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Marivaux, Les Fausses confidences, Acte I, scène 14 : commentaire de texte

ARAMINTE - Qu'est-ce que c'est donc que cet air étonné que tu as marqué, ce me semble, en voyant Dorante ? D'où vient cette attention à le regarder ?
DUBOIS - Ce n'est rien, sinon que je ne saurais plus avoir l'honneur de servir Madame, et qu'il faut que je lui demande mon congé.
ARAMINTE, surprise. - Quoi ! Seulement pour avoir vu Dorante ici ?
DUBOIS - Savez-vous à qui vous avez affaire ?
ARAMINTE - Au neveu de Monsieur Remy, mon procureur.
DUBOIS - Eh ! par quel tour d'adresse est-il connu de Madame ? comment a-t-il fait pour arriver jusqu'ici ?
ARAMINTE - C'est Monsieur Remy qui me l'a envoyé pour intendant.
DUBOIS - Lui, votre intendant ! Et c'est Monsieur Remy qui vous l'envoie : hélas ! le bon homme, il ne sait pas qui il vous donne ; c'est un démon que ce garçon-là.
ARAMINTE - Mais que signifient tes exclamations ? Explique-toi : est-ce que tu le connais ?
DUBOIS - Si je le connais, Madame ! si je le connais ! Ah vraiment oui ; et il me connaît bien aussi. N'avez-vous pas vu comme il se détournait de peur que je ne le visse.
ARAMINTE - Il est vrai ; et tu me surprends à mon tour. Serait-il capable de quelque mauvaise action, que tu saches ? Est-ce que ce n'est pas un honnête homme ?
DUBOIS - Lui ! il n'y a point de plus brave homme dans toute la terre ; il a, peut-être, plus d'honneur à lui tout seul que cinquante honnêtes gens ensemble. Oh ! c'est une probité merveilleuse ; il n'a peut-être pas son pareil.
ARAMINTE - Eh ! de quoi peut-il donc être question ? D'où vient que tu m'alarmes ? En vérité, j'en suis toute émue.
DUBOIS - Son défaut, c'est là. (Il se touche le front.) C'est à la tête que le mal le tient.
ARAMINTE - A la tête ?
DUBOIS - Oui, il est timbré, mais timbré comme cent.
ARAMINTE - Dorante ! il m'a paru de très bon sens. Quelle preuve as-tu de sa folie ?
DUBOIS - Quelle preuve ? Il y a six mois qu'il est tombé fou ; il y a six mois qu'il extravague d'amour, qu'il en a la cervelle brûlée, qu'il en est comme un perdu je dois bien le savoir, car j'étais à lui, je le servais ; et c'est ce qui m'a obligé de le quitter, et c'est ce qui me force de m'en aller encore. Ôtez cela, c'est un homme incomparable.
ARAMINTE, un peu boudant - Oh bien ! il fera ce qu'il voudra ; mais je ne le garderai pas : on a bien affaire d'un esprit renversé ; et peut-être encore, je gage, pour quelque, objet qui n'en vaut pas la peine ; car les hommes ont des fantaisies...
DUBOIS - Ah ! vous m'excuserez ; pour ce qui est de l'objet, il n'y a rien à dire. Malepeste ! sa folie est de bon goût.
ARAMINTE - N'importe, je veux le congédier. Est-ce que tu la connais, cette personne ?DUBOIS - J'ai l'honneur de la voir tous les jours ; c'est vous, Madame.
ARAMINTE - Moi, dis-tu ?

Marivaux, Les Fausses confidences , I, 14

Marivaux, l’un des plus grands dramaturges français, est connu pour ses comédies, comme Le Jeu de l’amour et du hasard, ou encore Les Fausses confidences. Héritier de la tradition théâtrale de la période classique, l’écrivain s’inspire aussi des pièces italiennes. Précurseur des Lumières, Marivaux s’interroge sur l’ordre social de son temps, tout en développant des intrigues amoureuses sophistiquées, qui s’appuient sur les jeux du langage. Ainsi, la relation amoureuse prend souvent la forme du marivaudage, un badinage complexe et raffiné, qui est l’un des ressorts de son théâtre. Les faux semblants y tiennent également une place importante. 

