Corneille, L'illusion comique, Acte I, scène 1 : commentaire de texte
ACTE I - SCENE PREMIERE
Corneille, L'illusion comique, Acte I, scène 1
DORANTE.
Ce mage, qui d'un mot renverse la nature,
N'a choisi pour palais que cette grotte obscure.
La nuit qu'il entretient sur cet affreux séjour,
N'ouvrant son voile épais qu'aux rayons d'un faux jour,
De leur éclat douteux n'admet en ces lieux sombres
Que ce qu'en peut souffrir le commerce des ombres.
N'avancez pas : son art au pied de ce rocher
A mis de quoi punir qui s'en ose approcher ;
Et cette large bouche est un mur invisible,
Où l'air en sa faveur devient inaccessible,
Et lui fait un rempart, dont les funestes bords
Sur un peu de poussière étalent mille morts.
Jaloux de son repos plus que de sa défense,
Il perd qui l'importune, ainsi que qui l'offense ;
Malgré l'empressement d'un curieux désir,
Il faut, pour lui parler, attendre son loisir :
Chaque jour il se montre, et nous touchons à l'heure
Où pour se divertir il sort de sa demeure.
PRIDAMANT.
J'en attends peu de chose, et brûle de le voir.
J'ai de l'impatience, et je manque d'espoir.
Ce fils, ce cher objet de mes inquiétudes,
Qu'ont éloigné de moi des traitements trop rudes,
Et que depuis dix ans je cherche en tant de lieux,
A caché pour jamais sa présence à mes yeux.
Sous ombre qu'il prenait un peu trop de licence,
Contre ses libertés je roidis ma puissance ;
Je croyais le dompter à force de punir,
Et ma sévérité ne fit que le bannir.
Mon âme vit l'erreur dont elle était séduite :
Je l'outrageais présent, et je pleurai sa fuite ;
Et l'amour paternel me fit bientôt sentir
Il l'a fallu chercher : j'ai vu dans mon voyage
Le Pô, le Rhin, la Meuse, et la Seine, et le Tage :
Toujours le même soin travaille mes esprits ;
Et ces longues erreurs ne m'en ont rien appris.
Enfin, au désespoir de perdre tant de peine,
Et n'attendant plus rien de la prudence humaine,
Pour trouver quelque borne à tant de maux soufferts,
J'ai déjà sur ce point consulté les enfers.
J'ai vu les plus fameux en la haute science
Dont vous dites qu'Alcandre a tant d'expérience :
On m'en faisait l'état que vous faites de lui,
Et pas un d'eux n'a pu soulager mon ennui.
L'enfer devient muet quand il me faut répondre,
Ou ne me répond rien qu'afin de me confondre.
[…]
L'illusion comique est définie par Corneille lui-même d'étrange monstre. Écrite en 1635, cette pièce se joue des codes du théâtre classique mêlant tragédie et comédie. Écrite en Alexandrins, cette pièce prend la forme d'une tragédie, pourtant les cinq actes de la pièces forment un ensemble hétérogène où la longueur, le ton et les sujets varient d'un acte à l'autre. Le premier acte joue le rôle de prologue et la scène étudiée ici, la première, est une scène d'exposition.
Problématique : Nous nous demanderons en quoi que cette scène transcrit une illusion ?
Plan : nous verrons dans une première partie ce qui caractérise cette scène, d'abord son rôle d'exposition, puis son esthétique baroque et enfin la notion d'illusion que nous présente Corneille. Dans une seconde partie, nous étudierons le rôle des personnages, d'abord Alcandre et ce qu'il représente, puis Dorante qui présente Alcandre et enfin Primadant, un père éploré.
I - Mise en place de l'intrigue
Une scène d'exposition
Cette première scène correspond à la forme classique de l'exposition en présentant au spectateur le lieu, les personnages et l'intrigue de la pièce. C'est Dorante qui ouvre la pièce en présentant Alcandre le magicien et sa demeure : « Ce mage, qui d'un mot renverse la nature » vers 1, « N'a choisi pour palais que cette grotte obscure » vers 2.
La description du lieu de vie d'Alcandre et celle de son personnage se confondent : « La nuit qu'il entretient sur cet affreux séjour » vers 3, ici on comprend que l'obscurité de la résidence d'Alcandre est voulue, entretenue, ce qui nous donne un indice sur sa personnalité qui nous apparaît également obscure. La magie qu'il pratique semble liée aux enfers : « le commerce des ombres » vers 6 , « les funestes bords » vers 1, « étalent mille morts » vers 12. On retrouve cette thématique des enfers lorsque Pridamant évoque Alcandre : « J'ai déjà sur ce point consulté les enfers » vers 39.
