Comédies françaises, d'Éric Reinhardt : comment la France n'a pas créé Internet
La ligne 14 du métro parisien nous transporte de manière automatisée. Il y a quelques centaines de personnes, qui, comme moi, ont placé leur destinée dans le mécanisme implacable des algorithmes, des roulements à bille et des essieux des nouvelles rames MP 05, version rafraîchie des MP 89 CA.
Parmi cette foule, une jeune femme à la robe érubescente se tient à la barre comme pour mieux résister aux déferlantes du modernisme. Alors que la certitude que cette femme pourrait être l’Amour de ma vie m’assaillit, et que, sans attendre, la lâcheté ne mette en branle une formidable pression gravitationnelle sur mes deux orbites, ils finissent leur course honteuse sur le dernier livre d’Éric Reinhardt, Comédies françaises, abandonné sur les genoux.
Dans ces conditions difficiles, je ne peux m’empêcher de voir dans Dimitri Marguerite – le personnage principal – une sorte de double fictionnel avec lequel je fraternise au fil des pages, puisque lui aussi est subjugué par la possibilité d’une rencontre hasardeuse, qui pourrait devenir une belle histoire d’amour.
Peut-être verrons-nous ces femmes qui ont su accélérer nos battements du coeur déambuler le long d’un boulevard, quelques jours plus tard, leur robe se balançant gracieusement parmi les passants, et qu’alors, par un miracle saisonnier, les chaleurs du printemps nous donnerons le courage de leur adresser la parole ? Ou peut-être marcherons-nous rivés sur nos écrans, à swiper sur la droite, avec l’espoir triste que l’algorithme nous donne une chance.
C’est un peu comme si, pour supporter le réel, j’avais besoin de créer des rêves – et de vivre dans ces rêves, de regarder le monde à travers eux. Et quand je ne crois plus à ces rêves, quand quelqu’un comme cette meuf du Café Français, avec une aiguille, fait exploser le ballon d’hélium de ces fictions où je me réfugie, je suis comme nu, je m’effondre.
Éric Reinhardt rend un bel hommage aux doux rêveurs qui croient encore à la sérendipité des rencontres. Les jeux de l’Amour et du hasard. Quand il ne s’énamoure pas d’une passante, Dimitri s’adonne à l’activité de journaliste pour l’AFP. Il enquête notamment sur la création d’Internet, surpris de constater que Louis Pouzin, l’inventeur des datagrammes, ait brusquement interrompu ses recherches sous l’injonction des pouvoirs publics en 1974.
Pourquoi la France n’est pas le pays qui a inventé Internet ? La moitié du roman décrit la France industrieuse des années 70, sous fond de magouilles politiciennes, mais peine à atteindre la virtuosité d’Aurélien Bellanger, auteur de la Théorie de l’Information et maître du genre.
Le profane apprendra cependant quelques secrets du monde des télécommunications et y verra un diagnostic de notre impuissance à devenir une grande puissance numérique. On en vient cependant à regretter les tribulations amoureuses de Dimitri qui, heureusement, font quelques rares incises pour convaincre le lecteur d’aller jusqu’au bout du livre.
… dans de nombreux autres domaines de l’industrie, on en restait encore à ce genre de vieilles pratiques de cour – pas si anciennes – dont l’existence nous fait comprendre combien la France n’est décidément pas, dans le fond, une contrée d’entrepreneurs, mais au contraire de beaux parleurs, d’aristocrates, de salonnards, le but du jeu ayant été, jusque dans ces années-là, comme au bon vieux temps de la monarchie, de s’imposer comme le courtisan le plus apprécié et recherché – avant que la mondialisation ne mette enfin un terme définitif à ce petit manège, reléguant de facto ce genre de ‘grands patrons’ français aux rôles de figurants amers (et d’éternels mangeurs de gigot).
Je regrette les longueurs inutiles de ce récit qui diminuent d’autant le plaisir du lecteur : les répétitions (page 66-67 : était-il absolument nécessaire d’énumérer des dizaines de spectacles de théâtre ?), la pesanteur du discours rapporté, les chapitres sur l’art qui n’apportent rien à l’histoire…
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Les passages laborieux où le personnage principal se vautre dans des diatribes acerbes contre Ambroise Roux, l’industriel qui convainquit Valéry Giscard d’Estaing de privilégier le Minitel plutôt que la technologie qui allait devenir Internet, renforcent le sentiment que ce roman aurait pu être bien plus court sans perdre son intérêt !
Au-delà de ces défauts, Comédies humaines livre de beaux passages et un récit d’intérêt, à condition de sauter quelques pages…
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Comédies françaises, Eric Reinhardt
Le roman de la révolution internet
Dimitri, jeune reporter idéaliste de vingt-sept ans, mène sa vie comme ses missions : en permanence à la poursuite de rencontres et d’instants qu’il voudrait décisifs. Alors qu’il enquête sur les débuts d’Internet, Dimitri découvre qu’un ingénieur français est l’inventeur du système de transmission de données à l’origine de la révolution numérique. En 1974, les recherches de cet homme furent brusquement interrompues. Les investigations de Dimitri l’orientent vers un puissant industriel, dont il livrera un portrait brillant et sarcastique, dévoilant les liens entre pouvoirs publics et lobbies.