Corneille, Le Cid, Acte I, Scène 6 : commentaire de texte
Sommaire
Introduction
Le Cid de Corneille est une tragi-comédie en vers inspirée des Enfances du Cid, une pièce de Guillen de Castro. Dans cette œuvre, sans doute la plus connue de son auteur, Corneille évoque la jeunesse du héros médiéval espagnol Rodrigue Diaz de Bivar.
Deux nobles de la cour du roi, Don Diègue et Don Gormas, ont prévu de marier leurs enfants, Rodrigue et Chimène. Les jeunes gens sont amoureux l’un de l’autre. Mais ces projets sont arrêtés brutalement par une dispute entre Don Diègue et Don Gormas. Ce dernier, poussé par la jalousie lorsqu’il apprend que le roi a choisi Don Diègue comme précepteur de son fils, gifle le vieil homme. Don Diègue exige de son fils qu’il venge l’honneur de sa famille en provoquant le Don Gormas en duel. Cet événement marque la fin des espoirs amoureux de Rodrigue.
A la scène 6 de l’acte I (lisez l'extrait commenté ici), Rodrigue, demeuré seul, laisse libre cours à son désespoir. Ce sont les célèbres stances du Cid. Nous pouvons nous demander en quoi ce long monologue est représentatif du dilemme cornélien. Pour répondre à cette problématique, nous nous intéresserons tout d’abord à la dimension délibérative du monologue et à sa forme poétique, puis nous examinerons la dimension tragique du conflit intérieur de Rodrigue. Nous verrons enfin comment le personnage en vient à choisir la voie héroïque.
I - Un monologue délibératif à forme poétique
Les pièces de Corneille sont le plus souvent construites autour d’un choix qui s’impose au héros tragique : c’est le dilemme, une situation centrée autour d’une décision impossible à prendre ou qui suppose un sacrifice extrême.
Ce mécanisme est à ce point caractéristique de l’écriture de ce dramaturge que l’on parle couramment de dilemme cornélien. Dans Le Cid, Corneille place le monologue de Rodrigue à un moment clé de sa pièce : la scène est fondamentale, puisque la décision du personnage va déterminer le déroulement de l’action.
La forme du monologue : les stances
Corneille opte pour une forme poétique, avec un monologue qui s’étend sur six strophes. Ces dernières se détachent du reste de la pièce par les choix de versification. Le Cid est composé principalement d’alexandrins, nous observons ici des strophes hétérométriques, avec des vers de longueurs différentes. Les stances constituent donc un moment particulier, où l’action est suspendue. L’orientation qu’elle va prendre dépend de la décision de Rodrigue.
La structure des strophes se répète, avec un octosyllabe au premier vers, suivi de quatre alexandrins, d’un hexasyllabe, d’un décasyllabe, d’un second hexasyllabe, et enfin de deux décasyllabes. Il s’agit donc d’une structure remarquable, plus proche de la poésie que du théâtre en vers.
Cette forme met en valeur les sentiments et la réflexion de Rodrigue, qui répond au conflit par un monologue délibératif. Alors que c’est Don Diègue qui argumente à la scène précédente pour convaincre son fils de le venger, le jeune homme analyse ici les alternatives qui s’offrent à lui. Les stances permettent différents effets rythmiques, avec l’émotion qui transparaît dans les vers les plus courts.
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A l’inverse, les vers longs donnent à l’auteur l’opportunité de développer le raisonnement. Rodrigue y examine les conséquences de son choix. Les parallélismes, mis en valeur par l’alexandrin, présentent les options : “il faut venger un père // ou perdre une maîtresse” ou encore “l’un me rend malheureux, l’autre indigne du jour.”
L’expression de l’émotion et du pathétique
Bien que les stances soient une scène à dominante délibérative, l’émotion y tient une place importante. Corneille associe deux registres : le lyrique et le pathétique. L’expression des sentiments passe ainsi par l’emploi de phrases exclamatives et interrogatives, comme “mourir sans tirer ma raison” ou “m’es-tu donné pour perdre ma Chimène”.
Alors que Rodrigue apparaît comme effacé face à son père à la scène précédente, la première personne est ici omniprésente : on peut ainsi relever “je sens, je demeure, je dois”, et les adjectifs possessifs “mon” et “ma”. Ces derniers servent à marquer la proximité affective, mais aussi les personnes entre qui le conflit l’oblige à choisir : “mon père” et “ma Chimène”. L’émotion est aussi très présente dans le champ lexical de l’amour, lorsque Rodrigue évoque son “coeur”, son “amour”, ou qu’il utilise les métaphores du sentiment amoureux, avec “mon feu” et “ma flamme”.
Ce sentiment intense est cependant menacé par le choix qu’il est contraint d’effectuer. C’est pourquoi le pathétique occupe une grande place dans ce monologue. Corneille utilise les ressources de la versification pour rapprocher à la rime “maîtresse” et “tristesse” ou encore “peine” et “Chimène”.