De plus, ce personnage est présenté comme sévère : « Il perd qui l'importune, ainsi que qui l'offense » vers 14 et il faut se conformer à ses lois : « Il faut, pour lui parler, attendre son loisir » vers 16. L'aspect effrayant de la grotte et de son habitant est renforcé par les allitérations en « r » : « grotte obscure » vers 2, « affreux séjour » vers 3, « souffrir le commerce des ombres » vers 6, « malgré l'empressement d'un curieux désir » vers 15, « pour se divertir il sort de sa demeure » vers 18.
Les deux autres personnages présentés sont Pridamant et son fils Clindor que l'on apprend à connaître à travers la tirade de Pridamant qui explique le départ de son fils de la maison paternelle dix ans plus tôt : « Ce fils, ce cher objet de mes inquiétudes, / Qu'ont éloigné de moi des traitements trop rudes, / Et que depuis dix ans je cherche en tant de lieux » vers 21 à 23. Ces trois vers résument la situation, Pridamant a été trop sévère avec son fils, ce qui a poussé ce dernier au départ. Inquiet, il le cherche depuis.
L'intrigue est donc en partie posée ici par ces trois mêmes vers et l'on comprend en plus que Pridamant va faire appel à Alcandre pour l'aider dans ces recherches : « J'en attends peu de chose, et brûle de le voir. J'ai de l'impatience, et je manque d'espoir. » vers 19 et 20. Il précise aussi que ce n'est pas le premier mage auquel il demande assistance : « J'ai vu les plus fameux en la haute science Dont vous dites qu'Alcandre a tant d'expérience » vers 40 et 41.
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Dans le début de cette scène nous retrouvons donc tous les éléments de l'exposition classique : présentation des personnage, du lieu et de l'intrigue.
L'esthétique baroque
On trouve dans ce texte plusieurs éléments appartenant à l'esthétique baroque, en premier une référence forte à la mythologie, ici l'allégorie de la caverne de Platon. En effet, la grotte du mage nous fait largement penser à cette antique caverne : « qu'aux rayons d'un faux jour, De leur éclat douteux n'admet en ces lieux sombres » vers 4 et 5, « le commerce des ombres » vers 6, « cette large bouche est un mur invisible » vers 9. Tous ces éléments rappellent la vision des ombres par les hommes depuis la caverne privée de la lumière de la raison décrite par Platon.
Cette référence fait aussi écho aux enfers, royaume des morts d'Hadès, dieu de la mythologie grecque : « La nuit qu'il entretient sur cet affreux séjour » vers 3, « Où l'air en sa faveur devient inaccessible » vers 10, « Et lui fait un rempart, dont les funestes bords Sur un peu de poussière étalent mille morts » vers 11 et 12.
Les hyperboles utilisées renvoient aussi à l'esthétique baroque : « mille morts » vers 12, « A caché pour jamais sa présence à mes yeux » vers 24, « les plus fameux » vers 40. C'est aussi le cas des deux chiasmes des vers 19 et 20 : « J'en attends peu de chose, et brûle de le voir » et « J'ai de l'impatience, et je manque d'espoir ».
L'esthétique baroque est liée au thème de l'illusion que l'on retrouve à plusieurs niveaux de lecture.
La notion d'illusion
Le champ lexical de l'illusion est très présent : « renverse » vers 1, terme optique renvoyant à l'illusion d'optique, « voile épais » vers 4, « faux jour » vers 4, « ombres » vers 6, « son art » vers 7 qui fait ici référence à la magie. Nous trouvons aussi « mur invisible » vers 9 et « caché » vers 24.
Cette notion se retrouve aussi dans la métaphore du théâtre, car ces mêmes mots font écho à la scène, le « faux jour » renvoie aux éclairages artificiels, « l'éclat douteux » rappelle les accessoires factices et les ombres peuvent faire penser à diverses formes des personnages de théâtre où les acteurs ne sont alors plus que l'ombre d'eux-mêmes, on peut aussi penser au théâtre d'ombres. Enfin, le « mur invisible » fait évidemment référence au quatrième mur, ce mur imaginaire qui sépare la scène et le public, garantissant l'illusion de la pièce. La grotte est donc un théâtre où va se jouer un pièce.
On s'aperçoit aussi que les deux personnages principaux, Alcandre et Clindor sont invisibles dans cette scène. Ils sont seulement décrits par Dorante et Pridamant, Clindor n'est d'ailleurs même pas nommé, seule une périphrase l'identifie : « Ce fils, ce cher objet de mes inquiétudes » vers 21.
Tous ces indices nous indiquent que nous entrons dans une illusion. Ils indiquent au spectateur qu'il devra faire appel à son esprit critique tout au long de la pièce qui se terminera d'ailleurs avec l'une des dernières répliques d'Alcandre : « N'en croyez que vos yeux », autant destinée à Pridamant qu'au spectateur.
II - Étude des personnages
Alcandre
Alcandre est le premier personnage à nous être présenté, par le premier vers de la pièce : « Ce mage ». C'est Dorante qui l'introduit in media res, en commençant par le démonstratif « ce », comme si nous savions déjà de qui il s'agissait. Alcandre est un magicien tout puissant puisqu'il « renverse la nature » vers 1, « perd qui l'importune » vers 14. Il est aussi autoritaire car il inflige des punitions : « A mis de quoi punir qui s'en ose approcher » vers 8.