Dans Les Fausses confidences, Dorante, jeune homme de bonne famille, mais pauvre, est amoureux d’une belle et riche veuve, Araminte. Afin de la séduire, il se fait engager comme intendant. Il y retrouve son ancien domestique Dubois, désormais au service d’Araminte. La scène 14 de l’acte I présente les premières « fausses confidences de la pièce »

En quoi les confidences du valet constituent-elle une tentative de manipulation et comment servent-elle le développement de l’intrigue ?

C’est ce que nous nous proposons d’analyser en trois temps. Nous verrons tout d’abord comment est structurée la scène, puis nous nous intéresserons à la présentation des personnages. Nous nous pencherons enfin sur la mise en abyme et ses fonctions dans ce passage. 

I – Une manipulation en trois étapes : la structure du passage

Dubois a résolu d’aider son ancien maître à séduire Araminte. A ce moment de la pièce, cette dernière vient de confier à Dorante qu’elle ne souhaite pas épouser le Comte Dorimont, que lui destine sa mère. Le valet profite de la situation pour servir les intérêts de Dorante auprès d’Araminte. Il se livre dans cet extrait de la scène 14 de l’acte I à une manipulation en règle, dans laquelle il jongle habilement avec la vérité et les sentiments des autres personnages. La structure de l’extrait est choisie pour orchestrer cette manipulation.

Plan du passage

Dans un premier temps, Dubois annonce à Araminte qu’il entend démissionner de son poste de valet. Cette étape s’étend du début du passage  jusqu’à « un honnête homme ». Il justifie sa décision par le souhait de ne pas avoir à côtoyer le nouvel intendant, Dorante, qu’il qualifie de « fou ». Dans le second temps de ce dialogue, qui va jusqu’à « fantaisies », Dubois cherche en apparence à convaincre Araminte de licencier Dorante, en raison même de sa folie d’amour. De « Ah ! vous m’excuserez » à la fin de l’extrait, le valet révèle que c’est d’Araminte que Dorante est amoureux.

Le plan du passage est dynamique et conduit à la confidence finale de manière structurée, par étapes. Le valet ménage ses effets et pique la curiosité d’Araminte. Cette stratégie de manipulation est habile et lui permet de jouer avec les sentiments d’Araminte. Certains éléments sont réels et véridiques, d’autres sont détournés au profit de la persuasion. La scène 14 offre donc au spectateur un premier aperçu des « fausses confidences » dont il est question dans le titre de la pièce. 

Vraies et fausses confidences 

L’habileté du valet consiste à associer les vraies et les fausses confidences. Ainsi, il n’a pas particulièrement l’intention de démissionner de son poste, puisqu’il a décidé, à l’inverse, de mettre sa technique de l’intrigue au service de son ancien maître, afin que le mariage avec Araminte puisse se faire. La situation est cependant plausible, puisqu’il vient de croiser Dorante. Il éveille la curiosité de son interlocuteur en laissant entendre qu’il connaît des secrets sur le nouvel intendant. Les questions d’Araminte, « d’où vient que tu m’alarmes » ou encore « de quoi peut-il être question », montrent que la stratégie est efficace

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Le valet utilise en particulier les sous-entendus et semble obliger sa maîtresse à lui arracher des confidences, alors même qu’il brûle de lui fournir ces informations. Ses paroles sont volontairement ambivalentes : « Son défaut, c’est là (il se touche le front). » Pour mieux asseoir ses effets, il se présente comme un expert et livre des confidences, vraies cette fois, sur son passé : « je le servais ». Selon Dubois, c’est la folie de Dorante qui « l’a obligé à le quitter ». Lorsqu’Araminte menace de licencier l’intendant, Dubois révèle qu’il est amoureux d’elle.

La scène 14 de l’acte I des Fausses confidences donne un bon aperçu de la manipulation amoureuse et des techniques qu’emploie le valet pour parvenir à ses fins. L’extrait prend la forme d’un interrogatoire, Araminte semble mener la conversation, mais en réalité, c’est Dubois qui manie l’intrigue en expert.

