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Racine, Phèdre, Acte I, scène 3 : commentaire de texte

ŒNONE.
Quoi ! de quelques remords êtes-vous déchirée ?
Quel crime a pu produire un trouble si pressant ?
Vos mains n’ont point trempé dans le sang innocent ?

PHÈDRE.
Grâces au ciel, mes mains ne sont point criminelles.
Plût aux dieux que mon cœur fût innocent comme elles !

ŒNONE.
Et quel affreux projet avez-vous enfanté
Dont votre cœur encor doive être épouvanté ?

PHÈDRE.
Je t’en ai dit assez : épargne-moi le reste.
Je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste.

ŒNONE.
Mourez donc, et gardez un silence inhumain ;
Mais pour fermer vos yeux cherchez une autre main.
Quoiqu’il vous reste à peine une faible lumière,
Mon âme chez les morts descendra la première ;
Mille chemins ouverts y conduisent toujours,
Et ma juste douleur choisira les plus courts.

Cruelle ! quand ma foi vous a-t-elle déçue ?
Songez-vous qu’en naissant mes bras vous ont reçue ?
Mon pays, mes enfants, pour vous j’ai tout quitté.
Réserviez-vous ce prix à ma fidélité ?

PHÈDRE.
Quel fruit espères-tu de tant de violence ?
Tu frémiras d’horreur si je romps le silence.

ŒNONE.
Et que me direz-vous qui ne cède, grands dieux !
À l’horreur de vous voir expirer à mes yeux ?

PHÈDRE.
Quand tu sauras mon crime et le sort qui m’accable,
Je n’en mourrai pas moins : j’en mourrai plus coupable.

ŒNONE.
Madame, au nom des pleurs que pour vous j’ai versés,
Par vos faibles genoux que je tiens embrassés,
Délivrez mon esprit de ce funeste doute.

PHÈDRE.
Tu le veux ? lève-toi.

ŒNONE.
Parlez : je vous écoute.

PHÈDRE.
Ciel ! que lui vais-je dire ? et par où commencer ?

ŒNONE.
Par de vaines frayeurs cessez de m’offenser.

PHÈDRE.
Ô haine de Vénus ! ô fatale colère !
Dans quels égarements l’amour jeta ma mère !

ŒNONE.
Oublions-les, madame ; et qu’à tout l’avenir
Un silence éternel cache ce souvenir.

PHÈDRE.
Ariane, ma sœur ! de quel amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !

ŒNONE.
Que faites-vous, madame ? et quel mortel ennui
Contre tout votre sang vous anime aujourd’hui ?

PHÈDRE.
Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorable
Je péris la dernière et la plus misérable.

ŒNONE.
Aimez-vous ?

PHÈDRE.
De l’amour j’ai toutes les fureurs.

ŒNONE.
Pour qui ?

PHÈDRE.
Tu vas ouïr le comble des horreurs…
J’aime… À ce nom fatal, je tremble, je frissonne.
J’aime…

ŒNONE.
Qui ?

PHÈDRE.
Tu connais ce fils de l’Amazone,
Ce prince si longtemps par moi-même opprimé…

ŒNONE.
Hippolyte ? Grands dieux !

PHÈDRE.
C’est toi qui l’as nommé !

ŒNONE.
Juste ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace !
Ô désespoir ! ô crime ! ô déplorable race !
Voyage infortuné ! Rivage malheureux,
Fallait-il approcher de tes bords dangereux !

Racine, Phèdre, Acte I, scène 3

Introduction

Inspirée d’une pièce antique d’Euripide, Phèdre est la tragédie la plus connue de Racine. Le dramaturge y explore la passion amoureuse et ses conséquences destructrices. Phèdre est l’épouse du roi Thésée, mais elle est éprise de son beau-fils Hippolyte. Cette passion est considérée comme incestueuse et contraire aux bonnes mœurs.

La scène 3 de l’acte I marque la première apparition de Phèdre. Oenone, sa servante et confidente, s’inquiète de son état de santé dégradé et l’interroge sur les causes de son mal-être. L’extrait que nous étudions conduit progressivement à l’aveu.

En quoi le passage illustre-t-il la conception racinienne de la passion amoureuse ? C’est ce que nous montrerons en étudiant la dynamique théâtrale du passage, puis en analysant comment Racine utilise l’aveu en tant que moteur de l’action tragique.

