Marguerite Yourcenar (1903-1987) : vie et œuvre
« Le véritable lieu de naissance est celui où l’on a porté pour la première fois un coup d’œil intelligent sur soi-même : mes premières patries ont été les livres », écrit Marguerite Yourcenar dans son chef-d’œuvre Les Mémoires d’Hadrien.
Femme de lettres avant tout, érudite et hélleniste, fascinée par l’Antiquié et les mythes orientaux, écrivaine prolifique (en plus de ses romans, elle est l’auteure de poèmes, essais et traductions), Marguertie Yourcenar est une figure de la scène littéraire française aussi discrète que non conformiste.
De son enfance, on ne sait que peu de choses, si ce n’est qu’elle fut élevée par un père aussi indépendant d’esprit et de corps qu’elle. De sa vie privée et amoureuse, on connaît (à peine) son penchant pour les femmes – en tant qu’écrivaine, elle s’intéresse aussi particulièrement au thème de l’homosexualité – et son amour pour les rivières et le chant des oiseaux.
Celle qui a rendu sa voix à l’empereur Hadrien et en a donné une au personnage fictif de Zénon dans son second grand roman L’Oeuvre au noir, a marqué son époque par l’acuité et la précision de son écriture, épurée et juste dans le portrait qu’elle a fait des hommes dans leur époque.
Il aura fallu à Marguerite Yourcenar attendre plus de 40 ans pour connaître un succès retentissant auprès du grand public, mais un succès sans partage, puisqu’elle devient la première femme à être élue à l’Académie française.
Vie de Marguerite Yourcenar
Marguerite Yourcenar, née Marguerite de Crayencour, voit le jour à Bruxelles, le 8 juin 1903, d’un père français et d’une mère belge. Orpheline de mère très jeune, elle est élevée par sa grand-mère maternelle et son père, un aristocrate qui lui transmet son goût des voyages et de la culture antique. Elle grandit entre Lille et Paris où sa famille s’installe en 1912.
Durant la Première Guerre mondiale, elle se réfugie à Londres où elle apprend l’anglais, puis obtient son baccalauréat à Nice sans pour autant y avoir suivi une scolarité en 1919. Deux ans plus tard, elle fait sa première entrée en littérature en publiant son premier poème dialogué Le Jardin des chimères. En 1922, elle fait suivre ce premier écrit du recueil Les Dieux ne sont pas morts.
Elle signe ces deux œuvres « Marg Yourcenar », une anagramme de son nom Crayencour (à un « c » près) qu’elle invente avec son père (elle adopte légalement ce nom lorsqu’elle déménage aux Etats-Unis, bien plus tard en 1947 et qu’elle reçoit la nationalité américaine). Elle accompagne régulièrement son père dans ses voyages et découvre avec lui le palais d’Hadrien à Tivoli en Italie.
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Sur le plan littéraire, Marguerite Yourcenar explore d’autres genres et, de 1921 à 1925, compose une vaste fresque romanesque. Elle n’en conserve que trois fragments, qui paraissent en 1934 sous le titre La Mort conduit l’attelage. Passionnée de culture antique, elle termine une biographie du poète lyrique grec Pindare, publiée plus tard en 1932.
Naissance d’une romancière
Marguerite Yourcenar se fait remarquer lorsqu’elle publie Alexis ou le traité du vain combat en 1929, roman traitant de la question du désir homosexuel dans l’Autriche du début de siècle, et dans lequel on décèle l’influence d’André Gide. Dans un entretien avec Bernard Pivot, en 1981, Marguerite Yourcenar confie que c’est depuis cette année-là que son passeport porte la mention : « écrivain ».
Après la mort de son père, en 1929, Marguerite Yourcenar voyage dans tous les coins du globe et mène une vie de bohème entre Paris, Lausanne, Bruxelles, les îles grecques, Constantinople… Grande helléniste, ces périples renforcent son intérêt pour l’Antiquité et la culture orientale.
En 1931, elle publie un nouveau roman au ton gidien, La Nouvelle Eurydice. Puis enchaîne avec Denier du rêve, en 1934 (version définitive en 1959). En 1937, Marguerite Yourcenar rencontre Grace Frick, une enseignante américaine qui devient par la suite sa traductrice anglaise. Les deux femmes vivront ensemble un amour discret mais fondamental pour Marguerite Yourcenar.
En effet, on remarque chez l’écrivaine une indépendance totale et farouche vis-à-vis des tabous, retrouvée tout au long de sa carrière entre les lignes de la plupart de ses œuvres. Elle manifeste un non-conformisme qui ne verse jamais dans la provocation, mais se maintient au-dessus des considérations de l’époque.
En 1938, elle poursuit son œuvre littéraire en publiant Les Nouvelles orientales, dans lequel elle revisite habilement certains mythes de l’Extrême-Orient. Deux ans plus tard, elle fait paraître Le Coup de grâce (histoire d’une passion impossible dans le contexte des guerres balkaniques) – qui sera porté à l’écran par Volker Schlöndorff en 1976.
