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Rien n’est su, de Sabine Garrigues : le 13 novembre et la poésie

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D’un récit grave et bouleversant, Sabine Garrigues, comédienne et professeure de yoga, fait émerger une forme poétique lumineuse – et irréductiblement vivante. 

En 2015, la fille de Sabine Garrigues, Suzon, vingt-et-un ans, perd la vie dans les attentats du Bataclan, à Paris. Au fil des ans, cette « mère d’une fille morte » compose Rien n’est su, dont une première version est devenue, l’année dernière, une pièce radiophonique pour France Culture sous le titre Nuit de guerre à Paris

Bien sûr, « il y aura toujours ces corps laissés-là sur le sol de cette salle de concert ». Bien sûr, la violence, la brutalité et la mort – la guerre, en fait – ont fait irruption dans sa vie. Mais les yeux de Sabine Garrigues ne sont définitivement « pas faits pour pleurer ». Tout s’est écroulé, certes, mais « non vraiment chialer c’est pas [s]on truc ». Alors au cauchemar de cette nuit du 13 novembre, à l’insoutenable manque de Suzon, la poétesse répond par l’amour inconditionnel d’une mère pour sa fille, par l’obstination à vivre.

la vie c’est nous
on ne peut pas s’en extraire
et la force peut se puiser dans la mort
alors on se penche sur sa plaie béante
celle qu’on n’a pas encore osé regarder
et c’est elle qu’on va aller lécher
ce sang qui coule de nous
ce lait maternel
que la mort a généré

Rien n’est su ne raconte donc pas seulement la tragédie, le terrible enchaînement des évènements, Suzon introuvable puis déclarée morte, l’institut médico-légal. Sans majuscule ni ponctuation, ce que fait advenir la poésie de Sabine Garrigues, c’est surtout l’Inde, que la mère a fait découvrir à ses enfants, le festival d’Avignon où elle s’est rendue avec sa fille ; mais aussi l’Algérie, dont elle ne sait rien mais où son père est né, et dont sont en partie originaires les trois terroristes islamistes français qui ont commis les attentats.

Et alors qu’elle s’applique à cette « gymnastique de chaque instant » que requiert « le grand écart entre les vivants et les morts », l’autrice prend acte de la puissance de la vie qui demeure et du lien qui l’unit à sa fille. Sans que jamais ne s’immisce dans ses mots la moindre trace de haine ou de désir de vengeance, Sabine Garrigues explore et rend compte de la beauté du monde – de ce monde dans lequel l’intolérable advient, qui comprend le vide et la douleur, mais dans lequel la vie s’obstine. 

comment ce qui est toi à présent est en lien avec
moi qui suis ta mère
là maintenant ?
ces bonds dans mon utérus chaque nuit
sans sommeil
cet utérus qui passe de rien à surchauffe
des stigmates à jamais de ta poussée en moi ?
de ton assemblage en moi ?
de ton sang qui s’installe en toi dans moi ?
de tes réseaux de vie qui se préparent à cette
traversée dont on ignore en ces moments
d’insouciance et de joie ce qu’elle a d’éphémère
d’aléatoire

Acheter le livre :

Rien n’est su, de Sabine Garrigues, Le Tripode, 128 p., 13 €. En librairie le 14/09/2023. Trouver le livre chez un libraire indépendant >

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Sophie Benard

Sophie Benard

De formation philosophique, Sophie Benard est désormais critique littéraire (Le Monde des livres) et journaliste (Slate, Les Inrocks).

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Sujets :  critique littéraire

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