jugement ». Elle permet de rédiger un texte lumineux, clair, bien structuré. Boileau oppose ainsi la métaphore du « ruisseau », « dans un pré plein de fleurs », au torrent déchaîné de la pensée précieuse qui entend s’affranchir des règles.
L’importance du travail et de l’effort
Les compétences poétiques ne peuvent relever de la seule inspiration. Même lorsque l’auteur est « divin », il s’agit selon Boileau d’un « méchant écrivain » si l’effort est insuffisant. Le Classicisme promeut donc le travail, comme l’indique la maxime oxymorique « hâtez-vous lentement ». Bien écrire demande du « courage » et de la persévérance.
Boileau n’est pas adepte du premier jet. Il prône au contraire une amélioration constante : « vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage ». La métaphore du tissage tire sa richesse du double sens du terme « ouvrage », qui peut désigner d’une part la pièce tissée, mais aussi l'œuvre littéraire. Les deux derniers vers s’appuient sur le parallélisme, autour de la césure de l’alexandrin, pour développer cette idée : « polissez-le sans cesse // et le repolissez », puis « ajoutez quelquefois // et souvent effacez. »
Ce dernier verbe indique que l’idéal esthétique classique s’appuie aussi sur la sobriété et la concision.
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Boileau résume dans ce passage les principales règles esthétiques du Classicisme et souligne l’importance de la raison, facteur de clarté. Il se fait aussi le chantre de l’effort et s’oppose aux écrivains qui pensent tout pouvoir miser sur l’inspiration et le seul talent.
III - Une leçon de Classicisme
Mais qu’en est-il de Boileau lui-même ? Pratique-t-il les règles qu’il préconise ? Et le passage du chant 1 en est-il une parfaite illustration ? Examinons plus en détail les techniques rédactionnelles employées.
Les ressources de l’alexandrin
Les classiques apprécient particulièrement l’alexandrin, vers long qui permet de nombreux effets. On se rappellera que Molière, dans ses pièces en vers, et surtout Racine, y ont largement recours. Ce passage de l’Art poétique démontre une réelle maîtrise technique. Les huit premiers vers développent un rythme ample, sans coupes, qui permet d’opposer les deux manières d’écrire et de condamner l’obscurité caractéristique des précieux, tout en faisant l’éloge de la clarté classique.
Mais Boileau tire aussi parti des rimes pour effectuer différents rapprochements entre les termes clés de son argumentation : « barbarisme » et « solécisme », par exemple. Il place aussi à la rime des oppositions qui résument sa thèse, comme « plus divin » et « méchant écrivain » ou « mélodieux » et « vicieux ». De manière répétée, il s’appuie sur la structure de l’alexandrin et les deux hémistiches pour établir des parallélismes ou des oppositions.
Le texte illustre-t-il la clarté classique ?
La dualité structurante contribue à la clarté du propos. Boileau oppose ainsi tout au long du passage les mauvais écrivains et les poètes classiques, dont il fait l’éloge. Cette dualité peut s’exprimer par des antithèses, mais elle prend aussi la forme de métaphores opposées, qui parlent à l’imagination plus qu’à la raison. Le grammairien combine donc les deux techniques pour mieux convaincre et s’adresser aux différents types d’intelligence.
La clarté classique s’exprime aussi dans la fermeté du propos. Ainsi, le texte est parcouru de nombreuses sentences, comme la période classique les aime : « vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage » ou « ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement ». Le plan du texte est lui aussi rigoureux et les phases de l’argumentation épousent harmonieusement les strophes, de sorte que le passage illustre la thèse préconisant de mettre la forme au service de l’idée.
Le discours est fluide, le raisonnement facile à suivre. Il semble clair que Boileau a travaillé son texte et que le résultat reflète les efforts qu’il préconise. En d’autres termes, le passage se distingue par un style poli et suffisamment dense et concis.
Conclusion
L’Art poétique de Boileau se présente ici comme un ensemble de recommandations plus ou moins impérieuses. Les règles énoncées définissent un idéal esthétique visant à la perfection classique. Pour Boileau, cet idéal n’est accessible qu’à certains écrivains, qui disposent d’un don et de talent, mais surtout qui sont prêts à faire les efforts nécessaires pour assimiler et appliquer les préceptes.
Les règles classiques se présentent comme un idéal de mesure qui valorise la raison et la clarté de la pensée. Boileau rejette le faste et l’exubérance baroque, tout comme la Préciosité. Sous sa plume, la poésie cesse d’être d’inspiration orphique pour devenir un genre plus rhétorique, fortement normé.
L’une des meilleures illustrations de la brièveté classique prônée par Boileau réside sans doute dans les Fables de La Fontaine. C’est à partir du XIXe siècle romantique, avec Victor Hugo surtout, que la poésie entend à nouveau se libérer du carcan des règles classiques.
Pour aller plus loin :