Pierre Loti : vie et œuvre
Pierre Loti (1850-1923) connut un grand succès au cours du XXe siècle. Romancier-peintre dont chaque description de paysage prend des airs d’aquarelle impressionniste, voyageur hanté par les fantômes et les couleurs de la Turquie, officier de marine constamment en vadrouille en sa Charente-Maritime natale et les terres d’Extrême-Orient, il fut très adulé de son vivant.
Mais l’œuvre de Pierre Loti n’a pas échappé aux dommages du temps : elle est aujourd’hui souvent considérée comme désuète, dépassée et reléguée à la catégorie des romans de jeunesse. Auteur très lu au XXe siècle, ses romans font montre aujourd’hui d’une certaine naïveté et sont parfois condamnés lorsqu’on y décèle une forme de complaisance pour un exotisme colonialiste.
Néanmoins, ses romans – en grande partie autobiographiques, mais dont il est souvent difficile de déceler le vrai du faux – sont une invitation au voyage, entre récit romantique, tableau bucolique et péripéties fantasques, épopée « fin de siècle » entre la sensuelle Constantinople, le mont Sinaï, les brumes d’Islande et les paysages mélancoliques de son Rochefort natal. Il suivait, sans le savoir, l’aspiration célinienne : « Voyager, c’est bien utile, ça fait travailler l’imagination. Tout le reste n’est que déception et fatigue ». (Voyage au bout de la nuit)
Cet article est l’occasion de s’intéresser à cet auteur alors que nous commémorons le centenaire de sa disparition.
Qui est Pierre Loti ?
Julien Viaud, futur Pierre Loti, naît le 14 janvier 1850 à Rochefort, en Charente-Maritime. Son père, Théodore Viaud, est un homme de lettres et travaille à la mairie de Rochefort. Sa mère, Nadine Texier, est une fervente protestante : elle élève ses enfants dans la Foi et les jeunes années de Pierre Loti sont alimentées des récits de persécutions de ses ancêtres après la Révocation de l’Edit de Nantes (Edit de Fontainebleau, en 1685). Ces histoires le marquent beaucoup et, toute sa vie durant, il suit les préceptes de la religion protestante.
D’ailleurs, à l’âge de dix ans, alors que le jeune Julien passe une enfance austère (entre la lecture de la Bible, une scolarité médiocre et des visites régulières à ses grands-mères sur l’île d’Oléron), le futur écrivain affirme sa volonté de devenir pasteur. Seule échappatoire, la proximité avec la mer. En 1863, il décide d’entrer dans la marine.
Destiné par ses parents à faire Polytechnique, la famille se trouve en proie à des difficultés financières en 1866 (le père de famille est accusé à tort de vol), et Julien part finalement à Paris pour préparer l’École navale au Lycée Napoléon (Henri IV). Julien y connaît la solitude et commence la rédaction d’un journal intime. L’année suivante, il est reçu à l’Ecole Navale et embarque dès 1869 pour son tout premier voyage en Méditerranée.
Le père de Julien meurt en 1870, mais la carrière de marin du jeune garçon commence, ainsi que sa découverte de nouveaux pays qui alimente ses premiers élans romanesques. Il écrit régulièrement pour des journaux de la métropole, qu’il illustre lui-même. En 1879, le roman Aziyadé paraît de façon anonyme (il retrace l’aventure d’inspiration autobiographique bien qu’invraisemblable d’un marin amoureux d’une odalisque turque).
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Le roman ne connaît pas un grand succès, mais marque le début de la grande fascination exercée par la Turquie sur l’écrivain. Ce premier livre est suivi par un second, en 1880, Le Mariage de Loti, qui assure un certain succès à son auteur : Pierre Loti est né.
Le romancier impressionniste
Le pseudonyme que se donne l’écrivain lui vient surtout de ses équipées en terres étrangères. En 1871, il embarque pour Tahiti. Après avoir fait escale avec sa frégate le Flore sur l’île de Pâques, il aurait fait la rencontre de la reine Pomaré qui lui donne alors le surnom Loti, du nom d’une fleur tropicale.
En 1881, Pierre Loti est promu lieutenant de vaisseau et publie son premier roman officiellement signé « Pierre Loti » : Le Roman d’un spahi. A partir de ces premières publications, l’œuvre de Loti suit la logique suivante : chacun de ses romans est dédié à la découverte d’un pays.
Régulièrement embarqué dans le cadre de ses fonctions, l’écrivain se passionne pour les mœurs, les paysages et les habitants de chaque nouveau territoire.