Au moment où la Seconde Guerre mondiale éclate, Marguerite Yourcenar se voit dans l’obligation de cesser ses nombreux voyages et décide de partir pour les États-Unis. Elle y devient enseignante et obtient la naturalisation en 1947 – tout en conservant sa nationalité française. Elle s’installe avec Grace Frick sur l’île du Mont Désert (Maine) en 1950, dans un maison qu’elles baptisent Petite Plaisance. Grace Frick meurt en 1979.
En 1951, elle publie Les Mémoires d’Hadrien, qui signe le sommet de sa carrière. Ce roman méditatif qui prend la forme d’une longue lettre de testament écrite par l’empereur Hadrien à son successeur (Marc Aurèle) permet à Marguerite Yourcenar d’accéder à une grande notoriété et à faire connaître au grand public sa plume et son art pour le portrait d’une voix.
En marge de sa production romanesque, Marguerite Yourcenar a aussi écrit de nombreuses pièces de théâtre (La Petite Sirène, 1943 ; Électre ou la Chute des masques, 1954 ; le Mystère d’Alceste, 1963 ; Qui n’a pas son Minotaure ?), des essais (Sur quelques thèmes érotiques et mystiques de la Gîta-Govinda, 1957 et 1982 ; Mishima ou la Vision du vide, 1981), et de poèmes (Les Charités d’Alcippe, en 1956).
Les poèmes de Marguerite Yourcenar sont très peu connus. En 2016, Jean d’Ormesson rappelant que l’écrivaine « aimait les femmes » et était « écologiste de gauche », cite l’un de ses poèmes, écrit en souvenir d’André Fraigneau, « un écrivain de droite » dont elle était tombée amoureuse. Voici ce poème, l’un des plus vibrants de notre Anthologie :
Vous ne saurez jamais que votre âme voyage
Comme au fond de mon cœur un doux cœur adopté ;
Et que rien, ni le temps, d’autres amours, ni l’âge,
N’empêcheront jamais que vous ayez été.
Que la beauté du monde a pris votre visage,
Vit de votre douceur, luit de votre clarté,
Et que ce lac pensif au fond du paysage
Me redit seulement votre sérénité.
Vous ne saurez jamais que j’emporte votre âme
Comme une lampe d’or qui m’éclaire en marchant ;
Qu’un peu de votre voix a passé dans mon chant.
Doux flambeau, vos rayons, doux brasier, votre flamme,
M’instruisent des sentiers que vous avez suivis,
Et vous vivez un peu puisque je vous survis.
Retirée dans le Maine aux Etats Unis, Marguerite Yourcenar fuit la vie publique et dialogue avec ses contemporains par le biais de ses œuvres. On découvre en elle une écologiste avant l’heure, soucieuse de défendre les ressources naturelles. Dans une interview donnée dans sa maison américaine à Antenne 2, en 1978, elle affirme :
Ce qui me paraît le plus important, et le plus grave, ce sont des choses qui malheureusement ne font pas toujours la première page des journaux, quoiqu’on commence à en parler de plus en plus, c’est l’usure et le gaspillage de nos ressources. L’appauvrissement du monde naturel.
Durant toute la seconde partie de sa vie, Marguerite Yourcenar continue de se livrer à une activité intellectuelle intense : elle traduit Henry James, Virginia Woolf, les poètes lyriques de la Grèce antique (La Couronne et la Lyre, en 1979).
En 1968, elle signe son second chef d’oeuvre : L’Oeuvre au noir, racontant les aventures d’un personnage fictif de la Renaissance, Zénon Ligre, humaniste, philosophe et alchimiste (d’où le titre de l’oeuvre) en quête de vérité. Le roman obtient le prix Femina à l’unanimité.
Une femme Immortelle
En 1980, l’écrivaine devient la première femme élue à l’Académie française grâce au soutien de Jean d’Ormesson. En 2016, ce dernier revient sur l’élection de Marguerite Yourcenar, perçue à l’époque comme une véritable révolution dans la République des lettres :
L’Académie ne voulait pas de femmes. Le règlement n’interdisait pas les femmes, mais il y avait plus dur et plus fort que le règlement, c’était la tradition. En 350 ans, on n’avait élu ni Madame de Lafayette, ni George Sand, ni Colette. J’ai imposé Marguerite Yourcenar. Je n’ai pas agi par féminisme, ni par amitié. Mais j’admirais Marguerite Yourcenar.
De 1974 à 1988, elle exhume les souvenirs de sa famille avec une trilogie intitulée Le Labyrinthe du monde (Souvenirs pieux, 1974 ; Archives du Nord, 1977 ; Quoi ? l’Éternité, 1988, resté inachevé et publié à titre posthume). Enfin, elle entre de son vivant à la Bibliothèque de la Pléiade.
Elle meurt à l’âge de 84 ans et, sur sa tombe, on peut lire l’épitaphe suivante, tirée de l’Oeuvre au noir : « Plaise à Celui qui Est peut-être de dilater le cœur de l’homme à la mesure de toute la vie. »
L’œuvre de Marguerite Yourcenar
Dans l’ensemble de son oeuvre, et dès la publication du roman Alexis ou le vain combat, qui adopte la forme d’une longue lettre dans laquelle Alexis se confie à son épouse, Marguerite Yourcenar se démarque par sa capacité à vivre et faire revivre des personnages, qu’ils soient imaginaires ou tirés de l’histoire (Zénon, Hadrien, etc.).
