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Nathalie Sarraute (1900-1999) : vie et œuvre

Femme de lettres française, entrée de son vivant dans la bibliothèque de la Pléiade, Nathalie Sarraute a fait partie des figures de proue du Nouveau Roman, aux côtés d’Alain Robbe-Grillet ou de Michel Butor.

Cette écrivaine des sensations et du toucher, des « sous-conversations » et de l’indicible, réfute une conception du roman psychologique traditionnel. En s’inspirant d’écrivains comme Virginia Woolf, Dostoïevski mais aussi Flaubert, elle participe au renouvellement du genre et à sa réhabilitation dans le monde français des lettres de l’après-guerre.

Qui est Nathalie Sarraute ?

L'écrivain Nathalie Sarraute vers 1983
L’écrivain Nathalie Sarraute vers 1983, par Alexius Manfelt. Source : Wikicommons.

Nathalie Sarraute est née le 18 juillet 1900 à Ivano-Voznessensk, en Russie sous le nom de Natacha Tcherniak, dans une famille bourgeoise d’intellectuels juifs. Son père, Ilya Techerniak est docteur ès sciences et professeur de faculté. Ses parents divorcent alors qu’elle est âgée de neuf ans et sa mère, Pauline Chatounowski, déménage avec sa fille à Genève, puis à Paris.

Après une enfance mouvementée et partagée entre sa mère en France et son père en Russie ou en Suisse, Nathalie Sarraute poursuit des études d’anglais et d’histoire à Oxford, puis de sociologie à Berlin, avant de s’inscrire à la faculté de droit à Paris en 1922. Trois ans plus tard, devenue avocate, elle épouse un de ses condisciple, Raymond Sarraute.

Peu de temps après, Nathalie Sarraute commence la rédaction de plusieurs textes courts qu’elle rassemble dans un volume et publie sous le nom de Tropismes, en 1939. L’ouvrage passe sous le radar de la critique de l’époque. En attendant la gloire, la future pionnière du Nouveau Roman continue d’exercer son métier et de plaider des affaires jusqu’en 1940. A l’automne, elle est radiée du barreau de Paris par application des lois antijuives de Paris.

Nathalie Sarraute quitte Paris et se cache à la campagne sous une fausse identité le temps de l’Occupation. En 1942, elle abandonne son métier d’avocate pour se consacrer à l’écriture et se lance dans la rédaction de son premier roman, Portrait d’un inconnu, qui sera publié en 1948, toujours autant ignoré par la critique, bien que Jean-Paul Sartre ait préfacé l’ouvrage. 

Son roman suivant, Martereau, paru en 1953, lui attire davantage de chance : publié chez Gallimard (maison d’édition à laquelle elle restera désormais fidèle), l’ouvrage retient l’attention de quelques initiés. On trouve déjà dans cette œuvre une nouvelle approche du roman qui prend pour objet « les sensations à l’état naissant ». Nathalie Sarraute rompt ainsi avec les procédés classiques des romans psychologiques qui la précèdent.

Naissance au Nouveau Roman

C’est surtout avec une série d’articles critiques publiés dans Les Temps modernes (une revue politique et littéraire fondée par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir en 1945, publiée par Gallimard) et dans La Nouvelle Revue française que Nathalie Sarraute se fait remarquer. Ses articles ont pour sujets les œuvres de Marcel Proust, James Joyce ou Virginia Woolf et les codes du roman tels que mis en application chez Balzac ou Tolstoï.

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Ses textes, regroupés dans l’œuvre L’Ère du soupçon en 1956, intéressent particulièrement Michel Butor et Alain-Robbe Grillet, deux représentants du Nouveau Roman, mouvement tout juste naissant et dont personne ne s’est encore fait le théoricien ni le porte-parole officiel. Eux aussi s’interrogent sur la façon dont un écrivain peut écrire le réel d’une nouvelle façon et réinventer les personnages d’un roman. L’Ere du soupçon s’inscrit tout à fait dans cette démarche sans pour autant avoir eu la volonté de devenir un manifeste du Nouveau Roman.

L’année suivante, en 1957, paraît une édition revue et augmentée de Tropismes. L’écrivain Claude Mauriac y voit lui aussi un « nouveau réalisme ». Ces deux publications (celle de L’Ere du soupçon et de Tropismes) coïncident avec la parution d’un ouvrage clef d’Alain Robbe-Grillet, La Jalousie. Dans un article pour Le Monde dans lequel il fait la recension et la critique des romans de Nathalie Sarraute et de Robbe-Grillet, le journaliste Émile Henriot utilise la terminologie « Nouveau Roman ».

