Joris-Karl Huysmans : vie et œuvre
Sommaire
Il est l’un des écrivains français les plus marquants pour avoir livré à l’histoire littéraire le manifeste de la décadence fin de siècles. Avec À Rebours, paru en 1884, Joris-Karl Huysmans (1848-1907) dresse le portrait archétypal du dandy mélancolique, traînant son mal du siècle dans les couloirs chargés de livres de son pavillon de Fontenay-aux-Roses.
Fonctionnaire au sein du ministère de l’Intérieur, Huysmans s’intéresse un temps proche au naturalisme, participant aux Soirées de Médan, aux côtés d’Emile Zola. Puis s’en éloigne peu à peu, avant de consommer sa rupture d’avec le mouvement pour embrasser le décadentisme et le symbolisme.
Atteint lui-même de ce mal du siècle dont parle Musset, sensible à l’esprit dandy annoncé par Baudelaire et Edgar Allan Poe, trouvant son paroxysme dans des figures comme Robert de Montesquiou, Huysmans finit par trouver un certain apaisement dans sa conversion au catholicisme.
Qui est Huysmans ?
Huysmans est né à Paris, le 5 février 1848, sous le nom de Georges Charles Marie Huysmans, dans le 6e arrondissement de Paris. Son père est néerlandais et descend d’une lignée d’artistes flamands. Son enfance est quelque peu bousculée par le remariage de sa mère, Malvina Badin.
Le jeune Joris-Karl est scolarisé au lycée Saint Louis et y suit durant quelque temps des cours de droit. Ce qui lui permet, en 1868, de devenir fonctionnaire. En 1866, il intègre le ministère de l’Intérieur, où il fait toute sa carrière – durant vingt-sept ans. Il est incorporé en 1870, puis réformé et réintégré dans son ministère.
C’est après la guerre, lors d’un voyage en Hollande, que le futur écrivain prend les prénoms de Joris-Karl. En parallèle de son travail, Huysmans commence à écrire et publie, en 1874, Le Drageoir aux épices, recueil de poèmes en prose. Cette première œuvre est rapidement suivie (en 1876) d’un premier roman, Marthe, histoire d’une fille.
Les deux titres font parler de lui dans les cercles restreints des milieux littéraires parisiens et lui permettent de nouer un solide contact avec Émile Zola et ses compères naturalistes : Henry Céard, Guy de Maupassant, Paul Alexis et Léon Hennique. À leurs côtés, il participe aux Soirées de Médan (1880) considéré comme le manifeste de l’école naturaliste alors naissante. Pour témoigner de son affection et de son admiration pour Zola, Huysmans lui avait dédié son roman Les Soeurs Vatard en 1879.
Décadentisme et symbolisme
Bien qu’intégré au groupe des naturalistes, Huysmans se démarque déjà et, en marge de ce cénacle, développe son intérêt pour la peinture, affirme un style plutôt décadent, qui se distingue de ses camarades naturalistes. Huysmans est emprunt d’une confiance sans borne pour les choses élémentaires de la vie et d’un cynisme dont on retrouve l’expression dans le héros de À Rebours, qui paraît en 1884 :
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Son mépris de l’humanité s’accrut ; il comprit enfin que le monde est, en majeure partie, composé de sacripants et d’imbéciles. Décidément, il n’avait aucun espoir de découvrir chez autrui les mêmes aspirations et les mêmes haines, aucun espoir de s’accoupler avec une intelligence qui se complût, ainsi que la sienne, dans une studieuse décrépitude, aucun espoir d’adjoindre un esprit pointu et chantourné tel que le sien, à celui d’un écrivain ou d’un lettré.
Joris-Karl Huysmans, À Rebours
Au cours de ses publications littéraires, Huysmans se dévoile comme un homme angoissé : il met un peu de lui dans chacun de ses personnages, qu’il s’agisse de Durtal, personnage phare de quatre de ses romans (Là-bas, En route, La Cathédrale et L’Oblat) ou du plus connu, Jean des Esseintes. Dans un court texte autobiographique paru dans le journal satirique Hommes d’aujourd’hui, et signé du pseudonyme A. Meunier, Huysmans se décrit ainsi, opposant son art à celui de Flaubert :
Nous sommes loin de cet art parfait de Flaubert qui s’effaçait derrière son œuvre et créait des personnages si magnifiquement divers. M. Huysmans est bien incapable d’un tel effort. Son visage sardonique et crispé apparaît embusqué au tournant de chaque page, et la constante intrusion d’une personnalité, si intéressante qu’elle soit, diminue, suivant moi, la grandeur d’une œuvre et lasse par son invariabilité à la longue.
A. Meunier, « Joris Karl Huysmans », Hommes d’aujourd’hui
Dans deux romans précédents, En ménage (1881) et A vau-l’eau (1882), Huysmans s’amusait déjà à mettre en scène des avatars de lui-même, personnages chétifs, fragiles et célibataires. Pour Huysmans, qui ne s’est jamais marié (il meurt vieux garçon), les petits échecs du quotidien symbolisent la misère de l’existence et prennent chez lui une dimension importante.