I - La dynamique théâtrale du passage et le mécanisme de l’aveu

La structure de l’extrait est soigneusement choisie pour suggérer la difficulté de l’aveu qu’arrache Oenone à Phèdre. Cette dernière souhaite garder le silence et taire les raisons de sa souffrance. Il faut toute la persuasion de sa confidente et son insistance pour faire émerger la vérité, tandis que la scène gagne en intensité, réplique après réplique. La dynamique théâtrale de la scène tire sa puissance de la relation entre les deux personnages.

Fonction d’Oenone, figure de la confidente

L’aveu est une thématique fréquemment abordée dans les pièces de théâtre, et plus particulièrement dans les tragédies de l’époque classique. Le héros tragique porte le poids d’un secret dont la révélation scelle souvent son destin. C’est le cas du secret de Phèdre, qui cherche à cacher son amour incestueux pour Hippolyte. Mais son mal-être ne peut échapper à sa servante et confidente, Oenone. Racine s’appuie sur la relation entre les deux personnages pour construire une scène d’aveu participant à l’exposition théâtrale. C’est grâce à la servante de Phèdre que le public peut être informé du conflit tragique qui afflige l’héroïne.

La fonction d’Oenone est de conduire Phèdre à avouer la vérité. Les répliques de la servante sont dès le début du passage constituées de questions. La première réplique en comporte deux, qui épousent le mètre de l’alexandrin : « Quoi ! de quelques remords êtes-vous déchirée ? / Quel crime a pu produire un trouble si pressant ? ».

L’affirmation apparente du troisième vers constitue quant à elle une question indirecte : « Vos mains n’ont point trempé dans le sang innocent ». Au fil du passage, les questions se multiplient, se font plus inquisitrices. Elles se raccourcissent au moment où la tension est à son comble, pour adopter le mode de la stichomythie : « Aimez-vous », « Pour qui ? » et enfin « Qui ? » A d’autres moments, Oenone relance la mécanique de l’aveu : « Parlez, je vous écoute ». 

La relation entre Oenone et Phèdre

Racine fait d’Oenone la nourrice de Phèdre. Il s’agit donc d’une servante, mais qui est très proche de l’héroïne tragique. La relation entre les deux personnages révèle à la fois l’influence d’Oenone sur Phèdre et la différence de statut. Ainsi, Phèdre tutoie Oenone, pour marquer la différence de position sociale : « Je t’en ai dit assez : épargne-moi le reste. » A l’inverse, Oenone vouvoie sa maîtresse : « quel affreux projet avez-vous enfanté ? » La servante emploie, comme nous l’avons vu, l’interrogation. Elle avance dans ses questions de manière progressive et prudente. Elle s’adresse à sa maîtresse avec respect, en l’appelant à plusieurs reprises « madame ». Phèdre, quant à elle, a recours à l’impératif : « Epargne-moi, lève-toi ! »

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Néanmoins, il ne s’agit là que de conventions imposées par le cadre social et la véritable nature des relations entre Oenone et Phèdre apparaît comme plus complexe. Ainsi, Oenone parvient à ses fins parce qu’elle a un véritable ascendant sur Phèdre. Une courte tirade de la servante, au centre du passage, explore cet ascendant. Oenone rappelle ainsi que c’est elle qui a tenu l’héroïne tragique dans ses bras à la naissance (vers 17). Voyant que Phèdre fait peu de cas de sa propre vie et se laisse mourir, la nourrice a recours au chantage affectif, en annonçant qu’elle préfère se suicider que de voir sa maîtresse dépérir : « Mon âme chez les morts descendra la première. » De même, elle reproche à Phèdre son ingratitude dans les deux derniers vers de sa tirade.

Si l’aveu a lieu, c’est principalement parce que Phèdre, dans un état de faiblesse, retrouve un réflexe d’enfant et confie le secret de son amour interdit à Oenone. 

Structure de l’extrait

La scène de l’aveu de Phèdre est soigneusement organisée et structurée. Il s’agit d’un moment où les émotions sont à leur paroxysme. Les deux personnages ont du mal à s’écouter l’un l’autre et tendent à répondre à des questions par d’autres questions. A plusieurs reprises, Racine emprunte le rythme de sa scène à la stichomythie (dialogue dans lequel chaque réplique correspond à un vers) des tragédies antiques, avec des répliques très brèves comme on peut en observer de « Tu le veux… » à « ...m’offenser » ou encore de « Aimez-vous… » à « Qui ? ». Ces passages rapides alternent avec des passages plus lents, où le dialogue semble comme bloqué. C’est ce qui permet au dramaturge d’évoquer la fermeté de Phèdre, décidée à ne pas révéler son conflit : « je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste. »

La dynamique interne de la scène s’appuie sur une succession de phases clairement délimitées. Ainsi, du vers 1 au vers 9, le questionnement d’Oenone se heurte au refus de Phèdre. La servante développe alors ses sentiments dans une brève tirade, qui fait basculer la situation (vers 10 à 19). Phèdre cherche encore à repousser l’aveu, mais elle a déjà, en quelque sorte, cédé (vers 20 à 28) et ne peut plus que temporiser. L’aveu à proprement parler a lieu de « Tu le veux » à « opprimé ». 

