Joachim Du Bellay (1522-1560) : vie et œuvre
Avec Demain dès l’aube de Victor Hugo ou Les sanglots longs des violons de l’automne de Verlaine, Heureux qui comme Ulysse est sûrement l’un des poèmes les plus récités et les plus connus de la poésie française. Joachim Du Bellay, le poète angevins dont les sonnets qui touchent à la perfection formelle ont été très souvent mis en musique, s’est hissé au rang de père de la poésie moderne.
Humaniste, lecteur et traducteur assidu des auteurs grecs et latins, créateur de la Pléiade avec Ronsard, défenseur de la langue française qu’il participe à établir comme langue officielle et illustre de la création littéraire, Joachim Du Bellay, entre Paris et Rome, n’a cessé de réfléchir au rôle de l’art poétique.
Dans son recueil Les Antiquités de Rome, il exprime cette crainte qui est la sienne : « Espérez-vous que l'œuvre d'une lyre / Puisse acquérir telle immortalité ? ». Sans doute pouvons-nous lui répondre que près de cinq siècles plus tard les échos de ses poèmes se répercutent toujours dans les salles de classe et les rues de Paris.
Qui est Joachim Du Bellay ?
Joachim Du Bellay naît vers 1522 (sa date de naissance est incertaine), à Liré en Anjou, au château de la Turmelière. Il appartient à la branche aînée d’une famille d’ancienne noblesse. Nous savons que le jeune Joachim Du Bellay perd ses parents entre 1523 et 1531, qu’il est un enfant « chétif » (comme il se décrit souvent lui-même par la suite dans ses écrits) et maladif. Il est placé sous la tutelle de son frère et passe une enfance triste, solitaire et mélancolique. Pour le reste, nous ignorons les détails de son instruction.
« J'ai passé l'âge de mon enfance et la meilleure part de mon adolescence assez inutilement, lecteur, mais, par je ne sais quelle naturelle inclination, j'ai toujours aimé les bonnes lettres, singulièrement notre poésie française. » (« Au lecteur », dans L'Olive, recueil de poèmes paru en 1550), confie le poète lui-même. Il se tourne vers la lecture des Grands Rhétoriqueurs (les poètes de cour des XVe et XVIe siècles dont font partie Jean Marot, Jean Molinet ou Olivier de la Marche).
La vie connue de Joachim Du Bellay commence vers 1546, lorsqu’il quitte le château familial pour entamer des études à Poitiers. Il y apprend le latin et se met à fréquenter le milieu des lettres. Il fait la connaissance de Marc-Antoine Muret, un érudit, des poètes Salmon Macrin (par lequel il est initié à la poésie néo-latine) et Peletier du Mans. Il s’essaie dès cette époque à la rédaction de poèmes en latin et en français, partageant les idées humanistes qui veulent que l’on suive les modèles antiques.
Le grand tournant de la vie de Joachim Du Bellay est sa rencontre avec Pierre de Ronsard, en 1547. Tous deux s’en vont donc à Paris pour suivre les cours de Dorat sur la montagne Saint Geneviève, au Collège de Coqueret.
Ici, c’est le triptyque « traduire, imiter et s’affranchir » qui dicte le quotidien des deux poètes. Sous la conduite de Jean Dorat, grand helléniste, Joachim Du Bellay se livre donc à un travail rigoureux d’étude, consacré à l’apprentissage du grec, la lecture des Latins et Italiens (Pétrarque, Bembo, Sannazar…).
Inscrivez-vous à notre lettre d'information
Chaque vendredi, on vous envoie un récapitulatif de tous les articles publiés sur La langue française au cours de la semaine.
Du Bellay, la défense du français et la Pléiade
L’époque dans laquelle évolue le groupe de Dorat est au renouveau littéraire. La littérature française de l’époque est marquée en effet par l’établissement de nouveaux genres d’une littérature dite moderne, avec par exemple François Rabelais pour la prose littéraire, Michel de Montaigne pour la littérature d’idées, Robert Garnier et Etienne Jodelle en ce qui concerne le théâtre.
Ronsard et Du Bellay sont quant à eux les émissaires du renouveau poétique. Ils s’inscrivent directement dans un siècle livré à de nombreuses mutations dans tous les domaines.
Durant cette période historique de la Renaissance, on tend à se détacher des croyances médiévales, on explore de nouvelles démarches intellectuelles, les sciences et la technique, sans parler des découvertes géographiques et transformations politiques.
En parallèle, l’invention de l’imprimerie, que Du Bellay qualifie de « sœur des Muses et dixième d’elles », un siècle plus tôt (1454), a permis l’essor du livre et donc la propagation de références antiques.
