Ronsard, Quand vous serez bien vieille : commentaire de texte
Sommaire
Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et filant,
Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant :
Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle.Lors, vous n’aurez servante oyant telle nouvelle,
Déjà sous le labeur à demi sommeillant,
Qui au bruit de mon nom ne s’aille réveillant,
Bénissant votre nom de louange immortelle.Je serai sous la terre et fantôme sans os :
Par les ombres myrteux je prendrai mon repos :
Vous serez au foyer une vieille accroupie,Regrettant mon amour et votre fier dédain.
Ronsard, Sonnets pour Hélène
Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain :
Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie.
Introduction
Dans son recueil des Sonnets pour Hélène, de 1578, le poète de la Pléiade Ronsard reprend un thème qu’il a traité vingt-cinq ans plus tôt dans l’ode à Cassandre, « Mignonne allons voir si la rose… ». Le sonnet « Quand vous serez bien vieille » est l’oeuvre du poète vieillissant, qui retrouve ici l’image de la rose éphémère pour inviter la femme qu’il courtise à profiter de sa jeunesse et de sa beauté. Le poème est cependant bien plus grave et n’a plus rien à voir avec la chanson légère d’autrefois.
Nous nous interrogerons sur la stratégie paradoxale de séduction mise en place par Ronsard. Nous examinerons cette problématique en nous penchant sur la composition du poème avant d’analyser le pouvoir de la poésie. Nous montrerons enfin comment l’Epicurisme est mis au service de la stratégie de séduction.
I - Composition du poème et stratégie de séduction
Tout comme « Mignonne allons voir si la rose », le poème « Quand vous serez bien vieille » s’adresse à une femme que le poète souhaite séduire. Pourtant, la stratégie de séduction est surprenante, pour ne pas dire paradoxale.
Composition du poème
« Quand vous serez bien vieille » est un sonnet, forme poétique qu’affectionnent particulièrement les poètes de la Pléiade. Ronsard a choisi une composition particulière, qui s’appuie sur la structure de cette forme fixe. Ainsi, au lieu d’évoquer la jeune femme en louant sa beauté, il débute par un tableau sombre, celui d’Hélène devenue vieille femme.
Il développe la vision d’une existence monotone et triste, livrée à la nostalgie de la jeunesse, au temps où Ronsard célébrait Hélène. Cette première étape de la stratégie de séduction peut sembler paradoxale. Elle est présentée dans le premier quatrain.
La deuxième strophe aborde la gloire du poète, qui grandit au fil des années. Sa célébrité est évoquée par l’image « au bruit de mon nom ». En d’autres termes, Ronsard oppose une beauté physique transitoire à la beauté immortelle des vers. Si le souvenir de la beauté d’Hélène est éternel, c’est parce que le poète l’a immortalisée dans son poème.
Quand la jeune femme sera « bien vieille », le temps des amours sera passé. Ronsard sera mort, il « prendra son repos » dans l’au-delà. Hélène sera vieillie et plongée dans les regrets. Le sonnet s’achève dans le second tercet par un appel à profiter de la vie, aux vers 13 et 14.
Une stratégie de séduction qui s’appuie sur l’opposition entre le présent et le futur
« Quand vous serez bien vieille » s’appuie sur un topos poétique : Ronsard dresse dans le poème le portrait d’une belle indifférente, une femme sublime, mais qui rejette les avances de l’écrivain, entre autres en lui faisant percevoir leur différence d’âge.
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C’est donc un homme âgé qui s’adresse à une jeune femme, pour lui transmettre son expérience de la fuite du temps. Ronsard tance ainsi Hélène pour son « fier dédain ». Le portrait lui-même est ambivalent, il oppose les termes mélioratifs et les regrets liés à la dégénérescence de l’âge. Ronsard confronte ainsi le présent et le futur.
L’opposition des temps verbaux montre l’importance de la chronologie dans le poème. Nous avons tout d’abord deux futurs simples, « serez » et « direz ». Puis la première strophe évoque le passé, avec l’imparfait « me célébrait ». On retrouve les futurs dans les strophes suivantes : « aurez, serai, serez ».
Le dernier tercet bascule dans l’injonction, avec les impératifs « vivez, attendez » et « cueillez », mis en valeur en début de vers. L’accumulation des verbes évoque un appel à agir. Après la démonstration épicurienne qui découle de l’opposition entre le présent et le futur, la conclusion du poème développe la thèse du poète et marque le point d’aboutissement de la stratégie de séduction.
