Dès que sa bouche fut pleine, de Juliette Oury : la faim et la violence
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Juliette Oury renverse ici traditions et tabous ; car dans ce premier roman aussi étonnant qu’audacieux, la sexualité est l’activité sociale par excellence, à pratiquer au moins trois fois par jour – avec les conjoints, les amis ou les collègues – quand la préparation et la prise des repas, elles, sont reléguées à l’intimité la plus stricte.
Il y a la passion, les premiers temps des relations amoureuses, où les amants se cuisinent des plats en sauce et se donnent la becquée. Et il y a le reste de la vie, et les barres sustentives anaromatiques qu’on mange, dans le seul but de survivre. Alors quand Laetitia s’inquiète de ne plus partager le moindre repas avec son compagnon Bertrand, ce dernier lui rappelle l’inéluctable destin des amoureux : « même au sein des couples les plus fougueux, les plus voraces, l’appétit s’émouss[e] toujours avec le temps ».
Et pourtant… Pourtant, les plus vantards des collègues de Laetitia ne se gênent pas pour raconter qu’ils ont « mis les pieds sous pas mal de tables et nettoyé au moins autant d’assiettes ». Mais comment découvrir ses désirs et ses plaisirs propres, quand les tabous pèsent si lourds sur les arts de la table ? Dans cette société étonnamment proche de la nôtre, les quelques cours d’« éducation culinaire » dispensés à l’école ne permettent évidemment pas d’apprendre à épanouir ses papilles. Et si on se souhaite volontiers « bon désir » avant de coucher avec ses amis ou ses collègues, l’appétit des femmes est toujours suspect : inexistant, il fait d’elles des « saintes nigoûtes », mais trop voraces, elles deviennent des « gargotières » ou des « cuisinières ».
Malgré les tabous, malgré l’éducation stricte qu’elle a reçue, Laetitia se laisse émouvoir par « l’angle et la vigueur » de certaines mâchoires et se prend à rêver d’une « vie culinaire » satisfaisante. Timidement, elle part en quête de ses désirs.
« Laetitia sentit monter en elle une panique languissante. Elle voulait que Laurent mette un bout de ce chocolat dans sa bouche, elle le voulait plus que tout, elle ne savait même pas qu’on pouvait vouloir avec autant de force, mais que se passerait-il si elle n’aimait pas ? Si la saveur qui allait l’envahir et à laquelle elle ne pourrait se soustraire la révulsait ? Si elle avalait de travers ? Elle ne devait pas penser à l’intimité brutale, inacceptable, du geste qui allait suivre. La honte de la bouche, la honte des muqueuses, la honte de la déglutition, la conscience de toute la trivialité du monde déferla sur elle. »
Mais ce à quoi les tabous la rendent la plus vulnérable, au-delà de l’ignorance, c’est à la violence masculine. Car si cette société sens dessus dessous évoque autant la nôtre, c’est bel et bien par son fonctionnement si indécrottablement patriarcal. Avant de s’épanouir, Laetitia subira donc la violence des hommes ; celle de son compagnon – qui oublie de s’assurer de son consentement avant de lui faire avaler du saumon – celle de celui qui profitera de sa soif de découverte pour la « gaver », mais aussi celle des inconnus, qui prennent l’odeur de cuisine qu’elle traîne parfois derrière elle pour une invitation.
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Dès que sa bouche fut pleine, de Juliette Oury, Flammarion, 272 p., 19 €. En librairie le 23/08/2023.