Molière, vie et œuvre
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Sommaire
- Des débuts difficiles (1643-1658)
- Premiers succès et premières innovations de Molière (1658-1661)
- Le tournant de L’École des femmes (1662)
- Molière et les « Plaisirs de l’Île enchantée » (1664)
- Le grand succès de la comédie-ballet (1664-1672)
- Retour à la comédie régulière et tomber de rideau (1672-1673)
Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière (1622-1673), a mené de front trois carrières qui l’ont porté à une réussite théâtrale hors du commun. À l’occasion des 400 ans de sa naissance, nous revenons sur la vie et l’œuvre de ce monument littéraire français.
Auteur comique majeur du siècle classique, ayant écrit plus de 20 pièces, Molière était aussi un excellent comédien. Il jouait les premiers rôles de ses pièces, et ce à toutes les représentations. S’ajoute à cette double casquette celle de directeur de troupe. À ce titre, sa pièce L’Impromptu de Versailles est un témoignage éclairant de sa manière de diriger les acteurs et de faire vivre une troupe de théâtre.
Son succès à partir de 1658, malgré les cabales qui seront rappelées ci-dessous, a été éclatant et durable au point qu’il fut appelé à plusieurs reprises par Louis XIV pour créer des divertissements royaux.
Comment expliquer ce succès ? En quoi ses pièces ont-elles littéralement renouvelé et réinventé le genre comique en France ?
Des débuts difficiles (1643-1658)
Fils, petit-fils et petit-neveu de riches marchands tapissiers, Molière fait des études de droit après un passage au collège des Jésuites de Clermont (actuel lycée Louis-le-Grand), où il acquiert une solide culture littéraire et philosophique.
En janvier 1643 il renonce à la charge de tapissier du roi léguée par son père, au profit de son frère. Il signe la constitution de l’Illustre Théâtre en juin 1643 du nom de « Molière » dont il ne donnera aucune explication, et qu’il a par la suite toujours gardé.
L’Illustre Théâtre est le nom de sa troupe, dans laquelle joue Madeleine Béjart, amie fidèle qui restera toujours auprès de Molière et qui est à ce moment-là sa maîtresse. Ils jouent en province après des premiers succès à Paris durant l’année 1644. Mais cette aventure se solde par une débâcle financière, et Molière fait de la prison pour dettes en août 1645.
Premiers succès et premières innovations de Molière (1658-1661)
Il remonte une troupe en 1658 à Paris et parvient à s’imposer non en jouant les comédies d’autres auteurs de l’époque, mais en jouant ses propres pièces : L’Étourdi, Le Dépit amoureux, Les Précieuses ridicules. Sa troupe en vient à bénéficier du patronage de « Monsieur », le frère unique du roi. Ce patronage est la preuve de la notoriété indiscutable qu’ont acquis la troupe et le nom de Molière.
Du Petit-Bourbon au Palais-Royal
Ils donnent une représentation de Nicomède de Corneille au Louvre, et Louis XIV les invite à s’installer dans la salle du Petit-Bourbon, aux côtés des comédiens italiens. Cette invitation est une étape décisive car elle place Molière au-dessus des autres auteurs comiques français de l’époque. Les Précieuses ridicules sont sa première pièce imprimée, en 1660.
La même année, la troupe joue Sganarelle ou Le Cocu imaginaire qui réussit très bien mais la salle du Petit-Bourbon doit être libérée pour travaux. Molière s’installe dans la salle du Palais-Royal et poursuit son ascension. En janvier 1661 la troupe y rejoue Le Dépit amoureux, qui rencontre un franc succès. Molière ne quittera pas ce théâtre, et toutes ses pièces y seront jouées.
Don Garcie de Navarre : un rendez-vous manqué avec la tragédie
Pendant encore trois ans, Molière tente de quitter les rangs des auteurs comiques pour atteindre le statut glorieux d’« auteur dramatique ». Il faut pour cela écrire des tragédies, et le jeune Racine affiche exactement la même ambition.
Il tente de suivre la stratégie de Corneille, qui était passé de la comédie à la tragédie en passant par la comédie héroïque avec Don Sanche d’Aragon. En janvier 1661 il fait jouer sa première pièce « sérieuse », Don Garcie de Navarre, dont le titre rappelle celle de Corneille. La pièce ne plaît pas. Elle disparaît rapidement du répertoire, et n’a jamais été publiée.
Ce rendez-vous manqué entre Molière et la tragédie est resté célèbre, notamment à cause d’une anecdote de 1665. Cette année-là, Racine le trahit à l’occasion de la création de sa deuxième pièce, Alexandre le Grand.