Une description sans concession pour provoquer une prise de conscience
Le sonnet débute sur une image forte, destinée à choquer et à provoquer la prise de conscience des ravages du temps : « quand vous serez bien vieille ». L’opposition est brutale, Ronsard n’évoque pas le moment des premières rides, mais la vieillesse accomplie. Il compose un tableau de genre, en clair-obscur, dans lequel nous voyons Hélène « au soir », « à la chandelle », « dévidant et filant ». Le temps des amours et de la beauté est fini. Le tableau évoque le calme et la vieillesse paisible. L’image de la fileuse rappelle Hélène dans l’Odyssée d’Homère, femme solitaire attendant en vain le retour d’Ulysse.
Hélène est présentée comme « vieille » au premier vers, puis comme une « vieille accroupie » dans le premier tercet. Il y a une gradation dans l’intensité de la vision. On notera que les scènes se déroulent dans la pénombre, avec uniquement une chandelle, Hélène est proche de l’obscurité de la mort. Des références aux sources de chaleur et de lumière comme « le feu » et le « foyer » dressent un tableau en clair-obscur saisissant, comme dans les tableaux hollandais. Le rythme est régulier, presque monotone, avec l’assonance des participes présents « dévidant » et « filant ». La vieillesse est le temps de l’ennui.
Transition
Ronsard adopte une stratégie paradoxale pour développer son discours amoureux. Cette stratégie est dictée par la différence d’âge, qui ne lui permet pas d’aborder Hélène sur un pied d’égalité. Il compense le handicap de l’âge et de la maladie par l’éloge de son talent poétique.
II - L’immortalité de la poésie
Dans l’avenir évoqué par Ronsard, le poète est déjà mort. Il invite Hélène à se projeter dans le futur comme il le fait lui-même. Néanmoins, tout le monde se souvient de lui et il connaît une réelle célébrité, à l’image d’Hélène et de la servante. Ainsi, la seule évocation de son nom suffit à arracher la servante à son sommeil : « bénissant votre nom de louanges éternelles".
La célébrité du poète
Hélène prend la parole pour exprimer son admiration pour le poète : « Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle ». L’écrivain utilise ici un procédé qui lui permet de se mettre en valeur, en parlant de lui à la troisième personne. Il suggère aussi qu’il n’est plus en vie au moment où se déroule la scène future, mais la mémoire de son talent lui confère une sorte d’immortalité.
Le poète a conscience de son talent et du pouvoir de la poésie. Ronsard signale à Hélène que c’est grâce à son poème que sa beauté sera immortelle et c’est l’un de ses principaux arguments pour séduire la jeune femme.
Maîtresse et servante connaissent toutes deux les merveilleux poèmes mis en musique, comme c’était la coutume à la Renaissance. Ronsard propose une scène de genre, dans laquelle il évoque le réveil progressif de la servante : « ne s’aille réveillant ». Le vers 7 reprend la même métrique que le vers 5, après le rythme plus lent, comme assoupi, du vers 6.
Le pouvoir du poète lui permet d’immortaliser la beauté. Cette thématique est chère aux écrivains de la Pléiade. Dans ce sonnet, il s’agit cependant moins de flatter sa vanité, ou de faire preuve d’orgueil, que de développer un argument visant à séduire Hélène.
Un poète qui n’est pas physiquement présent
Ronsard n’est pas physiquement présent, mais ses vers le remplacent. Dans le futur qu’il décrit, il est « sous terre ». Il se voit lui-même comme « un fantôme sans os ». Néanmoins, sa présence se manifeste pas l’emploi des pronoms, lorsqu’il dialogue avec Hélène. On note l’omniprésence de la première personne : « mes vers, me, mon nom, mon amour, mon repos, je serai, m’en croyez ». Ronsard se met en valeur et la réaction de ses personnages ne se fait pas attendre, Hélène s’émerveille, la servante se réveille.
Quel est pour Ronsard l’avantage de cette stratégie ? À aucun moment, il ne se décrit lui-même. Il s’imagine mort, ce qui permet de mettre l’accent sur son talent et sa célébrité, qualités éternelles par opposition à une beauté fugace, comme celle des roses. Le poète n’évoque pas son âge, ce qui constitue un choix conscient dans la stratégie de séduction. Il utilise des euphémismes pour évoquer la mort, en parlant de « repos » et « d’ombres myrteux », faisant ainsi référence à l’au-delà mythologique. La myrte est associée à Aphrodite, déesse de l’amour, dans les mythes grecs.