Le champ lexical de la souffrance donne aux stances leur registre pathétique, avec “malheureux, triste, misérable” et “peine”. Les hyperboles mettent en valeur l’intensité de la douleur, puisque son “mal est infini” ou qu’il est “percé jusques au fond du cœur".
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Les stances de Rodrigue se présentent en apparence comme un monologue délibératif, dans lequel le héros examine ses possibilités d’action. Mais il s’agit d’un faux choix, qui prend la forme du destin, de sorte que le personnage se voit lui-même comme impuissant et victime de la fatalité.
II - Un dilemme tragique
Les stances de Rodrigue explorent un dilemme typiquement cornélien entre l’amour et le devoir, qui ne laisse que peu de marge de manoeuvre au personnage. Chez Corneille, les héros n’ont pas réellement le choix, leur décision est en quelque sorte imposée. C’est ce qui fait du dilemme cornélien une forme particulière de la fatalité. Le long monologue permet donc à Rodrigue de passer du statut d’amoureux à celui de héros tragique.
Un conflit intérieur sans issue
Rodrigue se présente comme écartelé entre le devoir et l’amour, c’est-à-dire ce qu’impose le code de l’honneur d’une part et les sentiments personnels, d’autre part. Le vers “O Dieu l’étrange peine” est répété dans la scène comme pour mieux montrer que la décision ne lui appartient pas réellement et que d’autres forces prennent la décision à sa place.
Le théâtre tragique a vu le jour en Grèce antique, où l’on considérait que les héros étaient soumis à une fatalité voulue par les dieux. Ici, Corneille christianise en quelque sorte cette problématique.
On observe que Rodrigue se présente au début de la scène comme “malheureux objet”. En d’autres termes, il ne se voit pas comme sujet actif, capable de décision. Il subit la pression de son père et celle de la société qui exige de lui qu’il respecte le code de l’honneur en lavant dans le sang l’affront de Don Gormas.
Il explore donc surtout son impuissance et se place en victime d’une “atteinte imprévue”. Le retournement de situation le frappe alors même qu’il espérait le bonheur du mariage et qu’il “était si près de voir son feu récompensé”. Il éprouve un sentiment d’injustice, face à “l’injuste rigueur” des exigences qui lui sont faites.
Ce qu’il faut comprendre avant tout, c’est que le conflit intérieur est sans issue, parce que quelle que soit la décision, elle conduira au malheur, ce que confirme le vers “tout redouble ma peine”. On peut donc à juste titre parler de tragique et de fatalité.
Le choix entre le devoir et l’amour
Les pièces de Corneille opposent toujours, dans le dilemme, l’amour et le devoir. Rodrigue affirme : “je dois à la maîtresse aussi bien qu’à mon père”. Ce conflit intérieur se traduit par la présence de nombreuses antithèses, ainsi que par des oxymores. On trouve ainsi, par exemple, “juste” opposé à “injuste” ou “honneur” opposé à “amour”.
Tout au long de la scène, Corneille rappelle, comme un leitmotiv, les données du dilemme. Très souvent, le même vers rassemble pour les opposer les éléments constitutifs du choix : “contre mon propre honneur mon amour s’intéresse.” Amour et honneur sont placés de chaque côté de la césure, comme pour suggérer le choc des valeurs opposées.
Les parallélismes sont constants, surtout dans les alexandrins dont ils épousent la structure : “l’un m’anime le cœur, l’autre retient mon bras” ou encore “l’un me rend malheureux, l’autre indigne du jour”. Les oxymores permettent d’exprimer le choc des valeurs de manière encore plus forte comme dans “aimable tyrannie” ou “cher et cruel espoir”.
La structure de la scène comme support de la délibération
Nous avons vu que Corneille accorde une attention particulière à la construction de ces stances. Outre les figures de l’opposition, que nous venons d’examiner, on peut analyser le plan de la délibération. En six strophes, l’auteur déroule la pensée de son personnage et les étapes de son raisonnement intérieur. Bien sûr, il s’agit d’un raisonnement formel, puisque, comme nous l’avons dit, Rodrigue n’a jamais vraiment eu le choix.
La première strophe pose de problème et résume la situation : “En cet affront mon père est l’offensé, // Et l’offenseur le père de Chimène !” Le personnage apparaît sous le choc de ce qu’il vient d’apprendre, comme le montre l’adjectif “immobile”.
Dans les strophes 2 et 3, Rodrigue passe au questionnement. Il s’interroge sur ses options. Chaque strophe s’achève sur des questions portant sur les deux valeurs qui s’opposent. Ce deuxième mouvement du texte concentre de nombreuses antithèses. Les éléments du dilemme sont rapprochés : “père, maîtresse, honneur, amour”.
A la strophe 5, Rodrigue envisage une première solution : “il vaut mieux courir au trépas”. Incapable de choisir, il pense à la mort. Mais la strophe suivante prend le contrepied : “rechercher un trépas si mortel à ma gloire”.
