Guillaume Apollinaire (1880-1918) : vie et œuvre
Et toi mon coeur pourquoi bats-tu ?
Comme un guetteur mélancolique
J’observe la nuit et la mort
Ce sont les trois vers que l’on retrouve placés en tête du recueil de poèmes inédits, Le Guetteur mélancolique de Guillaume Apollinaire, publié à titre posthume en 1952 par Gallimard.
Difficile de reconnaître dans cette épigraphe morose le Guillaume Apollinaire, précurseur du surréalisme, fantasque et hargneux de Alcools et Calligrammes, ses deux principaux recueils publiés en 1913 et 1918.
Là où les symbolistes, que le poète a fréquenté un temps, avaient marché main dans la main avec la musique de leur époque, Apollinaire aura quant à lui une relation particulière avec les peintres avant-gardistes de son temps (le Douanier Rousseau, Picasso, Robert Delaunay, Chagall ou Albert Gleize).
Du cubisme à la peinture figurative en passant par l’orphisme, poésie et peinture s’entremêlent tout au long de la vie de Guillaume Apollinaire, ce poète aspirant à un souffle novateur et une ambition dont il ne se défait pas, de ses premiers poèmes jusqu’à son dernier écrit surréaliste : être de son temps, mouvant et moderne.
Qui est Guillaume Apollinaire ?
Guillaume Apollinaire est né le 26 août 1880 à Rome sous le nom de Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky. Sa mère, Angélique de Kostrowitzky, fille d’émigrés polonais et d’un noble italien, est abandonnée par son amant en 1885, peu après la naissance du petit Guillaume.
Fantasque, aristocrate déchue, mais mordue au jeu, elle s’installe d’abord avec Guillaume et son jeune frère, né deux ans plus tard, à Monaco, avant de l’embarquer à la table de tous les casinos d’Europe.
L’écrivain Paul Léautaud, qui devient plus tard l’ami et protecteur d’Apollinaire, a décrit dans son journal, au 20 janvier 1919, sa rencontre avec la mère de Guillaume, « une dame assez grande, élégante » :
En une demi-heure, elle me raconte sa vie : russe, jamais mariée, nombreux voyages, toute l’Europe ou presque. (Apollinaire m’apparaît soudain ayant hérité en imagination de ce vagabondage). Apollinaire né à Rome. Elle ne me dit rien du père. Elle me parle de l’homme avec lequel elle vit depuis vingt-cinq ans, son ami, un Alsacien, grand joueur, tantôt plein d’argent, tantôt sans un sou […] Elle me dépeint Apollinaire comme un fils un peu tendre, intéressé, souvent emporté…
Paul Léautaud, Journal
À Monaco, Guillaume entame des études, qu’il poursuit ensuite à Cannes, puis à Nice, en 1897. En 1900, sa mère s’installe à Paris, et le jeune immigré de vingt ans la suit. Pour pallier la précarité dans laquelle il vit, Guillaume obtient un diplôme de sténographie et trouve un modeste emploi dans une banque.
Inscrivez-vous à notre lettre d'information
Chaque vendredi, on vous envoie un récapitulatif de tous les articles publiés sur La langue française au cours de la semaine.
À Paris, centre des arts littéraires de l’Europe, Apollinaire fréquente rapidement les cercles littéraires, notamment les symbolistes, rassemblés autour du Mercure de France. Durant son enfance chaotique et fantaisiste, Guillaume Apollinaire développe un goût prononcé pour la lecture. Sa vingtaine à peine entamée, il se trouve son pseudonyme, écrit, rime…
De 1901 à 1902, il est précepteur de la fille d’une vicomtesse franco-allemande en Rhénanie. Il en profite pour vadrouiller et visite Berlin, Munich, Prague, Vienne, jusque sur les bords du Rhin : « Le Rhin le rhin est ivre où les vignes se mirent », écrit-il plus tard dans « Nuit Rhénane » (Alcools, 1913).
Apollinaire revient ensuite à Paris, après avoir connu sa première aventure sentimentale avec Annie Playden, une jeune anglaise gouvernante du château. Dès 1904, il se rapproche de Picasso, Derain (peintre fondateur du fauvisme), Vlaminck (peintre et collectionneur d’art).