Une fois qu’Hippolyte est clairement identifié, Racine laisse à Oenone le soin de souligner l’horreur d’une situation qu’elle a elle-même provoquée. Alors qu’elle s’attendait à pouvoir consoler Phèdre comme elle le faisait quand cette dernière était enfant, la nourrice se rend compte que le conflit la dépasse et qu’elle est impuissante. Le questionnement laisse alors place à l’émotion sous la forme de nombreuses exclamations : 

Juste ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace !
Ô désespoir ! ô crime ! ô déplorable race !
Voyage infortuné ! Rivage malheureux,
Fallait-il approcher de tes bords dangereux !

Cette scène d’aveu ménage soigneusement ses effets. Racine fait monter progressivement la tension, jusqu’aux exclamations finales d’Oenone. Cette dernière déclenche sans le vouloir des événements qui la dépassent.

II - L’aveu de Phèdre comme moteur de l’action tragique

Dans une tragédie classique, l’acte premier est consacré à l’exposition. Il s’agit pour l’auteur d’informer le spectateur de la situation, de lui présenter les personnages et de mettre en place les éléments de l’action qui vont conduire au nœud. La scène 3 de l’acte I de Phèdre répond à ces critères. Nous avons vu que Racine nous y présente les liens qui unissent sa protagoniste à la confidente. L’aveu nous informe sur la situation au début de la pièce et sur les raisons de la mystérieuse maladie qui fait dépérir Phèdre. Mais la scène contribue surtout à mettre en place le mécanisme tragique.

L’amour passion et la mort

Dès la première apparition de Phèdre sur scène, Racine lie étroitement son personnage à l’amour passion et à la mort. Ces deux forces sont en principe contradictoires, mais il n’en va pas de même pour l’héroïne de la pièce, pour qui elles sont intimement liées. La thématique de l’amour apparaît au vers 5, lorsque Phèdre évoque son « coeur ». Le thème est repris sous forme de périphrase, après la tirade d’Oenone : « Quand tu sauras mon crime, et le sort qui m’accable, / Je n’en mourrai pas moins… » L’amour pour Hippolyte est perçu comme criminel, c’est ce qui scelle le destin de Phèdre (« le sort ») et conduit à la mort.

L’association entre l’amour et le trépas se retrouve dans l’évocation mythologique du destin d’Ariane, sœur de Phèdre, morte de chagrin pour avoir été trahie par Thésée : « Ariane, ma soeur, de quel amour blessée / Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée. » On relève par ailleurs deux allusions à Vénus, déesse de l’amour. Racine rappelle que dans la mythologie grecque, la famille de Phèdre est poursuivie par la vindicte de la déesse, en raison des amours contre nature de sa mère avec un taureau.

Le dramaturge inscrit donc sa scène dans le cadre plus général du contexte mythologique. Mais il propose aussi une lecture de l’amour passion caractéristique de la pensée du XVIIe siècle et plus particulièrement de la conception janséniste du monde, pour qui la passion est une forme de maladie ou de folie. Cette dimension transparaît dans le champ lexical des émotions, qui sont toutes paroxystiques : « fureur, colère, trouble, violence, horreur ». Il évoque la même idée dans la répétition compulsive de l’expression « j’aime » (trois fois). La personne aimée importe peu, Phèdre est centrée sur elle-même. Elle ne nomme pas Hippolyte mais le désigne par la périphrase « ce fils de l’Amazone ». C’est Oenone qui identifie le jeune homme.