Transition
Ronsard évoque une vision cruelle de l’avenir d’Hélène, qui s’appuie sur sa propre expérience. Il fait l’éloge e sa propre célébrité littéraire et poétique. Nous assistons donc à un discours amoureux inhabituel, original et souvent ambivalent, qui s’appuie sur la tradition philosophique et épicurienne.
III - L’inspiration épicurienne au service de la séduction
Les références mythologiques, indissociables des poèmes de la Pléiade, annoncent le système de pensée dans lequel Ronsard inscrit son discours : l’Epicurisme, courant philosophique de l’Antiquité qui a inspiré la tradition du carpe diem. Dans « Mignonne allons voir si la rose », le poète avait déjà composé un poème amoureux d’inspiration épicurienne.
Ronsard et l’Epicurisme
Pour les Epicuriens, il faut saisir le moment présent. C’est ce qu’on appelle le carpe diem en latin. L’expression peut se traduire par « cueille le jour », une formule du poète latin Horace qui a inspiré Ronsard pour la composition du dernier vers de son poème : « cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie ».
Le poète reprend ici la métaphore de la rose, qu’il avait utilisée vingt-cinq ans plus tôt dans son poème « Mignonne allons voir si la rose ». L’appel à profiter de la vie, et donc de l’amour, s’inscrit dans la tradition épicurienne : « vivez, n’attendez, cueillez ». La rose est une métaphore traditionnelle de la brièveté de la vie, parce qu’elle se fane rapidement. De plus, la métaphore de la femme fleur constitue un topos poétique.
L’association de la pensée épicurienne et de l’argumentation amoureuse
Ronsard met la pensée épicurienne au service du discours amoureux. L’argumentation se développe en trois étapes. Ronsard commence par dépeindre la triste vieillesse d’Hélène, sur les deux premiers quatrains. Il s’appuie ensuite sur un parallélisme entre sa situation future et celle d’Hélène : « je serai sous terre » / « vous serez au foyer ». Enfin, il passe à la chute du poème, qui oppose la déchéance future à « aujourd’hui », rappelant le moment présent.
Après avoir frappé l’imagination d’Hélène, en s’adressant à son imagination, à sa sensibilité ainsi qu’à sa raison, Ronsard lance son appel. On observe un rythme qui s’accélère, avec deux formules qui sont devenues des maximes. Le poète veut exprimer un sentiment d’urgence. L’image des roses de la vie s’oppose au portrait d’Hélène en vieille femme ou aux images de la mort.
Néanmoins, la joie de vivre n’est pas aussi sensible que dans la pensée épicurienne antique. Ronsard semble animé d’une sorte de fièvre, face à la perspective de la maladie et de la mort. On perçoit une certaine angoisse. La période qu’il évoque a certes la beauté des roses, mais surtout leur fragilité.
L’immortalité de la poésie, antidote à la fuite du temps
La fuite du temps est une thématique fréquente dans la poésie amoureuse. Le thème adopte une intensité particulière dans « Quand vous serez bien vieille ». La poésie y apparaît comme un antidote au temps. L’impression dominante est celle de la rapidité, avec un raccourci temporel saisissant, qui nous montre un Ronsard « sous terre » et une Hélène « bien vieille ».
En fait, deux temporalités s’opposent : pour Hélène, qui a vieilli, le temps a passé trop vite. La fin de sa vie semble cependant interminable, comme le suggèrent l’accumulation des participes présents : « dévidant et filant, en vous émerveillant, sommeillant, réveillant, bénissant, regrettant ». L’allitération ralentit le rythme des vers. On peut noter aussi la régularité des mètres. L’ensemble des procédés suggère l’ennui de cette période de la vie.
La fuite du temps est évoquée par l’image de la chandelle. Le mot rime avec « belle » et montre combien cette qualité est fragile et passagère. L’atmosphère crépusculaire, avec une scène qui se déroule le « soir », symbolise quant à elle la fin de la vie d’Hélène.
Conclusion
La stratégie amoureuse de Ronsard est, comme nous l’avons vu, paradoxale et relève de la gageure. Il s’agit pour le poète de séduire une jeune femme en lui montrant un tableau de sa future vieillesse. Le poème est pourtant l’un des plus connus de Ronsard. La délicatesse de l’écriture et la maîtrise technique nous donnent à voir un art fondamentalement juste , qui se distingue par son sens de l’harmonie. Chaque phrase du poème crée une atmosphère et une mélodie originales. L'œuvre est aussi une ode au pouvoir de la poésie, qui transcende le temps.