Très ambitieux et soucieux de son succès, il comprend que la troupe de Molière n’est pas adepte du jeu tragique. Il donne son texte aux comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, théâtre concurrent et maître dans l’art de jouer des tragédies, retirant à la troupe du Palais-Royal l’exclusivité qu’il lui devait au départ.
L’École des maris : les premières évolutions du genre comique
Après l’échec de Don Garcie de Navarre, Molière décide de percer pour de bon dans le genre comique. Il prépare une pièce de plus d’ampleur que ses comédies précédentes, car jusqu’ici en France une comédie est une pièce courte, souvent composée d’un seul acte.
Pour que la stratégie de se démarquer par le genre comique fonctionne, il faut avant tout faire évoluer le genre lui-même pour lui donner les lettres de noblesse qui lui manquent. En somme, faire évoluer la structure de la comédie vers celle de la tragédie.
Molière compose, la même année 1661, L’École des maris. Comédie en trois actes et écrite en vers, elle peut être considérée comme la première étape de l’évolution du genre comique sur le théâtre français.
Les Fâcheux : la création d’un nouveau type de spectacle
Toujours en 1661, Molière réalise une seconde subversion à l’échelle des genres. Il compose Les Fâcheux, dont la première représentation a lieu lors des grandes fêtes de Vaux-le-Vicomte, données par le surintendant des Finances Fouquet en l’honneur du roi – fêtes trop somptueuses au goût de Louis XIV, qui ont valu à Fouquet un limogeage puis une incarcération.
La pièce de Molière est jouée plusieurs fois à Paris et fait du Palais-Royal un lieu de rendez-vous incontournable. Elle plaît beaucoup au roi, qui demande même qu’elle soit rejouée lors du déplacement de la Cour à Fontainebleau au mois d’août de la même année.
Le succès s’explique par la forme de la pièce : c’est une comédie-ballet, la première de Molière, et la première tout court dans l’histoire littéraire. Au théâtre se mêle la musique de Lully, et des intermèdes dansés. C’est la présence de la danse qui plaît sans doute au roi, lui-même danseur très doué (voir à ce sujet le film de Gérard Corbiau Le roi danse).
Mais le succès de Molière suscite les jalousies de tous ceux qui ne supportent pas de voir un « bouffon » élevé à ces degrés de privilège. Dès 1662, il doit essuyer des querelles parfois très longues.
Le tournant de L’École des femmes (1662)
Molière poursuit le développement de son esthétique et compose une comédie en cinq actes et en vers. L’École des femmes rencontre un immense succès, mais elle suscite immédiatement une querelle qui durera plus de deux ans, et qui repose sur deux débats.
Le droit des femmes à l’éducation
Cette querelle est d’abord liée au sujet de la pièce, considéré comme immoral. Il est question, pour la première fois sur la scène française, de l’éducation des filles et des femmes et de leur triste sort dans le mariage.
La pièce montre que malgré l’éducation caricaturalement pauvre qui lui est volontairement donnée par Arnolphe, la jeune Agnès sait aller vers un jeune homme pour lequel elle a de l’attirance et refuse d’être mariée au vieil homme qui l’enferme dans l’ignorance, en raison de sa peur pathologique d’être un jour cocu.
Face à un système qui prépare la femme à un rôle passif, en refusant de lui reconnaître la dimension intellectuelle, [Molière] met au grand jour, en la portant sur la scène, l’inanité d’une telle démarche.
Jean Serroy, édition de L’École des femmes
Ce « système » est le mariage bourgeois, qui fonctionne sur l’ignorance des femmes et la toute-puissance des hommes. La pièce fait scandale car elle tourne en ridicule le personnage d’Arnolphe, non seulement parce que la situation lui échappe, mais surtout parce que son but de départ est indéfendable et absurde ; pourtant… ce but est bien celui de toute une société.
« La peinture de l’homme et de la société », un sujet tragique
La pièce de Molière suscite un autre débat et celui-ci porte sur la distinction des genres comique et tragique, qui l’intéressait déjà dans L’École des maris. Il donne à la comédie une dignité de ton (à l’aide de l’écriture en vers) et des sujets de société bien au-dessus de la farce. Il traite, dans une pièce comique, de sujets qui trouvent normalement leur place dans les pièces sérieuses.
En élargissant le champ de la comédie à la peinture de l’homme et de la société et en lui ouvrant la voie des grands sujets, Molière brouille le paysage littéraire, s’attire haines et jalousies, […]. Il affirme aussi la dignité et la richesse du genre comique.
