François-René de Chateaubriand (1768-1848) : vie et œuvre
Une légende littéraire (rapportée par Adèle Hugo), veut que Victor Hugo, alors enfant, se serait écrié (il l’aurait noté dans un cahier pour être plus exact) : « Je veux être Chateaubriand ou rien ! ». Plusieurs années après, en février 1868, Victor Hugo déclare à Paul Stapfer (écrivain et critique français) que « Chateaubriand est plein de choses magnifiques », qu’il « a déployé dans les Mémoires d’outre-tombe un immense talent », mais que néanmoins, « c’était la personnification de l'égoïsme, un homme sans amour de l’humanité, une nature odieuse ».
Quelle est la part de mythe et la part de réalité dans l’immense héritage littéraire que Chateaubriand a légué ? Qui était-il ? Le moraliste de l’Essai sur les révolutions ? L’ardent croyant du Génie du christianisme ? Le personnage solitaire et passionné de René ? L’éternel insatisfait des Mémoires d’outre-tombe ? Choses certaine, ce tombeur de femmes, breton, royaliste et mélancolique, est aujourd’hui considéré comme le père fondateur du romantisme.
En 1830, après la première représentation d’Hernani, Chateaubriand déclare à Victor Hugo : « Je m’en vais, Monsieur, et vous venez ». Deux mastodontes du XIXe siècle se croisent, le second suivant la trace du premier qui fut homme politique, essayiste, romancier et défenseur de la « vérité de l’art ».
Qui est Chateaubriand ?
Chateaubriand naît à Saint-Malo le 4 septembre 1768. Dans les Mémoires d’outre-tombe, il se souvient :
J'étais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues, soulevées par une bourrasque annonçant l'équinoxe d'automne, empêchait d'entendre mes cris : on m'a souvent conté ces détails ; leur tristesse ne s'est jamais effacée de ma mémoire. Il n'y a pas de jour où, rêvant à ce que j'ai été, je ne revoie en pensée le rocher sur lequel je suis né, la chambre où ma mère m'infligea la vie, la tempête dont le bruit berça mon premier sommeil, le frère infortuné qui me donna un nom que j'ai presque toujours traîné dans le malheur. Le Ciel sembla réunir ces diverses circonstances pour placer dans mon berceau une image de mes destinées.
On perçoit déjà dans ces quelques lignes le caractère de ce mélancolique, qui semble, dès l’heure de sa naissance, affligé de se savoir en vie. Il passe ses premières années (1768-1786) abandonné aux domestiques, jouant seul sur la grève et contemplant la mer.
En 1777, il suit sa famille qui s’installe au château de Combourg (en Bretagne). Destiné à faire carrière dans la marine, il suit des études à Dol, Rennes et Dinan. Nostalgique du cadre romanesque de Combourg, il y revient, passant entre un père taciturne et une mère pieuse « deux années de délire », faites de rêveries solitaires et de balades avec sa sœur Lucile. C’est dans ce cadre que sa vocation poétique émerge et que sa sensibilité d’artiste s’éveille.
Dans René, œuvre parue en 1802, sorte d’autobiographie qui touche à la fiction romanesque, Chateaubriand s’exprime sur ces promenades qui ont forgé son caractère et ses élans littéraires peuplés d’une « foule de sensations fugitives » : « Les sons que rendent les passions dans le vide d’un cœur solitaire ressemblent au murmure que les vents et les eaux font entendre dans le silence d’un désert ; on en jouit, mais on ne peut les peindre ».
Entre-temps, Chateaubriand a des doutes en ce qui concerne sa carrière. Son père le veut marin, sa mère le rêve prêtre. En 1786, il se décide à prendre un brevet de sous-lieutenant. Il se rend à Versailles, où il se mêle à la cour du roi et aux salons parisiens. Il y rencontre Fontanes, qui devient son plus cher ami. C’est aussi à cette époque qu’il se plonge dans des lectures diverses, se passionne notamment pour Rousseau et perd la foi.
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De juillet à décembre 1791, il entreprend un voyage de cinq mois aux États-Unis, de Baltimore à Philadelphie, en passant par l’Hudson et les chutes du Niagara. Il en tire un livre, le Voyage en Amérique, publié plus tard en 1826. Il puise dans cette exploration une inspiration renouvelée, pétrie de nature vierge et de paysages neufs, conférant à son écriture un autre élan. À la nouvelle de l’arrestation de Louis XVI, Chateaubriand rentre en France, emportant dans ses bagages les manuscrits d’un long poème épique en prose, Natchez.