On donne au mouvement d’idées de l’époque le nom d’humanisme (né avec le poète Pétrarque en Italie, c’est le « mouvement intellectuel se développant en Europe à la Renaissance et qui, renouant avec la civilisation gréco-latine, manifeste un vif appétit critique de savoir, visant l'épanouissement de l'humain rendu ainsi plus humain par la culture », TLFi)
Mais si le groupe de Joachim Du Bellay et de Ronsard avaient étudié les Latins et les portaient en haute estime, il n’en restait pas moins qu’il s’agissait pour eux de défendre la langue française (en effet, face au français fleurit à ce moment-là une poésie néo-latine qui va jusqu’au plagiat d’auteurs latins comme Virgile, Horace, Catulle ou Ovide).
Rappelons de même que, peu de temps avant, en 1539, François 1er a promulgué l’ordonnance de Villers-Cotterêts, selon laquelle il imposait l’exclusivité du français dans les documents relatifs à la vie publique du royaume. Il s’agit aussi pour eux de suivre l’exemple du « miracle italien » et de Dante dont le travail d’une vie a consisté à rendre la langue dite vulgaire « illustre ».
En 1549, Thomas Sébillet, homme de lettres français, publie son Art poétique français pour l’instruction des jeunes étudiants. Il y prétend que seules les formes poétiques héritées des deux ou trois siècles qui précèdent sont dignes d’intérêt et de pratique. Il s’agit de la ballade, du chant royal, de la chanson, du lai, du virelai et du rondeau. La troupe de Dorat, qui forme à l’époque une sorte de « brigade », décident d’y répondre à l’aide de leur propre manifeste littéraire.
C’est Du Bellay qui est chargé d’écrire le texte, les grands changements décisifs dans l’histoire de la littérature française étant toujours accompagnés de leur envers conceptuel. En 1549, il fait paraître La Défense et illustration de la langue française. La même année, il publie son premier recueil de sonnets, L’Olive.
Avec son traité qui revient sur les origines et usages de la langue française, Du Bellay initie un débat qui fait grand bruit. Le groupe de Dorat devient influent et de nombreux poètes se rallient au parti de ce qui devient le groupe de la Pléiade. Ronsard lui-même soutient par la suite la même thèse dans son Art poétique (1565).
L’exil et les dernières années
Depuis plusieurs années, Joachim Du Bellay souffre d’une surdité partielle. Malgré tout, il se rend en Italie en 1553 pour devenir maître de maison du cardinal Jean Du Bellay, son cousin. Cette période est vécue comme un exil. Dans son plus grand et célèbre recueil, Les Regrets, paru en 1558, un an à peine après son retour en France, le poète angevin partage son mal du pays et en laisse une trace grandiose avec son poème le plus populaire aujourd’hui, Heureux qui comme Ulysse :
Heureux qui comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestui-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,
Que des palais romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine :Plus mon Loir gaulois, que le Tibre latin,
Joachim du Bellay, Les Regrets
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la douceur angevine.
En quelques mois, il fait aussi paraître L’Hymne au roi sur la prise de Calais, les Divers jeux rustiques et les Antiquités de Rome. Mais le retour au pays ne se fait pas sans douleur. Entre-temps, les difficultés matérielles se sont accumulées et il est accablé par ses infirmités. Dans Les Regrets, Du Bellay confie :
Las ! mais après l'ennui de si longue saison,
Mille soucis mordants je trouve en ma maison,
Qui me rongent le cœur sans espoir d'allégeance.
Agé à peine de 37 ans, Joachim Du Bellay meurt des suites d’une apoplexie dans la nuit du 1er janvier 1560, à Paris. Son corps est inhumé au sein de la cathédrale Notre-Dame, dans la chapelle Saint-Crépin.
L’œuvre de Joachim Du Bellay
Dans son manifeste de la Pléiade, Défense et illustration de la langue française, placé en tête de son tout premier recueil de poésies L’Olive et quelques autres œuvres, (publié en 1549) Joachim Du Bellay appelle au renouveau de la langue française.
Il y écrit : « Qui veut voler par les mains et bouches des hommes, doit longuement demeurer en sa chambre ; et qui désire vivre en la mémoire de la postérité, doit, comme mort en soi-même, suer et trembler maintes fois, et, autant que nos poètes courtisans boivent, mangent et dorment à leur aise, endurer de faim, de soif et de longues vigiles [veilles]. Ce sont les ailes dont les écrits des hommes volent au ciel. »
Par ces mots, Joachim Du Bellay expose le travail de création poétique qu’il a livré : une grande partie de son travail sur l’art poétique a consisté, en préalable à toute création, à traduire et imiter les Antiques. Mais cette démarche a pour but ultime de permettre au poète de s’en affranchir et de trouver sa propre « voix ».