Enfin, la dernière strophe annonce la décision : Rodrigue choisit le devoir. Il sacrifie l’amour. Il reprend l’image de la course, empruntée au discours de son père à la scène 5 : “courons à la vengeance”. Les deux derniers vers rappellent le conflit, dans une construction argumentative qui souligne l’option choisie : “puisqu’aujourd’hui mon père est l’offensé // Si l’offenseur est père de Chimène.”
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Nous avons pu montrer que Rodrigue se perçoit comme objet de son destin. La délibération des stances n’est donc qu’un simulacre de choix. Chez Corneille, le héros opte toujours pour son devoir. Il sacrifie l’amour. Rodrigue ne fait donc pas exception à la règle.
III - La voie héroïque du sacrifice
Mais même si la voie du devoir est pour ainsi dire un parcours obligé, le héros cornélien dispose d’une certaine marge de liberté ou de manoeuvre. Celle-ci est tout d’abord peu perceptible dans les stances. Elle existe néanmoins. La liberté du héros tragique consiste en quelque sorte à consentir - plus ou moins librement - au sacrifice et à embrasser son destin. Nous allons voir que c’est exactement ce que fait Rodrigue dans cette scène, ce qui éclaire d’une manière différente la signification des stances.
Première hypothèse : le suicide
Rodrigue a pris conscience assez rapidement que la situation ne peut avoir pour lui aucune issue favorable. Il ne peut pas gagner. Quoi qu’il fasse, il va perdre Chimène. C’est ce qu’il résume dans l’énoncé suivant : “J’attire en me vengeant sa haine et sa colère // J’attire ses mépris en ne me vengeant pas”.
Que faut-il comprendre par là ? En combattant Don Gormas en duel, il provoque la colère de Chimène. Mais s’il refuse de combattre, le mariage sera tout aussi compromis, puisque la jeune femme n’aura plus pour lui que mépris. La seule manière de reprendre l’initiative réside dans une troisième voie, qui est celle du suicide : “Allons, mon âme. Mourons”. Cette issue, que l’on retrouve assez souvent chez Racine, par exemple dans Phèdre, n’est pas jugée acceptable par Corneille.
Ce choix serait en effet, selon Rodrigue, peu honorable. Alors qu’il mettait sur le même plan l’amour et l’honneur, en affirmant “je dois à ma maîtresse aussi bien qu’à mon père”, il corrige cet énoncé en le transformant pour ainsi dire mot pour mot : “je dois tout à mon père avant qu’à ma maîtresse.” Préserver l’honneur et la gloire est plus important.
Le choix de la voie héroïque
Rodrigue choisit les valeurs héroïques en décidant de se conformer au code de l’honneur. L’intérêt des stances est de montrer qu’il s’agit d’un choix conscient. Alors qu’à la scène 5, Rodrigue semblait vouloir tout simplement obéir à son père, il sort grandi de son monologue délibératif.
Certes, il n’a pas vraiment le choix. Mais il adhère consciemment à son destin. Cette décision est rationnelle, puisqu’elle s’appuie sur la conviction que dans tous les cas, il perdra Chimène : “puisqu’après tout, il faut perdre Chimène.”
En décidant de sacrifier l’amour au devoir, Rodrigue émerge de cette scène avec un statut tout neuf de héros tragique. Il célèbre les valeurs héroïques chères à Corneille en affirmant : “je rendrai mon sang pur comme je l’ai reçu.” Il évoque deux morts : “que je meure au combat ou meure de tristesse” et l’on comprend qu’il préfère choisir une mort noble et digne. Sa décision est revendiquée de manière énergique, à travers les impératifs de la strophe 6 et le mot “oui”, détaché du premier vers de cette même strophe.
Dans la logique de Rodrigue, comme dans celle de Corneille, le jeune homme ne renie pas son amour pour Chimène. Il s’en rend digne, par un sacrifice conscient et revendiqué. De passif, il redevient acteur de son destin.
Conclusion
Corneille choisit une forme poétique pour mettre en scène le débat intérieur de son personnage. Dans les stances, Rodrique est déchiré entre le devoir et l’amour. Sa réflexion intérieure le conduit à découvrir que les deux se rejoignent : il ne saurait être aimé de Chimène s’il ne se conforme pas au code de l’honneur. Les stances constituent un moment important de la pièce en ce sens que le passage détermine la suite de l’intrigue.
Mais surtout, nous assistons à la scène 5 à la naissance du héros tragique, jusque là effacé. La délibération, centrée sur un choix illusoire, se présente comme une nuit noire de l’âme dont le personnage émerge grandi et plus sûr de lui. Il est intéressant, de ce point de vue, de comparer sa faiblesse à la scène 5, où il est effacé en présence de son père, et l’image que donne de lui la dernière strophe des stances. Rodrigue ne sacrifie pas son amour parce que son père le lui demande, mais parce qu’il en a décidé ainsi et parce qu’il le veut.