Jean Serroy
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Devenir premiumPour toutes ces raisons, L’École des femmes « marque une date dans l’œuvre [de Molière] mais, plus largement encore, dans l’histoire du théâtre lui-même ».
Les critiques sont virulentes, surtout parce que la même année Molière épouse Armande Béjart. Il a 40 ans et elle 20. Les jaloux de son succès s’empressent de voir dans Arnolphe une représentation de Molière lui-même ; les suppositions sur sa vie privée fusent. Il y répond non pas par des textes polémiques, mais par deux pièces exceptionnelles par la mise en abyme du monde du théâtre qu’elles réalisent : La Critique de L’École des femmes et L’Impromptu de Versailles.
Molière et les « Plaisirs de l’Île enchantée » (1664)
En 1664, Louis XIV fait donner à Versailles une fête somptueuse de plusieurs jours, appelée Plaisirs de l’Île enchantée. Molière joue un rôle prépondérant dans les divertissements qui y sont donnés, car sa troupe y joue quatre spectacles de sa composition.
À la recherche d’une fusion des arts
La Princesse d’Élide, « comédie galante » est jouée le deuxième soir. C’est une pièce en cinq actes, et ponctuée de six intermèdes chantés et dansés, sur une musique composée par Lulli.
Une seconde comédie-ballet est jouée par la troupe de Molière lors de cette fête versaillaise : Le Mariage forcé. Elle a déjà été jouée à Paris, en janvier de la même année, et le roi lui-même avait alors dansé une partie.
Molière a bien compris que pour être célèbre au théâtre, il faut plaire à Louis XIV. Pour plaire à Louis XIV, il faut faire plus que les autres poètes comiques, se démarquer. Il faut pour cela toujours mêler de la danse et de la musique au texte. Sa troupe devient spécialiste de cette forme de spectacle. Molière est, de plus en plus, à la recherche d’un spectacle total.
Tartuffe : la nouvelle cabale
Durant ce séjour versaillais la troupe rejoue Les Fâcheux, et donne ensuite pour la première fois Tartuffe, dans une version en trois actes. La querelle de L’École des femmes à peine terminée, cette nouvelle comédie raillant l’hypocrisie des dévots suscite une immense cabale. Elle est immédiatement interdite, sur demande de l’archevêque de Paris et certainement de la reine-mère.
Si Dom Juan, créée l’année suivante, subit des attaques encore plus fortes et ne sera plus jamais montée du vivant de Molière, l’auteur s’attache à faire autoriser Tartuffe car il comprend l’importance des enjeux politiques qui se cristallisent autour de cette pièce. Il est menacé d’excommunication.
La position de Louis XIV est paradoxale car il se plie aux volontés de l’archevêque de Paris, mais fait jouer Tartuffe en août 1665 et honore la troupe de Molière du titre de Troupe du Roi (avec 7000 livres par an de pension).
Molière est protégé par d’autres personnages éminents. Le grand Condé fait jouer Tartuffe dans son hôtel parisien en mars 1668, puis dans son château de Chantilly en septembre en présence de Monsieur (frère du roi) et de Madame (Henriette d’Angleterre).
La pièce ne sera néanmoins reprise publiquement que le 5 février 1669, soit cinq ans après les Plaisirs de l’Île enchantée. Elle rapporte au Palais-Royal l’une de ses plus fortes recettes jamais enregistrées.
Le grand succès de la comédie-ballet (1664-1672)
La Princesse d’Élide et Le Mariage forcé plaisent beaucoup au roi lors de la fête versaillaise de 1664. Il passe alors commande auprès de Molière de plusieurs comédies dansées pour ce type de fête (les fêtes de Cour, les carnavals, les fêtes de printemps ou de fin d’année).
Entre 1664 et 1673, Molière compose ainsi L’Amour médecin (1665), Le Sicilien (1667), Georges Dandin (jouée en 1668 à l’occasion du « Grand divertissement royal » du 18 juillet), Monsieur de Pourceaugnac (1669), Le Bourgeois gentilhomme et Les Amants magnifiques (1670), La Comtesse d’Escarbagnas et Psyché (1671). Il compose également des comédies de forme classique, comme Le Misanthrope en 1666.
La pièce Psyché, peu connue et peu jouée aujourd’hui, est l’un des plus grands succès théâtraux des années 1670. La production est gigantesque pour les moyens de l’époque : elle fait intervenir 70 danseurs et 300 musiciens !
Le déroulé de la pièce est écrit en prose par Molière, et Corneille travaille à la versification (c’est donc une co-écriture, mais on considère au XVIIe siècle que la versification n’est qu’une touche finale, le plus important étant le canevas). Elle donne lieu à 82 représentations jusqu’à la mort de Molière, « autant que L’École des femmes en dix ans de carrière » note Georges Forestier.
