Marguerite Duras : vie et œuvre
Auteure qui confine au mythe, Marguerite Duras est aujourd’hui une des auteures les plus étudiées dans nos écoles. Ses textes sont traduits dans plus de 35 langues. Son écriture, épurée, minimaliste, et ses récits entre fiction et réalité, entre une forme sans artifices et une prose poétique, explore les recoins les plus cachés des mythologies particulières.
Cette femme de lettres, grande afficionada des thèmes du mystère et de l’abscond, fut aussi dramaturge, scénariste, réalisatrice… Née en Indochine française, elle vit à Saint Germain des prés (Paris) et y meurt après avoir passé à la capitale des années riches en rencontres, amoureuses et intellectuelles, baignées dans l’alcool et les engagements féministes et politiques.
Qui est Marguerite Duras ?
Née le 4 avril 1914 à Gia Dinh, ville de la banlieue nord de Saïgon, Marguerite Donnadieu (de son vrai nom) est la fille de deux parents partis en Cochinchine (ancienne colonie française) en tant que travailleurs volontaires.
Monsieur Donnadieu est directeur d’une école, et sa femme institutrice. Elle perd son père, Émile, à l’âge de cinq ans (gravement malade, ce dernier est allé se faire soigner en métropole). Deux ans plus tard, en 1923, la veuve Donnadieu et ses trois enfants s’installent alors à Vinh Long, une ville située dans le delta du Mékong. C’est là que la jeune Marguerite passe son enfance et fait l’apprentissage du piano. Les cours de cette professeure de piano la marquent tant qu’elle s’en souvient dans son ouvrage Moderato Cantabile. En 1932, après avoir obtenu son baccalauréat, Marguerite se rend en France afin de poursuivre ses études et obtient une licence de droit.
En 1936, alors qu’elle vient d’obtenir sa licence, la jeune Marguerite fait la connaissance de celui qui deviendra son mari, l’écrivain Robert Antelme. Les noces sont célébrées en septembre 1939. Le couple s’installe à Saint-Germain des Prés, rue Saint-Benoît. Leur appartement devient alors un lieu de rendez-vous informel pour intellectuels, tels que Bataille et Blanchot, mais aussi Dyonis Mascalo, qui devient l’amant de Marguerite Duras (elle divorce de son mari en 1947).
Durant la Seconde Guerre mondiale, Marguerite commence à écrire et adopte le pseudonyme de Marguerite Duras (du nom d’un village dans le Lot-et-Garonne où se trouve la maison paternelle). Elle publie dès lors ses premiers romans : Les Impudents, en 1943 et La Vie tranquille, en 1944. Durant cette période, Marguerite Duras s’engage dans le réseau de la Résistance dirigée par François Mitterrand. Elle se rapproche alors du parti communiste français.
En 1950, Duras publie Un barrage contre le Pacifique, un récit écrit durant la guerre d’Indochine et pour lequel elle s’inspire de son adolescence passée en Indochine française. C’est grâce à cette œuvre que Duras est révélée au grand public. Deux ans plus tard, elle publie Le Marin de Gibraltar, nouvelle œuvre à succès : car, si la jeune auteure est reconnue par la critique, ses trois œuvres précédentes sont considérées comme des œuvres de jeunesse au regard de cette dernière, marquant un tournant dans le parcours littéraire de Duras.
Dans ce roman, elle se dégage de l’inspiration réaliste et se dirige, lentement mais sûrement, vers le Nouveau Roman. On perçoit l’influence du courant de pensée théorisé principalement par Roland Barthes, qui prône une littérature avant-gardiste, dégagée du mouvement de l’histoire pour proposer une réflexion sur le rôle même du roman.
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Duras commente cette autonomie du roman dans Écrire (Gallimard, 1993) :
Un livre, c’est l’inconnu, c’est la nuit, c’est clos, c’est ça. C’est le livre qui avance, qui grandit, qui avance dans les directions qu’on croyait avoir explorées, qui avance vers sa propre destinée.
Nouveau roman, cinéma et théâtre
Marguerite Duras affirme cette esthétique novatrice avec la publication, en 1953, des Petits Chevaux de Tarquinia, un roman qui se libère des règles de syntaxe comme de ponctuation, ainsi que la temporalité linéaire et opte pour un récit discontinu, abandonnant les notions d’intrigue ou les analyses psychologiques approfondies.
Avec Le Square, pièce de théâtre publiée en 1955, Marguerite Duras se veut dramaturge. Elle est prolifique dans le genre : Les Viaducs de la Seine-et-Oise (1959), Des journées entières dans les arbres (1965), L’Amante anglaise (1968) et Savannah Bay (1982).