La carrière littéraire de Pierre Loti décolle véritablement lorsque Madame Juliette Adam, écrivaine et polémiste française, directrice de la Nouvelle Revue, l’introduit dans les salons parisiens. Pierre Loti poursuit aussi sa vie de lieutenant de vaisseau et voyage loin, souvent en Extrême Orient : Tonkin, Saïgon, Formose, le Japon…
Entre ses voyages, Pierre Loti revient régulièrement dans sa maison natale de Rochefort. Découvrant ensuite la Bretagne, il s’en inspire pour écrire ses ouvrages les plus célèbres : Mon Frère Yves (en 1883) et Pêcheurs d’Islande (en 1886).
Dans ces deux romans, l’on décèle un rapport particulier de l’auteur à la « mer-mort », qui confère aux récits un climat tragique, mais aussi un voile onirique. Dans son Journal intime, il écrit : « Il m’en restera, comme d’un rêve, des impressions mélancoliques et bizarres » (21 décembre 1882).
On retrouve le Japon dans un ouvrage publié en 1887, Madame Chrysanthème, dont l’action se situe à Nagasaki et qui raconte son étrange mariage temporaire avec une Japonaise de dix-huit ans. En 1886, de retour en France, Pierre Loti se marie avec Blanche Franc de Ferrière. En 1890, il publie Le Roman d’un Enfant, roman dans lequel il se rappelle une enfance solitaire et triste.
En 1891, c’est la consécration pour l’écrivain qui est élu à l’Académie française contre Zola, bien qu’Anatole France ait tout fait pour discréditer le naturaliste. Pierre Loti devient le « plus jeune immortel de France ». Un an plus tard, l’écrivain achète une propriété à Hendaye et découvre le Pays basque, où il puise l’inspiration pour écrire Ramuntcho, l’histoire bucolique d’un jeune berger, publiée en 1896.
Durant ses dernières années, il retrouve les terres d’Extrême Orient qui l’ont toujours fasciné. Après un pèlerinage en Terre Sainte en 1894 – Pierre Loti a passé une nuit au Jardin des Oliviers mais revient déçu de cette expérience religieuse, il écrit sur ce sujet : « personne ne me voit, personne ne m’écoute, personne ne me répond » –, l’écrivain repart pour un séjour long de deux ans.
Affecté à bord du Redoutable, il passe par la Turquie et l’Egypte et fait la découverte d’Angkor. Il tire plusieurs romans de cette expédition : Les Derniers jours de Pékin (1902), Vers Ispahan (1904), La Mort de Philae (1908) et Le Pèlerin d’Angkor, écrit en 1901 mais publié en 1912. Sans oublier l’un de ses plus grands succès, Les Désenchantées, publié en 1906 et dans lequel Loti se fait la voix des femmes des harems d’Istanbul, durant les toutes dernières heures de l’empire Ottoman.
Durant la guerre, il demande à être mobilisé et est affecté comme agent de liaison auprès du général Gallieni. Durant quatre ans, il publie des reportages de guerre ainsi que plusieurs récits qui visent à soutenir la cause des Alliés (La Hyène enragée, L’Horreur allemande…) Il reçoit la grand-croix de la Légion d’Honneur en 1922 et meurt l’année suivante, dans sa propriété d’Hendaye où il s’est définitivement retiré.
L’œuvre de Pierre Loti
De l’œuvre de Pierre Loti se dégage, malgré un tableau presque naïf de ce qui l’entoure, un pessimisme déroutant mais constitutif d’une fin de siècle : l’homme, insatisfait de son quotidien, s’échappe au travers de voyages empreints d’exotisme et de merveilleux.
Amoureux de la mer et de ce qui représente pour lui l’inatteignable, Pierre Loti tente de se dégager de la pesanteur des jours et du temps qui passe. « Je ne sais pas si beaucoup d’hommes ont comme moi depuis l’enfance pressenti toute leur vie. Rien ne m’est arrivé que je n’aie obscurément prévu dans mes premières années », écrit-il.
Le roman-peinture
Enfant de son temps, Pierre Loti fait s’entremêler, dans ses romans, l’aspiration à l’ailleurs et la nécessité du ressouvenir, mouvement de double hélice qui hante sa production romanesque.