Il s’agit certes d’une désignation à l’origine péjorative, mais c’est la première fois que l’expression apparaît. Elle s’impose dans les années qui suivent pour désigner cette période de renouvellement et d’effervescence littéraire portée par des romanciers dont le but n’est pas de fonder une nouvelle école (même si cela sera le cas, autour des Editions de Minuit notamment), mais de redéfinir les règles romanesques.

Aux avancées du positivisme durant le XIXe siècle, ont succédé les doutes et angoisses existentielles du XXe, amplifiés par les événements tragiques des deux guerres mondiales mais aussi par les découvertes dans le domaine de l’inconscient et dans la psychologie en général. Se refusant néanmoins à verser dans la théorie du roman, Nathalie Sarraute poursuit son œuvre et publie Planétarium, en 1959, son premier grand succès.

Durant la seconde moitié de sa vie, l’écrivaine est prolifique. Elle s’essaie aux pièces radiophoniques avec Le Silence, en 1964 et Le Mensonge en 1966, mais aussi aux pièces de théâtre (Isma ou ce qui s’appelle rien, en 1970, C’est beau, en 1973, Elle est là, en 1980 ou encore Pour un oui ou pour un non en 1982).

Mais ce sont ses romans qui lui valent un succès reconnu par la critique et le monde littéraire. Nathalie Sarraute décide d’explorer le domaine de l’indicible, de l’inénarrable et de l’implicite. Elle fait davantage usage des silences, des insinuations, des points de suspension. Elle cherche à explorer le flux de conscience, cette « substance fluide qui circule chez tous, passe des uns aux autres franchissant des barrières arbitrairement tracées » (Nathalie Sarraute, « Ce que je cherche à faire », communication au Colloque de Cerisy, 1972),

Elle publie une série de romans (Vous les entendez ? en 1972, « disent les imbéciles » en 1976, l’Usage de la parole en 1980, Enfance en 1983, Tu ne t’aimes pas en 1989, Ici en 1995 et Ouvrez en 1997), qui lui valent de dépasser les frontières françaises. Mais surtout, elle est couverte du plus grand des honneurs, entrer dans la Bibliothèque de la Pléiade de son vivant : ses Œuvres complètes y paraissent en 1996. Elle meurt trois ans plus tard, à l’âge de 99 ans.

L’œuvre de Nathalie Sarraute

Mon premier livre contenait en germe tout ce que, dans mes ouvrages suivants, je n’ai cessé de développer. Les tropismes ont continué d’être la substance vivante de tous mes livres.

Nathalie Sarraute, préface à L’Ere du soupçon, Gallimard, 1964

Ce qui intéresse Nathalie Sarraute, et qui transparait dès son recueil de textes Tropismes, puis plus vivement encore dans Portrait d’un inconnu, son premier roman écrit pendant la Seconde Guerre mondiale, ce sont les « drames microscopiques » dont sont tissées les relations humaines et qui sous-tendent tous nos rapports. L’écrivain traque ce qui échappe aux lieux communs et aux conventions, c’est-à-dire, plus que les non-dits, ce qu’on appelle les « sous-conversations ».

Se réclamant de Dostoïevski, de Proust, Joyce ou encore Virginia Woolf, Nathalie Sarraute conteste dans son œuvre l’héritage d’une littérature romanesque classique fondée sur une histoire et des personnages à la Balzac pour lui préférer une liberté dans la structure du récit et dans la conception de ses personnages. Ces derniers sont souvent anonymes, réduits à des « ils » et des « elles » et seuls compte leurs flux de conscience, leurs dialogues qui ressemblent à des monologues intérieurs.

Pour autant, Nathalie Sarraute a su reconnaître chez Flaubert, dont la prose passait pour nouvelle à son époque, mais considéré comme classique au XXe, un précurseur du roman moderne. Elle admire chez lui les descriptions par lesquelles « sa fameuse objectivité et sa beauté formelle se réalisent » :

S’il fallait apporter la preuve que ce qui compte en littérature, c’est la mise au jour, ou la re-création d’une substance psychique nouvelle, aucune œuvre, mieux que Madame Bovary, ne pourrait la fournir. […] Cet élément neuf, cette réalité inconnue dont Flaubert, le premier, a fait la substance de son œuvre, c’est ce qu’on a nommé depuis l’inauthentique.

Nathalie Sarraute, « Flaubert le précurseur », Preuves, février 1965.