Celui que l’on nomme « Kostro » ou le « flâneur des deux Rives » se voit d’ailleurs mêlé, en 1911, avec Picasso, à une histoire de recel de vol au musée du Louvre. Il est incarcéré à la Santé, dont il tire un poème « À la Santé » :
Avant d’entrer dans ma cellule
Il a fallu me mettre nu
Et quelle voix sinistre ulule
Guillaume qu’es-tu devenu…Le Lazare entrant dans la tombe
Au lieu d’en sortir comme il fit
Adieu Adieu chantante ronde
Ô mes années ô jeunes filles […]
Guillaume Apollinaire, À la Santé
Sorti de prison, il se tourne à nouveau vers le journalisme et, en février 1912, prend la tête d’une nouvelle revue : Les Soirées de Paris (il avait déjà, en 1903, animé une revue, Le Festin d’Esope). Mais Apollinaire n’a pas la rigueur nécessaire au gratte-papier et préfère se consacrer à des textes historiques ou des curiosités poétiques.
Apollinaire puise partout son inspiration. « Chacun de mes poèmes est la commémoration d’un moment de ma vie », affirme-t-il. A ses yeux, la matière poétique est à tous les tournants. Dans son poème « Zone » (Alcools), il déclare encore :
Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut
Guillaume Apollinaire, Le poète d’Alcools
Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux.
C’est en 1913 que Guillaume Apollinaire s’impose dans paysage littéraire en publiant son recueil Alcools. Le poète se veut à l’avant-poste de toutes les nouveautés, après s’être intéressé au symbolisme déclinant, puis au cubisme, il rédige le manifeste de l’Antitradition futuriste. Il y aborde le sujet de la technique du « poème-conversation » que l’on retrouvera plus tard dans Calligrammes.
En décembre 1914, Apollinaire est engagé volontaire. Le « mal-aimé » part à la guerre avec ses bagages de poète et le souvenir de Marie Laurencin (une jeune femme avec laquelle il a eu une liaison jusqu’en 1912), auquel il mêle celui plus lointain d’Annie et de ses nouvelles amours, Lou ou Madeleine.
La guerre est aussi une source vivace d’inspiration, autant que les dards de la passion amoureuse. On en trouve les élans dans le poème « Il y a », publié dans Calligrammes (sous-titré à juste titre « Poèmes de la paix et de la guerre 1913-1916) :
Il y a un vaisseau qui a emporté ma bien-aimée
Guillaume Apollinaire, Calligrammes, Il y a
Il y a dans le ciel six saucisses et la nuit venant on dirait des asticots dont naîtraient les étoiles
Il y a un sous-marin ennemi qui en voulait à mon amour
Il y a mille petits sapins brisés par les éclats d’obus autour de moi
Il y a un fantassin qui passe aveuglé par les gaz asphyxiants
Il y a que nous avons tout haché dans les boyaux de Nietzsche de Gœthe et de Cologne
Il y a que je languis après une lettre qui tarde
Il y a dans mon porte-cartes plusieurs photos de mon amour
Il y a les prisonniers qui passent la mine inquiète […]
Le 17 mars 1916, il est blessé à la tempe, et cette plaie, qu’il appelle son « étoile de sang » lui vaut une trépanation. De retour à Paris, il reprend ses activités littéraires. Il est désormais considéré comme le précurseur poétique d’un mouvement qui n’a pas encore dit son nom et éclatera durant la révolution artistique des années 1919-1920.
Apollinaire enchaîne les projets audacieux et fait jouer son drame surnaturaliste, Les Mamelles de Tirésias (1917), une farce d’actualité dans la lignée d’Alfred Jarry et annonçant l’art novateur à la Claudel : un art qui marie « les sons les gestes les couleurs les cris les bruits la musique la danse l’acrobatie la peinture les choeurs les actions et les décors multiples ». Il prononce, en novembre 1917, une conférence sur « l’esprit nouveau et les poètes », qu’il publie par la suite :
L’esprit nouveau qui s’annonce prétend avant tout hériter des classiques un solide bon sens, un esprit critique assuré, des vues d’ensemble sur l’univers et dans l’âme humaine, et le sens du devoir qui dépouille les sentiments et en limite ou plutôt en contient les manifestations. […]
Cependant, c’est la première fois qu’elle se présente consciente d’elle-même. C’est que, jusqu’à maintenant, le domaine littéraire était circonscrit dans d’étroites limites. On écrivait en prose ou l’on écrivait en vers. En ce qui concerne la prose, des règles grammaticales en fixaient la forme. […]
Peut-on forcer la poésie à se cantonner hors de ce qui l’entoure, à méconnaître la magnifique exubérance de vie que les hommes par leur activité ajoutent à la nature et qui permet de machiner le monde de la façon la plus incroyable ?
L’esprit nouveau est celui du temps même où nous vivons. Un temps fertile en surprises. Les poètes veulent dompter la prophétie, cette ardente cavale que l’on n’a jamais maîtrisée.
En mai 1918, il épouse la « jolie rousse », Jacqueline Kolb. Un mariage heureux, mais de courte durée. Car Apollinaire est très affaibli par sa blessure, et lorsque l’épidémie de grippe espagnole fait des ravages, il succombe à la maladie, le 9 novembre 1918.
