Gustave Flaubert (1821-1880) : vie et œuvre
« M. Flaubert n’est pas un écrivain. Descriptions à part, son style est indécis, incorrect, vulgaire », écrivait le Figaro à la sortie du roman Madame Bovary, en 1856.
Le journal Le Siècle n’hésite pas lui aussi à faire du roman de Flaubert une critique sévère : « On croirait lire le rapport, net et précis assurément, mais sans poésie, d’un brigadier de gendarmerie ». Il semble difficile de croire qu’à une époque Flaubert, considéré aujourd’hui comme l’un de nos plus grands romanciers, ait pu être traité comme un écrivaillon.
Auteur de L’Éducation sentimentale, un des plus grands romans du XIXe siècle, de Madame Bovary ou de Salammbô, grand fossoyeur du romantisme, monstre sacré de la littérature, Gustave Flaubert était aussi un « génie grammatical », selon les mots de Proust.
Cet orfèvre des mots, travailleur acharné de la forme, a été le témoin d’un nouvel usage du français. En renouvelant la forme romanesque et sa conception de la littérature, Flaubert s’impose comme un des tout premiers romanciers modernes.
Guy de Maupassant, dont il fut le tuteur intellectuel et maître à penser durant les dernières années de sa vie, livre ce témoignage concernant celui qu’il surnomme « Le Maître » :
« Pendant sept ans je fis des vers, je fis des contes, je fis des nouvelles, je fis même un drame détestable. Il n’en est rien resté. Le Maître lisait tout, puis le dimanche suivant, en déjeunant, développait ses critiques et enfonçait en moi, peu à peu, deux ou trois principes […] : “Si on a une originalité, disait-il, il faut avant tout la dégager ; si on n’en a pas, il faut en acquérir une.” »
Qui est Gustave Flaubert ?
Gustave Flaubert naît le 12 décembre 1821 à Rouen. Son père est chirurgien à l’Hôtel-Dieu de la ville. Il est le second de sa famille, après son frère Achille et avant sa sœur Joséphine-Caroline. L’enfance du jeune Gustave est morne, il s’ennuie et trouve assez tôt dans la littérature un moyen de distraction et d’évasion, notamment en dévorant Chateaubriand et ses compères romantiques.
Jeune, Gustave Flaubert est un enfant turbulent. Il se fait d’ailleurs renvoyer de son collège en 1839 pour avoir refusé de se plier à une punition collective et mené, avec ses meilleurs camarades, une fronde contre le censeur.
Une anecdote remontant à l’adolescence de Flaubert nous permet de cerner la franchise du personnage. Elle se raconte dans Rouen, sa ville d’origine et est relatée dans le Voltaire, en 1879 : alors que se jouait une représentation d’Hernani, toute la famille de Flaubert était installée en loge tandis que le jeune garçon, sortant du collège, était seul à l’orchestre. À la fin du premier acte, le public siffle la pièce. Une fois le rideau baissé, les sifflements s’arrêtent et le père de Gustave, du haut de la loge, fait signe de la tête à son fils, l’air de dire « qu’en penses-tu ? ». « Le jeune homme, peu maître de lui, se dresse, oubliant complètement où il était et d’une voix de stentor, qu’il a d’ailleurs encore : « Tous ceux qui sifflent sont des crétins ! s’écria-t-il », rapporte le journal.
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Flaubert obtient malgré tout son baccalauréat, et effectue, à cette même période, du 22 août au 1er novembre 1840, un voyage dans le Sud de la France qui le marque profondément : Marseille, les Pyrénées, la Corse.
L’année suivante, il entreprend à Paris des études de droit qu’il interrompt deux années plus tard, n’étant pas convaincu de son goût pour le domaine. En janvier 1844, en voiture avec son frère, il fait une violente crise nerveuse (une crise d’épilepsie en réalité). Il est fréquemment victime de ces crises jusqu’en 1849. Durant cette période, il quitte Paris et retourne vivre chez ses parents à Croisset, où il se consacre à l’écriture.