Dans le domaine de la littérature, Moderato cantabile est le point d’orgue de son exploration littéraire. Ce récit, publié en 1958, donne à voir une narration renouvelée, elliptique, faite de silences et de gestes, de suggestions, par lesquels elle dit l’impossibilité de dire. Ce roman lui vaut d’être repérée par Robbe-Grillet qui la convie à se joindre au mouvement du Nouveau roman. Enfin, la même année, Duras fait ses premiers pas dans le milieu du cinéma en écrivant le scénario d’Hiroshima mon amour avec Alain Resnais.
Au cours des années qui suivent, elle publie plusieurs livres majeurs : Le Ravissement de Lol V. Stein, en 1964 et Le Vice-Consul, en 1965. En 1966, elle tourne son premier film, La Musica.
Engagement politique, succès et fin
Marguerite Duras est aussi engagée politiquement et socialement. Elle prend position contre la guerre d’Algérie en 1960 et signe le Manifeste des 121, « déclaration de droit à l’insoumission ». En 1969, année charnière pour Marguerite Duras, influencée par les idées libérales et progressistes de la révolte de Mai-68 à laquelle elle prend part, elle tourne une adaptation de son livre Détruire dit-elle. Durant le tournage, lors d’une interview, elle déclare :
Je suis pour qu’on ferme toutes les facultés, toutes les universités, toutes les écoles . Qu’on recommence tout […] Je suis pour qu’on oublie l’histoire, l’histoire de France, l’histoire du monde. Qu’il n’y ait plus aucune mémoire de ce qui a été vécu, c’est-à-dire de l’intolérable […] si l’homme ne change pas dans sa solitude, rien n’est possible, toutes les révolutions seront truquées.
Toujours aussi prolifique dans l’écriture et la réalisation cinématographique, elle écrit India Song, puis La Femme du Gange, q’uelle tourne au cinéma, avec Catherine Sellers et Gérard Depardieu entre autres. L’acteur Gérard Depardieu se lie d’ailleurs d’amitié avec l’écrivain. Interrogé en 2022 dans l’émission La Grande Librairie, il confiait à propos des livres de sa bibliothèque : « Elle est toujours là Marguerite. On ne peut pas s’empêcher d’écouter sa voix à travers ses mots. D’ailleurs, c’est peut-être elle qui m’a donné une certaine éducation de la lecture. »
En 1973, elle transforme son livre India Song en pièce de théâtre. Puis, en 1977, elle sort Le Camion au cinéma, film dans lequel elle joue un rôle secondaire – mais son apparition à l’écran ne passe pas inaperçue. En 1979, rien ne l’arrête, elle réalise quatre courts-métrages : Les Mains négatives, Césarée, Aurélia Steiner-Melbourne et Aurélia Steiner-Vancouver.
Durant les années 1980, elle multiplie ses activités avec la réalisation de Dialogue de Rome, long-métrage commandé par la RAI italienne. En 1984, sommet de sa carrière, elle publie L’Amant, une autofiction reprenant les années de son adolescence en Indochine dans les années 1930. C’est un immense succès et elle reçoit le prix Goncourt.
Les dernières années de Marguerite Duras sont plus sombres. Depuis plusieurs années, l’auteure lutte contre son alcoolisme. Elle a fait quelques séjours de sevrage au cours de sa vie, mais, s’appelant elle-même « alcoolique », elle n’arrêtera jamais vraiment de boire. Elle écrit son livre Vice-consul (1964) noyée dans six litres d’alcool par jour. Elle y raconte le « mythe de la naissance de l’écrivain émergeant du fleuve alcool » (Pascale Bélot-Fourcade, « Boire, dit-elle », Cairn). Elle meurt le 3 mars 1996 à son domicile parisien de Saint Germain des Prés, à l’aube de ses 82 ans. Elle est enterrée au cimetière du Montparnasse.
L’œuvre de Marguerite Duras
Dans toute son œuvre, qu’elle soit romanesque, théâtrale ou cinématographique, Marguerite Duras a cultivé le thème du mystère. Elle est aussi fascinée par l’absence et le vide, thèmes qui transparaissent dans sa verve, une prose qui suggère plus qu’elle n’expose. Ses personnages sont des êtres fantomatiques, hantés par des souvenirs, des désirs et des regrets, ainsi que par l’abandon et la folie.
Dans les Petits chevaux de Tarquinia (1953), elle commence à affirmer son style et privilégie une syntaxe disloquée et un récit discontinu. Elle ne s’attarde pas sur l’analyse psychologique de ses personnages, mais laisse le lecteur deviner ce qui est en jeu.
Il en va de même dans Moderato cantabile 1958). Dans cette œuvre, Marguerite Duras pousse plus avant son projet d’écriture déconstruite et minimaliste. Elle s’affranchit des codes du roman et décrit un événement marquant, chargé de mystère et de non-dit, explore les thèmes de l’amour et de la mort, de la mémoire, de l’oubli, du passé, du présent.