L’œuvre de Guillaume Apollinaire
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peineVienne la nuit sonne l’heure
Guillaume Apollinaire, Alcools
Les jours s’en vont je demeure […]
On devient plus facilement familier avec le Guillaume Apollinaire élégiaque du « Pont Mirabeau » que celui, déjà rôdé aux exercices de style, des Mamelles de Tirésias. En effet, avant de devenir le chantre du surréalisme (c’est lui qui, le premier, désigne ainsi son drame absurde, terme passé à la postérité), Apollinaire a surtout été à l’affût des innovations poétiques de son temps.
Le poète, dont Ribemont-Dessaignes (écrivain et peintre, précurseur du mouvement dada) disait qu’il était « placé au centre de son temps comme une araignée au centre de sa toile » a donc suivi de près, en les appliquant, les revirements et secousses poétiques du début de siècle.
Les premiers poèmes d’Apollinaire ne relèvent pas tout de suite d’une révolution stylistique. Dans « Le pont Mirabeau », puis « Signe » ou « Cors de chasses » (dans ces deux derniers poèmes, on note un héritage symboliste), Apollinaire pratique une versification somme toute régulière ou à peine libérée.
Alcools et Calligrammes
Malgré cette relative sagesse des premiers temps, la fantaisie du poète et son intérêt brûlant pour toutes les nouveautés affleurent déjà dans ce recueil qui le marque au fer rouge du sceau des audacieux. De façon incontestable, Apollinaire veut rompre avec « un monde ancien ». Il condamne le passéisme et cherche, dans son attachement à toutes les réalités qui l’entoure, une poétique de l’actualité, comme en témoigne son poème « Zone » :
À la fin tu es las de ce monde ancien
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine
Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes
La religion seule est restée toute neuve la religion
Est restée simple comme les hangars de Port-AviationSeul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme
Guillaume Apollinaire, Zone
L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X
Et toi que les fenêtres observent la honte te retient
D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin […]
Après la publication d’Alcools, Apollinaire bouleverse définitivement sa technique de versification. Elle trouve son paroxysme dans Calligrammes, volume publié en 1918, et dans lequel s’incarne sa volonté d’innovation.
On y trouve des poèmes-conversations (par exemple, le poème « Lundi Rue Christine » est fait de bribes de discussions entendues dans un café) ; des poèmes couplés à des tableaux absents (« Les Fenêtres », écrit pour une exposition du peintre Robert Delaunay, qui initie le glissement vers la peinture figurative) que le poète lui-même qualifie d’orphiques (des « phrases coloriées ») :
Du rouge au vert tout le jaune se meurt
Guillaume Apollinaire, Calligrammes, Les Fenêtres
Quand chantent les aras dans les forêt natales
Abatis de pihis
Il y a un poème à faire sur l’oiseau qui n’a qu’une aile
Nous l’enverrons en message téléphonique
Traumatisme géant
Il fait couler les yeux
Voilà une jolie jeune fille parmi les jeunes Turinaises
Le pauvre jeune homme se mouchait dans sa cravate blanche
Tu soulèveras le rideau
Et maintenant voilà que s’ouvre la fenêtre […]
On y trouve encore les fameux « idéogrammes lyriques » (comme « Lettre-Océan » ou le plus connu « La Colombe poignardée et le jet d’eau »), c’est-à-dire les possibilités figuratives du vers : « Moi aussi je suis peintre », écrit-il alors.
Les Mamelles de Tirésias
Apollinaire qualifie ce drame « d’oeuvre de jeunesse ». En effet, il affirme dans sa préface l’avoir presque entièrement rédigé en 1903, alors que la pièce n’est représentée pour la première fois qu’en 1917.
C’est aussi dans la préface de cet objet littéraire particulier qu’Apollinaire fait usage du néologisme « surréalisme » – et officialise la naissance du mouvement, un an à peine avant sa mort :
Pour caractériser mon drame je me suis servi d’un néologisme qu’on me pardonnera car cela m’arrive rarement et j’ai forgé l’adjectif surréaliste qui ne signifie pas du tout symbolique comme l’a supposé M. Victor Basch, dans son feuilleton dramatique ; mais définit assez bien une tendance de l’art qui si elle n’est pas plus nouvelle que tout ce qui se trouve sous le soleil n’a du moins jamais servi à formuler aucun credo, aucune affirmation artistique et littéraire.
Guillaume Apollinaire, Les Mamelles de Tirésias, Préface
Bonjour,
Le premier vers d'Apollinaire est- ' pourquoi bas-tu?' comme il apparaît ici? Ou bien 'bats-tu?'
Merci