L’Ère du soupçon

Considéré à rebours comme un manifeste du « Nouveau Roman » (le terme vient tout juste d’apparaître dans la presse et sera plus tard repris par la critique), L’Ère du soupçon est le roman qui vaut à Nathalie Sarraute de se faire reconnaître par ses pairs, notamment Michel Butor et Alain Robbe-Grillet.

La réflexion menée par Nathalie Sarraute est métapoétique. Dans L’Ère du soupçon, elle met en place une esthétique de l’activité créatrice, tant et si bien que ce recueil de quatre essais tient lieu tant de manifeste et d’art poétique. De fait, on y trouve à la fois un regard acerbe, parfois polémique et ironique porté sur le roman en tant que genre et objet littéraire, d’autre part, les essais abordent la question intime de la relation entre le créateur et l’œuvre en train de s’écrire.

La question que Nathalie Sarraute se pose concernant le roman s’inscrit dans la démarche initiée par les artistes avant-gardes de la première moitié du XXe siècle (les surréalistes en particulier) qui voient dans le roman un genre à proscrire, dépassé et caduc. Pourtant, durant les années d’après-guerre, on constate une recrudescence du genre, pris en main par de jeunes auteurs.

Nathalie Sarraute, plutôt que de s’inscrire en rupture vis-à-vis du genre, s’attache à un renouvellement de ce dernier. Dans L’Ère du soupçon, où le roman retrouve ses lettres de noblesse sous la plume de cette « nouvelle romancière », on découvre une Nathalie Sarraute plus réformiste que révolutionnaire.

Nathalie Sarraute réhabilite le genre en conservant certaines caractéristiques traditionnelles (que sont le dialogue, la psychologie ou le réalisme) tout en délaissant les formes anciennes (les « types » en psychologie et les « études de caractère », etc.), qu’elle considère comme figées dans un académisme lourd. Elle leur préfère les caractères singuliers, échappant à toute généralisation.

Car c’est surtout le personnage traditionnel de roman qui est ici mis en cause, soupçonné. C’est pourquoi elle aborde la question tant du point de vue de la création que de la réception. Elle fait un diagnostic de la vision qu’ont l’auteur et le lecteur contemporains du personnage de roman – fixé par Balzac puis malmené par les surréalistes et enfin transmué par Kafka (dont le personnage principal s’appelle « K. ») – ainsi que le scepticisme avec lequel ils le considèrent :

Non seulement [l’auteur et le lecteur] se méfient du personnage de roman, mais, à travers lui, ils se méfient l’un de l’autre. Il était le terrain d’entente, la base solide d’où ils pouvaient d’un commun effort s’élancer vers des recherches et des découvertes nouvelles […] Quand on examine sa situation actuelle, on est tenté de se dire qu’elle illustre à merveille le mot de Stendhal : « le génie du soupçon est entré dans le monde ». Nous sommes entrés dans l’ère du soupçon.

Nathalie Sarraute, L’ère du soupçon

L’Enfance

En 1983, Nathalie Sarraute publie Enfance, un ouvrage autobiographique dans lequel elle dialogue avec son double. Cette œuvre fait revivre le monde des émigrés russes à Paris, qui fut le sien au début du XXe siècle. En écrivant Enfance, Nathalie Sarraute s’éloigne du courant du Nouveau Roman qui se trouve aux antipodes des tentatives autobiographiques.

Ce recueil, fait de scènes isolées par le biais desquelles l’écrivaine tente de reconstituer son enfance, sa personnalité, son caractère, se présente comme une introspection à travers les sensations : les premiers mots, le plaisir lié à la lecture, les premiers exercices d’écriture.

Ici, contrairement à la doctrine du Nouveau Roman qui veut que l’auteur ne cède pas à la facilité d’événements prévisibles et qui ne laissent pas de place à la rigueur de l’invention et du travail des mots, Nathalie Sarraute met en avant plusieurs souvenirs, laissant de côté la rigueur de l’invention.

Elle s’en explique dans l’Incipit : « c’est encore tout vacillant, aucun mot écrit, aucune parole ne l’ont encore touché, il me semble que ça palpite faiblement… hors des mots… comme toujours… des petits bouts de quelque chose d’encore vivant… je voudrais, avant qu’ils disparaissent...» (Nathalie Sarraute, L’Enfance, incipit)

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Violaine Epitalon

Violaine Epitalon

Violaine Epitalon est journaliste, titulaire d'un Master en lettres classiques et en littérature comparée et spécialisée en linguistique, philosophie antique et anecdotes abracadabrantesques.

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