La dynamique tragique de l’aveu

L’aveu de Phèdre et le moment précis où Hippolyte est nommé permettent à Racine de mettre en marche le processus tragique. On notera l’expression « ce nom fatal », qu’utilise Phèdre avant la périphrase « ce fils de  l’Amazone ». Racine explore ici le pouvoir de la parole dans le mécanisme tragique. L’aveu est une parole qu’il ne faudrait pas prononcer, le nom d’Hippolyte ne devrait pas être dit à haute voix, au risque de provoquer le sort. L’adjectif « fatal » annonce clairement la tonalité de la pièce et le destin de Phèdre. Ainsi, selon Roland Barthes, la faute ne réside pas dans les sentiments de l’héroïne, mais dans l’aveu lui-même. Phèdre en a d’ailleurs conscience, puisqu’elle préfère la mort à « un aveu si funeste ».

C’est pourquoi tout au long du passage l’héroïne est partagée entre l’envie de parler et la nécessité de se taire, pour se préserver : « tu frémiras d’horreur si je romps le silence. » L’aveu achève de mener le personnage dans une impasse, dont la seule issue est la mort, comme le montre le parallélisme des deux hémistiches dans le vers « je n’en mourrai pas moins, j’en mourrai plus coupable. » L’issue de la pièce est claire. Oenone ne peut sauver sa maîtresse, dont elle ne pourra que partager la destinée : « mon âme chez les morts descendra la première. »

Racine associe le tragique au pathétique, pour présenter deux personnages en proie à des souffrances affectives intenses, face à l’impuissance qui est la leur. C’est Oenone, en particulier, qui souligne cette impuissance face au destin dans les exclamations qui concluent le passage : « Ô désespoir !  Ô Crime ! Voyage infortuné ! Rivage malheureux. » Elle fait ici référence au rivage de Trézène où a eu lieu la première rencontre de Phèdre et d’Hippolyte et où s’est produit le coup de foudre.

Annonces des formes du tragique dans la pièce

L’aveu de Phèdre fait apparaître au grand jour ce qui jusque-là était demeuré secret. L’amour interdit pour Hippolyte est dévoilé, même si ce n’est qu’à Oenone. Il ne peut plus être caché. C’est l’une des pistes que donne la scène. A ce moment de la pièce, il semble encore possible de garder le silence. Mais l’aveu à Oenone ouvre la voie à d’autres aveux. Phèdre est entrée dans une logique de dévoilement. Parce qu’elle accepte de révéler ses sentiments et de mettre son cœur à nu en présence de sa nourrice, l’héroïne s’inscrit désormais dans une position où il ne lui est plus possible de dissimuler ce qu’elle considère comme un « crime ». 

La tragédie débute à un moment où Phèdre a longtemps lutté contre ses sentiments et cette lutte a laissé des traces physiques. Elle est consumée par la passion, comme le montre le champ lexical des flammes : « brûler, feux, brûlait, fureur, ardent ». Face à ce feu qui la dévore, et qui d’ailleurs explique en partie le besoin de se confier à Oenone, son destin semble scellé.

Là encore, on assiste à une relecture racinienne du mythe de Phèdre : la passion est présentée comme destructrice, c’est le dévoilement de la faute qui devient le moteur du tragique, ce qui nous renvoie à une société dans laquelle les apparences ont une importance prépondérante. D’ailleurs, pour éviter de révéler son secret, Phèdre avait tout d’abord poursuivi Hippolyte de sa vindicte : « ce prince si longtemps par moi-même opprimé ». 

Ce n’est donc pas l’amour pour Hippolyte en lui-même qui constitue la faute de Phèdre, mais que cet amour considéré comme contre nature apparaisse aux yeux de tous. L’honneur de l’héroïne s’en trouve sali et il ne peut être lavé que par la mort, tout comme l’ancienne faute familiale. C’est pourquoi Phèdre annonce clairement son destin : « de ce sang déplorable, je péris la dernière, et la plus misérable. »

Conclusion

Cet extrait de la scène 3 de l’acte I tient une place essentielle dans l’exposition. Il s’agit du premier aveu de Phèdre, effectué dans un cadre privé et intime, puisque l’héroïne confie les causes de sa maladie à sa nourrice, Oenone. Racine met en place les éléments principaux de la mécanique tragique qui sous-tend sa pièce. Si la mort de Phèdre ne semble dès le début faire aucun doute, comment va-t-elle advenir ?

La scène se poursuit sur un second aveu, sous la forme d’une longue tirade dans laquelle Phèdre revient sur la rencontre avec Hippolyte et le coup de foudre qui l’a conduite dans la situation où elle se trouve. D’autres aveux suivront, en particulier à la scène 5 de l’acte II, l’aveu de Phèdre à Hippolyte. Ces scènes sont autant de clés de la pièce et conduisent inexorablement l’héroïne à la catastrophe finale.

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