II – Les personnages et l’analyse psychologique

Les pièces de Marivaux se distinguent par la finesse de l’analyse psychologique. Au théâtre, le portrait des personnages est souvent sommaire et il n’est pas rare qu’ils se réduisent à leur fonction sociale ou à leur rôle dans l’intrigue. Chez Marivaux, à l’inverse, la psychologie est toujours fouillée, en ce sens qu’elle est un des ressorts principaux de l’intrigue. Ainsi, Dubois emprunte des traits de caractère typiques du valet de comédie, mais il fait aussi montre dans cet extrait d’une finesse qui peut surprendre. Deux personnages sont en scène, le troisième, Dorante, fait l’objet de la conversation. 

Le portrait de Dorante : le personnage absent dont on parle

Dorante est le personnage absent dont on parle dans la scène. C’est l’occasion pour Marivaux de nous en présenter le portrait, tel qu’il est vu par les autres personnages. Comme souvent dans la comédie française, le valet est ravi de critiquer son maître. Ici, Dubois cherche à faire passer Dorante pour fou et ce n’est que peu à peu que le spectateur découvre que sa folie est une folie d’amour. Dubois s’amuse visiblement dans toute la première étape du passage à faire peser le doute sur son ancien maître : « savez-vous à qui vous avez affaire ? » Volontiers ambivalente, cette formule semble annoncer quelque noir secret, comme le suggère aussi l’expression « un démon ». 

Araminte, quant à elle, s’en tient aux faits : Dorante lui a été recommandé par son procureur, dont Dorante est le neveu. Lorsque le valet évoque la folie de l’intendant, elle s’appuie sur ses observations et indique qu’il lui a paru « de bon sens ». Les regards croisés sur Dorante offrent un portrait contradictoire du personnage. Dubois renverse alors la situation en accumulant les remarques positives : « brave homme, honneur, probité, bon goût ».  On comprend donc que le portrait négatif participait de la manipulation et des « fausses confidences ».

Le portrait des personnages en scène : Dubois et Araminte

L’attitude de Dubois au fil de la conversation révèle son goût pour l’intrigue. Sa maîtrise du langage est remarquable pour un valet, même si Marivaux lui prête des propos familiers, de manière à rappeler sa condition sociale : « il est timbré, timbré comme cent ». La comédie française présente fréquemment des figures de valets habiles, qui manient l’intrigue pour survivre dans une société qui est sans pitié avec les pauvres.

Ces valets aiment à critiquer leurs maîtres, à l’image de ceux que l’on rencontre dans les pièces de Molière. Souvent, ils jouent un rôle central dans les pièces, où ils servent de moteur à l’intrigue. C’est en grande partie le cas ici. Mais Dubois se distingue par son art du langage et ses manières policées, comme le montre sa galanterie à l’égard d’Araminte à la fin du passage, lorsqu’il dit : « j’ai l’honneur de la voir tous les jours ». 

Concernant le personnage d’Araminte, la scène ne nous apprend pas grand-chose sur sa psychologie, si ce n’est qu’elle est curieuse et qu’elle apprécie l’honnêteté. Ce n’est qu’à la fin du passage que Marivaux nous donne un aperçu sur son expérience avec les hommes, à l’égard de qui elle se révèle assez critique. Ainsi, selon elle, ils s’intéressent à des « objets (des femmes) qui n’en valent pas la peine » et « ont des fantaisies ». Ces informations ont leur importance : on comprend qu’Araminte sera sélective pour le choix de son futur époux, ce qui complique la tâche de Dubois et de Dorante.

Marivaux s’appuie sur des figures traditionnelles du théâtre français, mais renouvelle les ressorts de l’intrigue en affinant, d’une part, la psychologie des personnages, en utilisant, d’autre part, les ressources du langage pour mettre en place le jeu de masques et de rôles qui caractérise sa dramaturgie.

III – Le mise en abyme : le théâtre dans le théâtre

Le dramaturge adore avoir recours à la mise en abyme dans ses comédies. Ainsi, cet extrait de la scène 14 de l’acte I peut se lire comme un moment de théâtre dans le théâtre, puisque Dubois joue la comédie à Araminte. Le processus de la mise en abyme a évidemment tout son sens dans un pièce dont la progression de l’intrigue s’appuie sur un ensemble de « fausses confidences ».