C’est dans son recueil L’Olive (1550) que l’on trouve le plus flagrant exemple de ce premier travail d’imitation. Il faut noter que ce recueil est une mise en application de son manifeste écrit pour la Pléiade autant qu’une déclaration d’amour à la langue française (on y remarque ainsi son souci de la perfection formelle).
Au sujet de ce recueil, Sainte-Beuve commente : « Avant "L'Olive", on n'avait fait guère en France qu'une douzaine de sonnets : je ne parle pas de la langue romane et des troubadours ; mais, en français, on en citait à peine cinq ou six de Marot, les autres de Melin de Saint-Gelais. Du Bellay est incontestablement le premier qui fit fleurir le genre, et qui greffa la bouture florentine sur le chêne gaulois. »
N’en reste pas moins que l’inspiration tirée de sa lecture des auteurs grecs, latins et italiens y est prédominante, de Platon à Pétrarque, encore loin de la modernité visible dans la suite de ses créations poétiques. Du Bellay procède aussi à une francisation et une réappropriation des mythes gréco-romains, comme dans ce sonnet (numéro 2) tiré des Antiquités de Rome, où le poète oppose les sept collines de Rome à la tradition antique des Sept merveilles du monde :
Le Babylonien ses hauts murs vantera
Et ses vergers en l'air, de son Ephésienne
La Grèce décrira la fabrique ancienne,
Et le peuple du Nil ses pointes chantera :La même Grèce encor vanteuse publiera
De son grand Jupiter l'image Olympienne,
Le Mausole sera la gloire Carienne,
Et son vieux Labyrinth' la Créte n'oubliera :L'antique Rhodien élèvera la gloire
De son fameux Colosse, au temple de Mémoire :
Et si quelque oeuvre encor digne se peut vanterDe marcher en ce rang, quelque plus grand faconde
Du Bellay, Le Babylonien ses hauts murs vantera
Le dira : quant à moi, pour tous je veux chanter
Les sept coteaux romains, sept miracles du monde.
Une fascination que l’on retrouve dans Les Regrets (1558) et Les Antiquités de Rome (1558), mais sublimée par l’affranchissement de Joachim Du Bellay de ceux qu’il a si longtemps lus et imités.
Les Regrets
Dans Les Regrets, Joachim Du Bellay expose clairement la distance prise avec l’héritage sur lequel s’appuyait au départ la Pléiade. On peut parler d’un « reniement ou d’un renoncement, presque un adieu de Du Bellay à ses premières ambitions ou sa première conception du poétique, à toute une part de son œuvre et de lui-même » (préface de Jacques Borel à l’édition des Regrets, Gallimard, 1967).
Je ne veux feuilleter les exemplaires Grecs,
Je ne veux retracer les beaux traits d'un Horace,
Et moins veux-je imiter d'un Pétrarque la grâce,
Ou la voix d'un Ronsard, pour chanter mes Regrets.Ceux qui sont de Phoebus vrais poètes sacrés
Animeront leurs vers d'une plus grande audace :
Moi, qui suis agité d'une fureur plus basse,
Je n'entre si avant en si profonds secrets.Je me contenterai de simplement écrire
Ce que la passion seulement me fait dire,
Sans rechercher ailleurs plus graves arguments.Aussi n'ai-je entrepris d'imiter en ce livre
Du Bellay, Les Regrets
Ceux qui par leurs écrits se vantent de revivre
Et se tirer tout vifs dehors des monuments.
Sainte Beuve, dans son Tableau historique de la poésie du XVIe siècle, redécouvrant les œuvres de Du Bellay, a pour lui ce mot touchant : « Il n'est jamais plus sincèrement poète que lorsqu'il dit de cet accent pénétré et plaintif qu'il ne l'est plus. » Car ce l’on comprend dans cet aveu de Du Bellay, c’est sa volonté de se détourner des inspirations jusqu’ici suivies à la lettre (desquelles ne s’éloignera jamais Ronsard pour sa part) et, précisant l’idée initiale du genre littéraire qu’il a participé à créer, se tourner vers une inspiration personnelle, guidée par les mouvements intérieurs :
Je me plains à mes vers si j'ai quelque regret ;
Je me ris avec eux, je leur dis mon secret,
Comme étant de mon cœur les plus sûrs secrétaires.