Il s’agit d’un spectacle à machine, qui nécessite des salles équipées. Le public parisien est de plus en plus friand de ce genre de pièce, ce qui encourage Molière à continuer d’explorer ce champ. Au-delà du théâtre, il s’intéresse à l’essence même du spectaculaire. Il cherche les moyens d’être le seul à pouvoir produire ce genre de performance et l’on pense même qu’il aurait souhaité, par la suite, devenir le spécialiste de l’opéra en France.
Retour à la comédie régulière et tomber de rideau (1672-1673)
L’opéra, l’affaire de Lully
Mais à partir de 1672, le roi considère que c’est à Lully, aidé de Quinault pour les livrets, que revient le privilège des spectacles d’art total. Lully et Quinault mèneront plusieurs projets qui leur vaudront les critiques de Racine, formellement contre la forme de l’opéra (il moque leur lecture d’Alceste d’Euripide dans sa préface d’Iphigénie).
Au mois de septembre, la troupe de Molière est invitée à Versailles pour des représentations, mais ce sont Les Femmes savantes et L’Avare qui lui sont demandé. Il s’agit de deux comédies régulières, dont la forme est très éloignée de la comédie-ballet.
Quand l’auteur, comédien et chef de troupe sort de scène
Pour les fêtes de carnaval de 1673, Molière prépare une nouvelle pièce avec divertissements chantés et dansés – Le Malade imaginaire – mais le roi ne fait pas appel à lui. La pièce est créée le 10 février 1673 au Palais-Royal, avec des musiques de Charpentier et une partie dansée réglée par Beauchamps. C’est un franc succès : « les recettes de la première sont les plus élevées de toutes celles qu’a obtenues le Palais-Royal à la création d’une pièce de Molière » (G. Forestier).
Molière, très affaibli par la maladie, ne souhaite pourtant pas prendre de repos en raison de son interprétation très importante pour les recettes. Il décède à la suite d’une des représentations, le 17 février 1673.
Cela démontre d’ailleurs en quoi son talent de comédien a joué un rôle prépondérant dans la réussite de sa troupe et de ses pièces. Le public venait voir une pièce de Molière, mais venait aussi voir monsieur Molière jouer, s’écrier, pleurer, rire, et sa performance d’acteur a souvent été saluée.
Elle explique la structure de ses pièces, centrées sur un « type », un caractère, représenté par un homme au comportement pathologique, les exemples les plus célèbres étant l’avare, le misanthrope, le tartuffe. Molière a ainsi développé la comédie « à vedette », qui nous semble classique aujourd’hui, et qui ne l’était pas encore de son vivant.
Fondation de la Comédie-Française
Après la mort de Molière, les comédiens de la troupe du Marais rejoignent la troupe du Palais-Royal. Il ne reste plus que l’Hôtel de Bourgogne comme troupe concurrente. En 1680, la fusion est opérée, et il n’y a plus qu’une seule troupe de théâtre régulière, jouant à la fois le répertoire de Molière et des tragédies : c’est la Comédie-Française ou Théâtre-Français. Molière en est officiellement la figure tutélaire. Armande Béjart figure parmi les premiers sociétaires de cette troupe, dont le fonctionnement associatif n’a jamais été changé jusqu’à aujourd’hui.
En conclusion, Patrick Dandrey, spécialiste de la littérature du XVIIe siècle, considère que la poétique comique de Molière repose sur un paradoxe fécond entre la peinture des mœurs du temps réalisée selon les règles de la vraisemblance d’un côté ; et la caricature, la recherche du ridicule et de la bouffonnerie de l’autre.
Pour cette raison les pièces de Molière, si elles sont extrêmement « drôles », ne relèvent pas de la pure farce et laissent au spectateur un enseignement qu’il pourra méditer. Pour cette raison également, elles ont fait évoluer le genre comique vers une forme très complexe et aboutie, expliquant pourquoi il demeure, dans le théâtre français, un avant et un après Molière.
Bibliographie :
- Forestier, G. 1990. Molière en toutes lettres. Paris. Bordas.
- Dandrey, P. [1992] 2022. Molière ou l’esthétique du ridicule. Paris. Klincksieck.
- Molière. 1985. L’École des femmes. La Critique de L’École des femmes. L’Impromptu de Versailles. J. Serroy (éd.). Paris. Gallimard, folio classique.
- Molière. 2010. Œuvres complètes, I. G. Forestier, C. Bourqui (éd.). Paris. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ».
- Le classicisme (XVIIe - XVIIIe siècles)