De retour à Saint-Malo, Chateaubriand se marie et rejoint l’armée contre-révolutionnaire des émigrés. Au siège de Thionville, il est blessé et doit se réfugier à Londres, en 1793. Durant cette période, il mène une vie de misère, souffrant de la faim et du froid, travaillant à son Essai sur les Révolutions (publié en 1797). Dans cet ouvrage, on voit poindre un « scepticisme encyclopédique aux prises avec une vague inquiétude religieuse » (Lagarde et Michard).
En 1798, il doit rentrer au pays : bouleversé par la mort de sa mère et de sa sœur, il retourne à la religion de sa jeunesse. Lui qui, dans son Essai sur les Révolutions, faisait montre d’anticléricalisme et d’agnosticisme (« Les religions, écrit-il, naissent de nos craintes et de nos faiblesses, s’agrandissent dans le fanatisme, et meurent dans l’indifférence »), fait son mea culpa : « Ma conversion est venue du cœur ; j’ai pleuré et j’ai cru », déclare-t-il. Il entreprend alors la rédaction du Génie du Christianisme, publié peu après son retour en France, en 1802.
Le génie littéraire de Chateaubriand
Chateaubriand se mêle à nouveau aux salons et à la vie littéraire parisienne. La publication d’Atala, en 1801, a été un succès. Fort de cette gloire et de sa bonne réputation dans la haute société, il décide de faire publier Le Génie du Christianisme (livre dont font aussi partie Atala et René) en 1802. L’ouvrage rencontre une réception enthousiaste et lui vaut d’être nommé, par Fontanes, secrétaire de légation à Rome, où il se rend en 1803.
Dans la ville éternelle, il mène une vie de diplomate. Il retranscrit ses impressions dans Lettre sur la campagne romaine et Voyage en Italie. Mais plusieurs événements, dont la mort de Madame de Beaumont (dont il fréquentait assidûment le salon et qui fut sa maîtresse), celle du duc d’Enghien (dernier descendant de la maison de Condé) et enfin celle, plus tragique et personnelle, de sa sœur Lucile, poussent Chateaubriand à donner sa démission en 1804 et à rentrer en France. Jusqu’à 1806, il voyage en Auvergne, en Suisse, en Bretagne et publie son Voyage au Mont-Blanc.
Enfin, cédant à ses rêves de jeunesse, il entreprend un voyage en Orient, de 1806 à 1807. Il explore la Grèce, les Lieux Saints, l’Egypte, la Tunisie et rentre en passant par l’Espagne. À son retour, il publie les Martyrs (1809), L’Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811) et Les Aventures du dernier Abencérage (1826). Ces ouvrages ont été pour la plupart rédigés durant un temps de retraite à l’ermitage de la Vallée-aux-Loups, qu’il a acquis en 1807. C’est dans ces lieux qu’il commence aussi à écrire ses Mémoires d’outre-tombe.
Homo politicus
Plus les années passent, et plus Chateaubriand s’exprime sur des sujets politiques. Il affiche son inimitié pour Napoléon. En 1811, il est élu à l’Académie française. En 1814, il fait paraître une brochure, De Buonaparte et des Bourbons, (sous-titré : « et de la nécessité de se rallier à nos princes légitimes pour le bonheur de la France et celui de l’Europe ») « dont la publication fit plus pour la restauration monarchique qu’une armée de cent mille hommes » (Lagarde et Michard).
Les années qui suivent sont fortes en rebondissements politiques pour Chateaubriand : d’abord ministre de l’Intérieur, il est ensuite nommé pair de France, avant de se placer à droite de l’échiquier par dépit et de soutenir les ultra-royalistes (il vante leurs mérites dans La Monarchie selon la Charte, en 1816). Nommé diplomate par le roi qui veut l'éloigner, il devient, en 1821, ambassadeur à Berlin, puis à Londres en 1822, et enfin accède au poste de ministre des Affaires étrangères.
Durant les dernières années de sa vie, Chateaubriand se montre moins vindicatif envers le pouvoir et revient à ses convictions de royaliste modéré. Il abandonne aussi son titre et sa pension de pair. C’est la fin de sa carrière politique. Il se consacre davantage à l’écriture – Etudes historiques (1831), Essai sur la littérature anglaise (1836), Congrès de Vérone (1838) –, fréquente les salons de Madame Récamier et surtout, travaille à se rendre inoubliable devant l’Eternel avec ses Mémoires d’outre-tombe, dont il achève la rédaction en 1841.
L’ouvrage ne sera publié qu’après la mort de Chateaubriand, qui s’éteint paralytique et diminué, le 4 juillet 1848 à Paris, au 120 de la rue du Bac. En accord avec ses souhaits, il est enterré à Saint-Malo, face à la mer, sur le rocher du Grand Bé – un îlot proche de sa ville natale auquel on ne peut accéder qu’à pied quand la mer s’est retirée.