On comprend que ce magicien, malgré son aspect sombre, fascine aussi : « l'empressement d'un curieux désir » vers 15. Il est courtisé et choisit ses rencontres au gré de ses désirs : « Il faut, pour lui parler, attendre son loisir » vers 16.
Cet homme doté de pouvoirs surnaturels fait écho au metteur en scène de la pièce lui-même, ici Corneille. Comme lui, Alcandre se donne en représentation : « Chaque jour il se montre, et nous touchons à l'heure » vers 17, et comme le metteur en scène, il a le pouvoir de vie et de mort sur les autres personnages. Il s'agit d'une mise en abyme qui se poursuivra dans la suite de la pièce, lorsqu' Alcandre mettra en scène la vie de Clindor.
Nous avons vu précédemment que la grotte où vit Alcandre est décrite en utilisant les éléments d'un théâtre, ce qui confirme le rôle de metteur en scène du mage.
Dorante
Ce personnage qui intervient en premier est lié au prologue, il se retire dès la deuxième scène du premier acte pour ne plus reparaître. Son seul rôle est de présenter Alcandre à Pridamant. Dans cette première tirade, il n'utilise jamais la première personne, mais de nombreux pronoms démonstratifs : « ce mage » vers 1, « cette grotte » vers 2, « cet affreux jour » vers 3 , « ces lieux sombres » vers 5, « ce rocher » vers 7, « cette large bouche », vers 9.
Comme il ne doit pas attirer l'attention sur lui mais bien sur Alcandre, Dorante n'implique pas ses opinions dans sa description, il utilise le présent d'habitude et de vérité générale : « il entretient » vers 3, « n'admet en ces lieux » vers 5, « il perd qui l'importune » vers 14, « il faut » vers 15, « il se montre » vers 17, « il sort » vers 18.
Dorante participe à l'illusion en mettant en place le climat propice afin qu'elle soit plausible, il prépare à la fois Pridamant et le spectateur à croire au surnaturel des scènes qui vont suivre.
Pridamant
Pridamant se présente lui-même, en même temps qu'il présente son fils. Il s'agit d'un double portrait où père et fils sont décrits en fonction l'un de l'autre : Primadant est un père éploré car Clindor est parti et Clindor est un fils en fuite car son père l'a mal traité.
Ce père souffre de la situation : « mes inquiétudes » vers 21, « je pleurai sa fuite » vers 30, « au désespoir de perdre tant de peine » vers 36, « tant de maux soufferts » vers 38, « soulager mon ennui » vers 43. Il explique qu'il a tout tenté pour retrouver son fils : « Et que depuis dix ans je cherche en tant de lieux » vers 23, « j'ai vu dans mon voyage Le Pô, le Rhin, la Meuse, et la Seine, et le Tage » vers 32 et 33. Il a même fait appel à d'autres magiciens : « J'ai déjà sur ce point consulté les enfers » vers 39, mais rien n'a abouti.
Pridamant a compris la raison de la fuite de son fils et nous l'explique, il s'agit de sa sévérité exagérée : « Qu'ont éloigné de moi des traitements trop rudes » vers 22, « Contre ses libertés je roidis ma puissance » vers 26, « Je croyais le dompter à force de punir, / Et ma sévérité ne fit que le bannir » vers 27 et 28.
Ce thème de la remise en question de l'autorité trop forte d'un père par son fils revient souvent dans le théâtre du XVIIe siècle. Ici, le conflit semble déjà résolu au commencement de la pièce puisque Pridamant reconnaît ses erreurs envers son fils. On donne alors à penser au spectateur que le dernier élément nécessaire à la totale résolution du conflit est de retrouver le deuxième protagoniste : le fils de Pridamant. La pièce nous apprendra par la suite que cette intrigue est elle aussi une illusion.
Conclusion
Dans cette première scène de L'illusion comique, Corneille expose les personnages, le lieu et l'intrigue mais il expose aussi la dimension surnaturelle du propos, il nous donne discrètement les clés de l'illusion. Cette scène, comme les deux suivantes du premier acte préparent Pridamant et le spectateur à croire à l'illusion qui va leur être présentée. À demi-mots, Corneille nous fait déjà comprendre que la grotte est un théâtre, qu'Alcandre est un metteur en scène et que la magie est une illusion, une histoire que l'on met en scène. Il fait ici l'éloge du théâtre et de son pouvoir sur le public. Par la mise en abyme, il exprime la nécessité de remettre en question la part de réel et la part de faux. Cette pièce serait tout aussi pertinente de nos jours, si on élargissait le rôle du théâtre à ce qu'il a engendré, c'est-à-dire la télévision, le cinéma, et autres plateformes audiovisuelles jouant avec notre perception de la frontière entre la réalité et l'illusion.