En 1838, Flaubert entreprend la rédaction de son autobiographie, Les Mémoires d’un fou, marquée par une écriture lyrique et romantique. Il rédige aussi, en 1842, la nouvelle Novembre et, en 1845, s’attache à coucher sur papier une première version de l’Education sentimentale.
« Le seul moyen de n’être pas malheureux, c’est de t’enfermer dans l’art et de compter pour rien tout le reste », écrit-il à son ami Alfred Le Poittevin (Correspondance). Cette réclusion, l’écrivain se l’impose après la douloureuse perte, en 1846, de son père et de sa sœur (morte d’une fièvre puerpérale – par la suite, il se charge d’élever sa nièce Désirée Caroline avec sa mère). La même année, il rencontre une des figures féminines majeures de sa vie : Louise Colet (leur relation dure jusqu’en 1854).
Durant les années qui suivent, Flaubert ne quitte sa Normandie que pour se rendre de temps en temps à Paris et entreprendre des voyages avec son ami Maxime Du Camp (en Bretagne notamment). De 1849 à 1851, toujours avec son compagnon, Flaubert part à la rencontre de l’Orient, un séjour capital dans sa carrière d’écrivain. Les paysages d’Égypte, du Liban, de la Palestine, de la Syrie, de la Turquie, de la Grèce et de l’Italie sont une véritable révélation esthétique, ils lui donnent le goût de l’orientalisme et déploient son imaginaire romanesque.
La naissance du romancier
L’année 1857 date l’entrée de Flaubert en littérature : il publie Madame Bovary et rencontre autant de succès que de scandale. Le roman lui vaut un procès pour irréligion et immortalité. Il est défendu par George Sand (qui devient par la suite une de ses proches amies et correspondantes fidèles), Baudelaire et Sainte-Beuve et est finalement acquitté.
Inspiré par son premier voyage en Orient, Flaubert commence, en 1857, la rédaction d’un projet ambitieux : restituer l’antique Carthage au travers d’un roman. Il se rend en Algérie et en Tunisie en 1858 pour effectuer des recherches et fait paraître Salammbô cinq ans plus tard, en 1862.
En 1869, Flaubert publie L’Education sentimentale. Les événements des années qui suivent atteignent beaucoup l’écrivain : guerre de 1870 et invasion prussienne, mort de Sainte-Beuve en 1869, de certains de ses plus proches amis (dont Jules de Goncourt en 1870) et enfin de sa mère en 1872.
Durant les dernières années de sa vie, Flaubert s’installe définitivement dans sa propriété familiale de Croisset et y vit en ermite, comme un « homme-plume ». Il écrit : « Je sens par elle, à cause d’elle, par rapport à elle et beaucoup plus avec elle ».
En 1874, il publie La Tentation de saint-Antoine (une troisième et dernière version). Il devient le tuteur intellectuel de Guy de Maupassant, s’essaie un peu au théâtre (avec Le Candidat, pièce créée en 1874), mais ne trouve pas le succès nécessaire pour remettre ses finances à flot : il est alors contraint de vendre une partie de ses biens.
Les crises de Flaubert se multiplie mais il s’acharne à écrire : en 1877, il publie les Trois Contes, puis s’attaque, durant les dix dernières années de sa vie, à son roman philosophique Bouvard et Pécuchet, qu’il n’a pas le temps d’achever. Il succombe à une attaque le 8 mai 1880.
L’oeuvre de Gustave Flaubert
Nourri aux auteurs romantiques (Byron, Hugo, Chateaubriand), Flaubert va travailler sa vie durant à se débarrasser de sa veine lyrique pour devenir un maître du réalisme, produisant un roman anti-balzacien avec Madame Bovary (dans sa volonté de mettre l’auteur à hauteur du personnage, au point de les rendre presque impersonnels) et réaliste.