Poursuivant toujours sa carrière de fonctionnaire, Huysmans voyage peu et mène une existence austère. La publication d’A Rebours (1884) a consommé sa rupture d’avec le naturalisme pour le rapprocher d’un symbolisme décadent en la personne de Jean De Esseintes, inspiré du fulgurant et maniéré Robert de Montesquiou (le Monsieur de Charlus de Proust, qui l’a aussi fréquenté).
Digne héritière de Baudelaire, Gustave Moreau ou Edgar Allan Poe, cette figure maniaque, erratique et perdue dans les dédales d’une imagination obsédante au point qu’elle en devient morbide, se réfugie dans l’artificiel. Cet anti-héros pousse un cri étouffé que répètera vingt ans plus tard un Maurice Barrès, lui aussi à l’étroit dans son siècle qui commence :
J’ai trempé dans l’humanité vulgaire ; j’en ai souffert. Fuyons, rentrons dans l’artificiel.
Maurice Barrès, Un homme libre
Il faut dire que les héros de Huysmans sont tous animés d’un vif dégoût de leur siècle, au point de se réfugier dans le nihilisme que Barbey d’Aurevilly résume par cette formule, écrite après avoir lu À Rebours : « Un jour, Huysmans aura à choisir entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la Croix ».
L’Oblat
La conversion tarde… avec le roman Là-bas, publié en 1891, Huysmans passe par un épisode occultiste. Il se fascine pour le satanisme, les phénomènes surnaturels, les magnétiseurs et les nécromanciens. Il s’intéresse tout particulièrement à un prêtre défroqué, Joseph-Antoine Boullan (condamné pour escroquerie et pratiques satanistes).
Durant une période, Huysmans tombe dans la paranoïa : il est persuadé d’être l’objet de menaces et de vengeances diaboliques de la Rose-Croix. Tiraillé dans son âme et dans sa chair, Huysmans conclut le roman Là-bas par ces mots :
Ici-bas, tout est décomposé, tout est mort, mais là-haut ! Ah, je l’avoue, l’effusion de l’Esprit Saint, la venue du Divin Paraclet se fait attendre ! Mais les textes qui l’annoncent sont inspirés : l’avenir est donc crédité, l’aube sera claire ! Et, les yeux baissés, les mains jointes, ardemment il pria.
Joris-Karl Huysmans, Là-bas
Des Hernies se leva et fit quelques pas dans la pièce.
– Tout cela est fort bien, grogna-t-il, mais ce siècle se fiche absolument du Christ en gloire ; il contamine le surnaturel et vomit l’au-delà. Alors comment espérer en l’avenir, comment s’imaginer qu’ils seront propres, les gosses issus des fétides bourgeois de ce sale temps ? Élevés de la sorte, je me demande ce qu’ils feront dans la vie, ceux-là ?
Ils feront comme leurs pères, comme leurs mères, répondit Durtal, ils s’emplieront les tripes et se vidangeront l’âme par le bas-ventre !
Joseph-Antoine Boullan meurt en 1893, laissant Huysmans sous l’influence d’un autre prêtre, l’abbé Mugnier, rencontré en 1891. Sur les conseils de ce dernier, l’écrivain se décide à faire une retraite à la trappe d’Igny, de 1894 à 1896. Durant ces deux années, il effectue aussi plusieurs séjours à Solesmes et à Saint-Wandrille.
Dans le roman En route, publié en 1895 et qui agite les milieux littéraires parisiens, Huysmans évoque ce cheminement littéraire et religieux, renonçant au suicide pour se convertir à une étude de la symbolique chrétienne (il y fait une étude de la cathédrale de Chartres).
En 1898, Huysmans prend sa retraite pour se préparer à devenir oblat, près de Poitiers, non loin de l’abbaye de Ligugé. C’est ici qu’il rédige la biographie de Sainte Lydwine de Schiedam, pour laquelle il s’est pris de passion. De retour à Paris, il se retire chez les bénédictins de la rue Monsieur et fait paraître un dernier ouvrage, Les Foules de Lourdes, en 1906.
Il meurt à Paris, le 12 mai 1907, transporté par la foi, mais en proie à de grandes souffrances causées par un cancer de la mâchoire. Il est enterré au cimetière du Montparnasse.
L’oeuvre de Huysmans
De son poste de fonctionnaire au naturalisme, de Zola au symbolisme, du décadentisme à l’art sacré… Huysmans a toujours gardé son « style artiste ». Il est l’un des premiers à avoir loué l’Art moderne de peintres encore méconnu de leur temps, qu’il s’agisse de Paul Cézanne, Edgar Degas, Camille Pissaro ou Odilon Redon… Mais c’est le symbolisme qui prend le pas, en fin de compte, sur toute son œuvre. Jusque dans ses éloges des vitraux de la capitale de Chartres.
