Madame Hayat, d'Ahmet Altan : l'amour comme étendard de la liberté
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Est-ce une histoire d’amour, un thriller politique, ou bien un roman social ? Ahmet Altan, fort de l’expérience d’une vie consacrée au journalisme et à la littérature, s’offre le luxe de ne pas choisir. Madame Hayat mélange les genres en prenant la forme d’un roman d’initiation dans lequel le personnage principal, Fazıl, se voit contraint de sortir de l’innocence après la faillite de l’entreprise familiale et le décès soudain de son père.
Alors qu’il se rend dans une grande ville pour y faire des études de littérature, il est confronté pour la première fois de sa vie à la pauvreté. Dans le même temps, de mystérieux « hommes aux bâtons » sévissent dans la ville, de telle sorte que Fazıl se retrouve « dans la paume d’un géant qui pouvait nous écraser quand il le voulait, d’un seul geste, en refermant la main. » C’est dans ce contexte qu’il s’interroge sur sa propre liberté, et sur le sens de la vie.
“Suis-je libre ?”, me demandai-je tout à coup. La question semblait surgir sous mes yeux tel un panneau publicitaire géant au coin d’une rue. J’étais pris par surprise. La question était-elle si effrayante ? “Suis-je libre ?” C’était la réponse, plus que la question, qui m’effrayait : “Non, je ne suis pas libre.” Une autre question, plus cruelle encore, se posait alors : “Serai-je jamais libre ?”
Dans cette quête, l’auteur — qui a rédigé ce livre depuis une prison après s’être vu condamné par le pouvoir turc à la suite de la tentative de coup d’Etat de 2016 — orchestre la rencontre entre Fazıl et deux femmes à la personnalité radicalement distincte. La première, Madame Hayat, est une femme mûre qui obtient la liberté à force de défier les règles établies. La seconde, Sıla, une jeune étudiante de l’âge de Fazıl, trouve sa liberté en se pliant aux règles tout en les accommodant à son avantage. Madame Hayat « a conscience de l’absurdité de l’existence, mais ne renonce pas à en jouir » quand Sıla — qui a également connu la faillite de sa famille — est précautionneuse et calcule sans arrêt pour ne pas se retrouver dans une situation délicate. L’une se livre à l’absurdité du monde quand l’autre cherche absolument à contrôler son destin.
Face à la solitude de sa nouvelle vie, Fazıl s’éprend des deux femmes et voit dans l’Amour le moyen d’échapper à un destin tragique. Sa liaison avec Madame Hayat lui donne le sentiment de liberté à chacune de leurs rencontres, sentiment galvanisé par la transgression de sortir avec une femme beaucoup plus âgée que lui. Cette relation lui donne avant tout un peu d’espoir, et cet espoir se transforme rapidement en une angoisse de la perdre.
Madame Hayat était libre. Sans compromis ni révolte, libre seulement par désintérêt, par quiétude, et à chacun de nos frôlements, sa liberté devenait la mienne.
Avec Sıla, il peut partager son désarroi d’être passé d’une jeunesse sans soucis au statut d’étudiant sans-le-sou. Ensemble, ils survivent tant bien que mal, s’adossant à la générosité qu’ils découvrent de leurs congénères de galère, comme lorsque Fazıl se voit offrir par un marchand de rue un tableau représentant trois fermiers qui vont au bal, fil rouge du roman pour rappeler cette idée simple : ceux qui n’ont rien peuvent toujours compter sur la générosité de leurs semblables.
Ce roman, traduit en français par Julien Lapeyre de Cabanes, offre ainsi de multiples niveaux de lecture. À la question que pose le livre, comment parvenir à la liberté ?, l’auteur tire probablement la leçon de sa propre expérience de littérateur. Si la vie a sa part d’absurde, faite de clichés et de hasards, seule la littérature permet de dépasser notre condition de captifs des malheurs du monde, et, peut-être, de trouver enfin un peu de liberté au bout du chemin.
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Madame Hayat, d’Ahmet Altan, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, Actes Sud, Lettres turques, 22€. Acheter sur Les Libraires >