Pierre Loti fait aussi ce constat : « J’ai la nostalgie d’ici et d’ailleurs ; je voudrais vivre là-bas et ici. Je sens fuir, fuir, la vie trop rapide… » Chacun des romans de Pierre Loti correspond d’ailleurs à un pays différent. On y trouve une étude personnelle et romanesque – presque fantasque – de ces cultures qu’il découvre. Mu par une vision nihiliste du monde, Pierre Loti trouve sa réponse dans l’altérité, non pas intellectuelle, mais sensible. C’est en plein cœur de l’Empire ottoman qu’il trouve cette sensualité dans laquelle il se réfugie, qui lui permet de faire de sa vie un roman ; et qu’on retrouve par exemple dans Aziyadé.
Guidé par ce besoin de conserver le souvenir, Pierre Loti puise dans sa propre vie pour en faire une matière romanesque (comme fera Céline plus tard, partant de Sigmaringen pour écrire D’un château l’autre en 1957). Dans Prime jeunesse (suite autobiographique de Roman d’un enfant, publié en 1900), Pierre Loti raconte :
Avec une obstination puérile et désolée, depuis ma prime jeunesse, je me suis épuisé à vouloir fixer tout ce qui passe, et ce vain effort de chaque jour aura contribué à l’usure de ma vie. J’ai voulu arrêter le temps, reconstituer des aspects effacés, conserver de vieilles demeures, prolonger des arbres à bout de sève, éterniser jusqu’à d’humbles choses qui n’auraient dû être qu’éphémères, mais auxquelles j’ai donné la durée fantomatique des momies et qui à présent m’épouvantent…
Pierre Loti, Prime jeunesse
De plus, on ne peut que souligner le rapport étroit qu’entretient la plume de Pierre Loti avec la peinture. Les couleurs d’Orient dont son empreints ses livres font penser aux tableaux de Delacroix, Decamps, aux orientalistes…
Obsédé par ce besoin de retranscrire son vécu sous forme d’impressions, Pierre Loti est pour autant attaché aux notions d’unité et de clarté. « Je voudrais arriver à l’extrême poésie dans l’extrême simplicité », dit-il dans une lettre à Juliette Adam, datée du 15 octobre 1885. C’est pourquoi ses livres entretiennent un rapport ambigu avec le genre romanesque.
« Je crains que Au Large ne soit une série d’impressions quelconque, écrit-il encore, comme Les Propos d’exil, et non un roman ». Sa perfection du détail le pousse à oublier les conventions et les règles du genre romanesque et à trouver un équilibre fragile entre l’autobiographie et la fiction.
Enfin, si la plupart des ouvrages de Pierre Loti ont été relégués au rang de romans de jeunesse, on ne peut pour autant nier la valeur ethnographique de ces derniers. Dans Pêcheur d’Islande, par exemple, où l’écrivain fait le tableau de la micro-société côtière de Paimpol (Côtes-d’Armor). Il y décrit l’épopée maritime que fut la « grande pêche » et, pour écrire ce roman, s’est appuyé sur une documentation rigoureuse (on a retrouvé un échange de lettres entre le romancier et Huchet du Guermeur, armateur à Paimpol, dans laquelle l’auteur demande des précisions, par exemple sur les horaires de lever et de coucher du soleil en Islande).
Réception des romans de Pierre Loti
Loti a écrit des livres simples, beaux et vides comme la vie, et il y a dans Le Pêcheur d’Islande, en même temps que l’amour de la vérité, un souci de plein air, un grand souffle de poésie agreste et maritime.
Mirbeau, revue Gil Blas, 13 juillet 1886
Le dernier livre de M. Pierre Loti, Le Pêcheur d’Islande, nous donne cette note attendrie, jolie, captivante, mais inexacte qui doit, par le contraste voulu avec les observations cruelles et sans charme auxquelles nous sommes accoutumés, faire partie de son grand succès.
Maupassant, Gil Blas, 6 juillet 1886
D’autres avant lui nous avaient entraînés sur tous les océans et sur tous les fleuves. Mais personne que Loti n’a éclairé pour nous les ténèbres de ces cœurs sauvages : Yves, Ramuntcho, spahis, quartiers-maîtres, pêcheurs, êtres frustes, oiseaux farouches, grands albatros, qu’il a un instant capturés et retenus. Loti avait certes le droit, comme il le fit, de haïr le naturalisme : l’œuvre d’un Zola, d’un Maupassant, calomnie le paysan et l’ouvrier. Lui seul, à travers les grossièretés, les brutalités de surface, a atteint cette âme vierge du peuple, cette terre inconnue dont aucune culture n’a changé l’aspect éternel, cette mer qui, en dépit des pires violences, a sa douceur secrète, sa bonté sans ruse, ses longues fidélités.
Mauriac, Le Roman, 1928