L’œuvre de Chateaubriand
Sous de nombreux aspects, toute l'œuvre de Chateaubriand se fait la porte-parole d’un mal du siècle. Chateaubriand est l'héritier du siècle des Lumières, précurseur du romantisme, et voix de ses contemporains et d’une époque en proie à des mutations politiques et sociales majeures. Dans René, Chateaubriand fait état de cette « vague des passions », qui n’est pas exactement le mal du siècle, théorisé plus tard, mais correspond davantage au « mal de l’homme moderne ».
Le Génie du Christianisme
Ce sentiment d’homme livré à lui-même est tout particulièrement pertinent dans une époque révolutionnée telle que celle vécue par Chateaubriand. Le Génie du christianisme s’inscrit dans ce constat :
Il reste à parler d'un état de l'âme qui, ce nous semble, n'a pas encore été bien observé : c'est celui qui précède le développement des passions, lorsque nos facultés, jeunes, actives, entières, mais renfermées, ne se sont exercées que sur elles-mêmes, sans but et sans objet. Plus les peuples avancent en civilisation, plus cet état du vague des passions augmente ; car il arrive alors une chose fort triste : le grand nombre d'exemples qu'on a sous les yeux, la multitude de livres qui traitent de l'homme et de ses sentiments rendent habile sans expérience. On est détrompé sans avoir joui ; il reste encore des désirs, et l'on n'a plus d'illusions. L'imagination est riche, abondante et merveilleuse ; l'existence pauvre, sèche et désenchantée. On habite avec un cœur plein un monde vide, et sans avoir usé de rien on est désabusé de tout.
Chapitre IX, 2e partie, Livre III
Avec cet ouvrage, Chateaubriand participe au renouveau du sentiment religieux (qu’il avait pourtant fustigé dans son Essai sur les Révolutions, en 1797) non pas de façon proprement théologique, mais afin de triompher du mépris qui règne à l’époque concernant la foi.
Par ailleurs, le livre est un chef d'œuvre de littérature, la première partie comporte une fresque poétique de la nature et des émotions qu’elle éveille ; la seconde rompt avec les conventions classiques et prend part à la défense des Modernes. Le tout est un mélange de méditations dominées par la sensibilité et d’études littéraires érudites.
Les Mémoires d’outre-tombe
Chateaubriand a mit dix ans à écrire les Mémoires d’outre-tombe. Cet ouvrage est celui d’un homme désormais dépouillé de titres, de fortune et de statut politique. C’est une façon, pour Chateaubriand, de vivre au-delà de la mort, d’asseoir sa gloire littéraire, dont il a pu mesurer la vanité et la fragilité. Parmi les premières phrases qui composent l’introduction de cette vaste peinture introspective, on trouve celle-ci :
La plupart de mes sentiments sont demeurés au fond de mon âme, ou ne se sont montrés dans mes ouvrages que comme appliqués à des êtres imaginaires. Aujourd’hui que je regrette encore mes chimères sans les poursuivre, je veux remonter le penchant de mes belles années : ces Mémoires seront un temple de la mort élevé à la clarté de mes souvenirs.
Les spécialistes se sont souvent demandé quelle était la valeur des Mémoires, documentaire ou poétique ? Les Mémoires, bien qu’elles ne respectent pas toujours l’exactitude des faits – l’auteur préférant la stylisation des péripéties à leur conformité à la réalité –, livrent au lecteur un idéal de beauté et de grandeur porté par celui qui en a fait son credo, cet « art de choisir et de cacher » (Génie du christianisme). En effet, pour Chateaubriand, c’est la vérité dans l’art qui importe, une vérité esthétique.
Si, pour trouver la matière de ses Mémoires, Chateaubriand puise dans les souvenirs de sa jeunesse, qu’il retrouve avec une certaine mélancolie, il trace non une histoire, mais une « épopée de son temps », et fait de lui-même une sorte de héros éternellement insatisfait, et hanté par la présence de la mort, la conscience de sa finitude (« La mort est belle, elle est notre amie ; néanmoins, nous ne la reconnaissons pas, parce qu'elle se présente à nous masquée et que son masque nous épouvante. ») D’où l’absolue nécessité, pour ce père du romantisme, de pérenniser son nom par son art.
C’est sur ces phrases que se terminent les Mémoires de « l’héritier breton de l’Ecclésiaste » : « « En traçant ces derniers mots, ce 16 novembre 1841, ma fenêtre qui donne à l'ouest sur les jardins des Missions étrangères, est ouverte : il est six heures du matin ; j'aperçois la lune pâle et élargie ; elle s'abaisse sur la flèche des lnvalides à peine révélée par le premier rayon doré de l'Orient ; on dirait que l'ancien monde finit, et que le nouveau commence. Je vois les reflets d'une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu'à m'asseoir au bord de ma fosse ; après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l'éternité. »