N’ayant jamais pu pour autant se débarrasser du romantisme (que l’on remarque en toile de fond dans Madame Bovary ou, allié à l’orientalisme dans Salammbô), Flaubert reconnaît son ambivalence :
« Il y a en moi, littérairement parlant, deux bonshommes distincts : un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d’aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de l’idée ; un autre qui fouille et creuse le vrai tant qu’il peut, qui aime à accuser le petit fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait vous faire sentir presque matériellement les choses qu’il reproduit ; celui-là aime à rire et se plaît dans les animalités de l’homme. »
Lettre à Louise Colet, 16 janvier 1852
Avec une œuvre qui est le fruit d’une enquête toujours minutieuse et d’un travail sur le style scrupuleux, Flaubert ancre le réalisme dans l’époque, annonce le naturalisme et influencera jusqu’au nouveau roman.
Mais s’il est un artiste obnubilé par l’esthétique, Flaubert n’en est pas moins un homme en relation avec son époque. L’Education sentimentale, dans laquelle l’écrivain reprend des thèmes abordés précédemment (l’échec de l’amour romantique, comme dans Madame Bovary, ou encore l’échec de la jeunesse), est une peinture de son temps. Il fait, dans ce roman capital qui ne rencontre pas à sa sortie la gloire escomptée, le portrait d’une époque qu’il déteste (il est né pendant la restauration, a vécu deux révolutions – 1830 et 1848 –, l’omniprésence de l’ordre moral et le développement industriel).
Dans Bouvard et Pécuchet, roman philosophique inachevé et publié à titre posthume, Flaubert fustige encore les grandes certitudes qui sont l’apanage du XIXe siècle (certitudes en la science, le progrès, la technique, la vertu, la morale, la civilisation ou la colonisation) en démontrant qu’elles ne reposent souvent que sur des illusions ou des idées reçues.
Le fou des mots
Flaubert s’impose dans l’histoire littéraire avec une conception purement esthétique de l’élaboration d’un roman. Il n’y eut pas un écrivain qui pensa, médita, et fit mûrir son œuvre davantage que lui. On dit que chaque livre lui prit au moins cinq années de travail acharné et qu’il produisit 5000 pages de brouillon. S’attacher à la forme avant tout, c’était la devise de l’écrivain normand. Dans ses ouvrages, chacune des phrases est couchée sur le papier avec une méticuleuse attention.
Parmi les autres caractéristiques de l’écrivain, qui dénotent son rapport particulier à l’écriture et son obsession pour le « style », l’on se souvient du fameux « gueuloir ». Dans son domaine de Croisset, cette pièce était réservée à la diction à voix haute. Afin de mesurer la précision du vocabulaire, l’harmonie musicale de ses phrases, l’équilibre de la ponctuation, etc., Flaubert les articulait à voix haute.
« Une phrase est viable quand elle correspond à toutes les nécessités de la respiration », commente Guy de Maupassant en parlant de Flaubert. Lui-même écrit à Louise Colet, en établissant un parallèle avec la composition poétique : « Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore » (1852). En voici un exemple, tiré de Madame Bovary :
« Un vent tiède se roule sur les plates-bandes labourées et les jardins, comme des femmes semblent faire leur toilette pour les fêtes de l’été. »
De cette élaboration romanesque qui lui est propre, et qui inspirera par la suite les naturalistes, Flaubert tire une conception de l’art toute particulière. Dans une lettre à Louise Colet, écrite le 16 janvier 1852, il confie (en parlant de Madame Bovary) :
« Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière. […] C’est pour cela qu’il n’y a ni beaux ni vilains sujets et qu’on pourrait presque établir comme axiome, en se plaçant au point de vue de l’Art pur, qu’il n’y en a aucun, le style étant à lui seul une manière absolue de voir les choses. »
Dans cette même logique, Flaubert considérait que l’auteur ne devait pas apparaître entre les lignes de son roman, bien qu’on lui prête cette déclaration (en réalité apocryphe) : « Bovary, c’est moi ! ».
« L’artiste doit s’arranger à faire croire à la postérité qu’il n’a pas vécu. […] Je ne peux rien me figurer sur la personne d’Homère, de Rabelais, et quand je pense à Michel-Ange, je vois, de dos seulement, un vieillard de stature colossale, sculptant la nuit aux flambeaux », écrit-il à Louise Colet, en mars 1852. Ainsi, il va à rebours de la notion romantique du « moi » singulier, qui doit, selon lui, être placé au second plan.