L’auteure explique, parlant de son écriture, qu’elle va « vers l’obscurité et l’inconnu, par ce qui est plus obscur et inconnu encore ». En effet, l’écriture durassienne est paradoxale : en mettant en forme ce qui doit rester caché, elle plonge le lecteur dans un clair-obscur d’autant plus expressif.
Elle confie encore qu’elle recherche, chez l’humain et via son processus d’écriture « quelque chose qui se refuse à être cerné. Ce qui est douloureux, la douleur – le danger –, c’est la mise en oeuvre, la mise en page, de cette douleur, c’est crever l’ombre noire afin qu’elle se répande sur le blanc du papier, mettre en dehors ce qui est de nature intérieure », (1977).
L’Amant, la vie, l’écriture
Enfin, L’Amant (1984), une de ses œuvres les plus lues, parachève ce qu’elle a passé une vie à sonder par son écriture. Ce roman, qui tient pour beaucoup de l’autobiographie, commence ainsi avec l’autoportrait, en demi-teinte, d’une jeune fille de quinze ans. Marguerite Duras se dévoile toute entière entre ces lignes. « Tout est là et rien n’est encore joué, je le vois dans les yeux, tout est déjà dans les yeux. » Elle poursuit :
Je veux écrire. Déjà je l’ai dit à ma mère : ce que je veux c’est ça, écrire. Pas de réponse la première fois. Et puis elle demande : écrire quoi ? Je dis des livres, des romans. Elle dit durement : après l’agrégation de mathématiques, tu écriras si tu veux, ça ne me regardera plus. Elle est contre, ce n’est pas méritant, ce n’est pas du travail, c’est une blague – elle me dira plus tard : une idée d’enfant.
L’auteure remonte au lien primitif, celui de la relation maternelle et fait comprendre tout l’enjeu de son rôle d’écrivain : celui de prendre la matière qu’est la vie, dedans comme dehors, et d’en faire du roman. Celui de dire l’apprentissage par lequel passe une écrivain. Car L’Amant est un récit de formation : les obstacles que l’héroïne franchit – le fleuve, par exemple – sont les symboles des interdits. Et le grand sujet de l’amour qu’elle aborde, cristallisé dans la relation entre la narratrice de quinze ans et un jeune Chinois, est au cœur de questions d’identité (elle pointe du doigt la société coloniale qui refuse de reconnaître les relations entre Asiatiques et Européen).
Dans l’Amant, comme dans la quasi-totalité de ses œuvres, cinématographiques et théâtrales y compris, l’écriture se rapproche plus de la poésie que de la prose. C’est une façon pour Duras de coucher sur papier les incertitudes générées par la quête de soi, d’atteindre à quelque chose d’universel, comme la souffrance, exprimée ici :
Le petit frère n’avait rien à crier dans le désert, il n’avait rien à dire, ailleurs ou ici même, rien. Il était sans instruction, il n’était jamais arrivé à s’instruire de quoi que ce soit. Il ne savait pas parler, à peine lire, à peine écrire, parfois on croyait qu’il ne savait même pas souffrir. C’était quelqu’un qui ne comprenait pas et qui avait peur. Cet amour insensé que je lui porte reste pour moi un insondable mystère. Je ne sais pas pourquoi je l’aimais à ce point-là de vouloir mourir de sa mort. J’étais séparée de lui depuis dix ans quand c’est arrivé et je ne pensais que rarement à lui. Je l’aimais, semblait-il, pour toujours et rien de nouveau ne pouvait arriver à cet amour. J’avais oublié la mort.
Tout ceci découle de la conception de la littérature selon Marguerite Duras. Il n’est pas de roman qui ne soit une jonction entre la vie et le processus d’écriture. Dans ses livres, films et pièces de théâtre, elle met en scène des mondes entiers et c’est la sensation d’habiter ces mondes que Duras recherche, d’une intimité avec les lieux, avec les êtres. L’enfance, l’adolescence, les souvenirs ne sont jamais loin. En résulte que ses romans sont l’expression de sujets de société, de réalités d’inégalités, d’injustices, et tout à fait en phase avec ses engagements féministes et politiques.
Dans Écrire, Duras parle de « se trouver dans un trou, au fond d’un trou, dans la solitude quasi totale, et découvrir que seule l’écriture vous sauvera ». Sa contemporaine, Simone de Beauvoir, exprimait sensiblement la même idée dans La Force des choses, en 1963, elle qui baigna aussi dans la littérature tout au long de sa vie : « L’engagement, somme toute, n’est pas autre chose que la présence totale de l’écrivain à l’écriture ».
Marguerite Duras est ainsi celle qui invente un roman libéré, mais aussi un roman « du couple », où la vie n’est pas autre chose que le récit, où la plume n’est pas qu’un outil mais une extension de soi, où, parallèlement à la vie réelle, qui nourrit les romans, se développe une seconde vie, celle de la littérature.