Huysmans est surtout un grand érudit : ses romans sont parsemés de références historiques, artistiques, scientifiques et religieuses. Ses digressions ne lui permettent pas d’inventer des personnages dont il peut se détacher, à la façon des êtres qui errent dans la série des Rougon-Macquart de Zola.
Avec A Rebours, Huysmans se bâtit une solide réputation dans les milieux littéraires parisiens. Son roman illustre le changement profond que connaît la littérature avec l’avènement du symbolisme. Néanmoins, l’écrivain s’est toujours maintenu hors de ce monde, comme l’illustre la fin de sa vie. André Guyaux, spécialiste du sujet, explique :
Il a eu une postérité immédiate. Mais Huysmans est quand même en retrait : il est persuadé qu’on ne le comprend pas. On prend À rebours pour un roman imaginatif et baroque, alors que lui dit avoir écrit le parcours d’un aristocrate névrosé de l’époque. Il est dans le même état d’esprit d’incompréhension à la réception de ses romans catholiques qui se vendent bien.
André Guyaux, Libération, 25 octobre 2019
À rebours
L’ouvrage phare de Huysmans est à peine livré au public, en 1884, qu’il devient un livre culte, symbole du décadentisme et du symbolisme. Avec ce roman, qui rompt définitivement avec le naturalisme, Huysmans dresse le portrait d’une jeunesse en proie à un statisme mortifère, qui se pare de sensations et de couleurs pour pallier sa névrose. Dans Le Portrait de Dorian Gray (1890), Oscar Wilde fait dire à son héros, à propos de ce roman :
Il s’y trouvait des métaphores aussi monstrueuses que des orchidées et aussi subtiles de couleurs. La vie des sens y était décrite dans des termes de philosophie mystique. On ne savait plus par instants si on lisait les extases spirituelles d’un saint du Moyen Âge ou les confessions morbides d’un pêcheur moderne. C’était un livre empoisonné.
Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray
Le roman, ancré dans un cadre immobile, a pour anti-héros Jean des Esseintes, descendant d’une illustre famille. Ce dernier, après des années de jeunesse dépensées dans des aventures mondaines, décide de se retirer dans son pavillon de Fontenay, dégoûté du peu que lui a apporté cette vie.
Au cœur de cette retraite, Jean des Esseintes lit les poètes latins autant que les auteurs décadents (aux écrivains classiques, il préfère les auteurs de l’Antiquité) – Baudelaire, Verlaine, Mallarmé… – et cherche par tous les moyens à cultiver une forme de raffinerie du quotidien en cultivant la synesthésie.
Il cultivera dans cette retraite raffinée toutes les sensations susceptibles de lui procurer un plaisir nouveau et subtil. S’éloignant toujours de la nature, Des Esseintes trouve dans le luxe et dans l’artifice cet effet d’imaginaire, de déliquescence qui rend sens à son existence.
Encyclopædia Universalis
Tout au long du roman, des Esseintes suit la trace de Baudelaire et associe par exemple les parfums des liqueurs et les notes de musique, grâce à son « orgue à bouche » et son « organe de liqueur ». Lorsqu’il ne compose par des symphonies avec sa langue, des Esseintes se prend de passion pour les fleurs naturelles qui poussent au milieu de celles, monstrueuses, dont est d’habitude emplie la serre.
Dans cette solitude quasi-monacale, des Esseintes tente de reconstituer une béatitude esthétique, au point d’en arriver, par le biais d’un raffinement extrême, aux confins du cauchemar et de la perversion, dont l’épisode de la tortue est le plus représentatif. Après les mélodies liquoreuses et les plantes charmantes, des Esseintes médite sur les couleurs chamarrées d’un tapis, le poussant à acheter une tortue pour qu’elle s’y promène.
L’anecdote de la tortue est hautement symbolique : des Esseintes la pare tout d’abord d’une couche de lumière dorée, puis il fait incruster dans la carapace de l’animal une multitude de pierres précieuses, au point que l’animal, écrasé par le poids des joyaux, finisse par mourir.
En fin de compte, Jean des Esseintes ne parvient pas à s’extirper du dégoût de la vie qui le tourmente. Le mal du siècle, ce taedium vitae qui l’enserre, le rattrape après quelque temps dans ce havre factice. Le héros rentre à Paris, caresse un temps l’idée de partir en Angleterre, mais ne dépasse jamais la gare Saint-Lazare et ses bouges. Le lecteur comprend finalement que des Esseintes, plutôt qu’habité d’une volonté de mutation profonde, ne cherche qu’à « substituer le rêve de la réalité à la réalité elle-même ».
Le portrait de Des Esseintes est issu d'un frontispice dessiné par Odilon Redon pour une édition d'"A Rebours" de 1888.