La comédie du valet

Il n’est pas rare que les valets soient des maîtres de la dissimulation et qu’ils excellent à jouer un rôle qui n’est pas le leur. C’est le cas de Dubois dans cette scène, où il se présente comme le serviteur d’Araminte, attentif à l’avertir d’un danger lié à la folie de Dorante, alors même qu’il sert les intérêts amoureux de son ancien maître. Le début du passage insiste sur la gestuelle de Dubois, qui affiche « un air étonné » et regarde Dorante avec « insistance ». L’objectif est de piquer la curiosité d’Araminte et de la pousser à lui arracher des confidences en partie fausses, mais auxquelles elle croira, puisque c’est par un interrogatoire en règle qu’elle les aura obtenues. 

Dans la suite du passage, Dubois joue l’étonnement : « par quel tour d’adresse… comment a-t-il fait ? » Son émotion est cependant jouée, voire surjouée, ponctuée par de nombreuses exclamations qui rendent ce passage de l’extrait particulièrement théâtral. Plus loin, il repousse l’explication de la folie supposée de Dorante, en utilisant la gestuelle, lorsqu’il se touche le front. Dubois apparaît donc comme un acteur confirmé, qui joue la comédie à sa maîtresse.

Le langage au service des fausses confidences

Marivaux est connu pour l’utilisation du marivaudage, ce langage amoureux badin qui sous-tend le jeu de l’amour dans ses différentes pièces. Dans cette scène des Fausses confidences, le langage sert surtout à manipuler. Mais on retrouve tout le brillant de la conversation qui caractérise l’écriture du dramaturge. On distingue ainsi une litote à double sens, « ce n’est rien », le valet entendant susciter les questions, mais aussi des périphrases galantes, comme « avoir l’honneur de servir madame ». Tout en demeurant en apparence dans son rôle de subalterne et de valet, Dubois domine pourtant la scène par sa maîtrise du langage, qu’il s’exprime de manière recherchée, ou qu’il emploie une hyperbole familière, « timbré comme cent ».

Le badinage amoureux est présent dans la scène, mais de manière indirecte. Dubois emploie une métaphore filée, celle de la folie d’amour. On trouve ainsi un champ lexical développé, qui parcourt le texte : « fou, cervelle brûlée, un perdu » ou encore « il extravague d’amour ». Le valet se fait en quelque sorte le porte-parole de son ancien maître et fait la cour à Araminte à sa place. La confidence finale, qui révèle que Dorante est amoureux d’Araminte, est à la fois vraie et fausse : en effet, le sentiment amoureux est réel, mais il est utilisé, voire détourné par le valet dans la comédie qu’il joue pour manipuler son interlocutrice. 

Mise en abyme et double énonciation

Comment le spectateur peut-il réagir à cette scène ? Tout d’abord avec un certain étonnement  : au début du passage, une didascalie mentionne la réaction d’Araminte, « suprise ». Le spectateur, lui aussi, s’attend à ce que Dubois serve les intérêts de Dorante, or il prétend vouloir démissionner. Mais il s’agit d’une fausse piste. Peu à peu, le spectateur, qui dispose de plus d’informations qu’Araminte, perce à jour la manipulation du valet et perçoit le double sens de ses paroles. La scène devient alors fort distrayante, avec un effet de connivence, grâce à la double énonciation théâtrale, qui fait du spectateur le complice du valet.

Conclusion

La scène 14 de l’acte I nous montre une manipulation qui relève de la fausse confidence et illustre donc le titre de la pièce. Le spectateur identifie le processus et s’attend à d’autres scènes de fausses confidences. Le dialogue prend la forme d’un interrogatoire, mais révèle surtout la capacité du langage à dissimuler, transformer la réalité, à manipuler. Dans cette scène, Dubois prend clairement l’ascendant sur Araminte, même si c’est elle qui semble mener l’échange et prendre les décisions. On assiste donc à une sorte de renversement social comme on en rencontre souvent dans les pièces de Marivaux. Valet de comédie, Dubois est un intrigant, digne héritier des Sganarelle et Scapin de Molière.

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