Cette approche de la pratique romanesque découle du talent de l’écrivaine à percevoir chez un personnage tout le paysage psychologique et à le rendre de façon fidèle. C’est par « la prise de possession d’un monde intérieur » qu’elle insuffle une vie particulière, autonome à ses personnages. S’agissant des Mémoires d’Hadrien, elle s’appuie sur une phrase tirée des Correspondances de Flaubert :
Les dieux n’étant plus, et le Christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été.
Portrait d’une voix
Il suffit de lire les Carnets de note des Mémoires d’Hadrien pour comprendre que cette technique du « portrait d’une voix » mise en place par Marguerite Yourcenar ne se limite pas à une simple recherche historique approfondie.
A cette récolte d’information rigoureuse et précise sur une période de l’histoire (Antiquité ou Renaissance), s’ajoute une forme d’analyse de l’esprit, c’est-à-dire « refaire du dedans ce que les archéologues du XIXe ont fait du dehors ». C’est par cette approche que Marguerite Yourcenar possède l’empereur Hadrien dans le sens où elle « s’installe dans l’intimité d’un autre temps ».
Cette « magie », comme elle l’appelle, qui consiste à transposer les pensées d’un autre, à les rendre actuelles, mouvantes, comme nées sur le moment, au fil des lignes, est aussi ce qui fait l’intemporalité de sa littérature, puisqu’elle cherche « ce qu’il y a de plus durable, de plus essentiel en nous, dans les émotions des sens et les opérations de l’esprit ».
De plus, on ne peut s’empêcher de noter le génie de l’écrivaine dans sa transposition d’une parole formée à une époque donnée : en ce qui concerne les Mémoires d’Hadrien, on retrouve le rythme de la phrase latine, à la fois compressé par une construction syntaxique presque rigide et pourtant souple dans sa façon d’entourer l’objet de la pensée.
Ce qui rend d’autant plus touchant ce témoignage monté de toute pièce et reçu comme s’il nous était confié au creux de l’oreille, par un aussi éminent personnage. Marguerite Yourcenar, tout en faisant le portrait d’un homme d’État conscient de ses responsabilités, dévoile aussi un être sensible à l’amour (la relation entre Hadrien et Antinoüs) et méditant sur sa fin prochaine, faisant le bilan de sa vie, comme en témoigne cet extrait :
Je m’efforce de reparcourir ma vie pour y trouver un plan, y suivre une veine de plomb ou d’or, ou l’écoulement d’une rivière souterraine, mais ce plan tout factice n’est qu’un trompe-l’œil du souvenir. De temps en temps, dans une rencontre, un présage, une suite définie d’événements, je crois reconnaître une fatalité, mais trop de routes ne mènent nulle part, trop de sommes ne s’additionnent pas ; je perçois bien dans cette diversité, dans ce désordre, la présence d’une personne, mais sa forme semble presque toujours tracée par la pression des circonstances ; ses traits se brouillent comme une image reflétée sur l’eau. Je ne suis pas de ceux qui disent que leurs actions ne leur ressemblent pas. Il faut bien qu’elles le fassent, puisqu’elles sont ma seule mesure, et le seul moyen de me dessiner dans la mémoire des hommes, ou dans la mienne propre ; puisque c’est peut-être l’impossibilité de continuer à s’exprimer et à se modifier par l’action qui constitue la différence entre l’état de mort et celui de vivant. Mais il y a entre moi et ces actes dont je suis fait un hiatus indéfinissable.
Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien
L’Œuvre au noir
Le titre du deuxième roman à succès de Marguerite Yourcenar est tiré du vocabulaire des alchimistes pour désigner la phase « de dissolution et de calcination des formes qui est la part la plus difficile du Grand Oeuvre (réalisation de la pierre philosophale, ndlr) ». Un procédé que l’on peut appliquer à l’œuvre de l’esprit lorsqu’il tente de se délivrer des préjugés pour atteindre à une pureté de jugement.
Tout comme dans les Mémoires d’Hadrien, L’Oeuvre au noir ressuscite une période de l’histoire (la Renaissance) et place en son centre un personnage cette fois-ci fictif, Zénon. Néanmoins, ici le récit se fait à la troisième personne, entrecoupé de dialogues, présentant une fresque picaresque et chaotique d’une époque où les philosophes et les savants sont sous la menace d’un certain conformisme religieux.
De multiples extraits du livre nous donnent un exemple de l’esprit libre dont fait preuve Zénon (soulignons par ailleurs l’absence totale de description de ses traits physiques) : à l’issue d’un procès durant lequel sont retenus contre lui les crimes d’impiété et d’athéisme, Zénon est condamnée au bûcher. Zénon hésite et délibère au sujet de la proposition du chanoine Campanus, qui veut obtenir de lui une rétractation :
Son entretien avec le chanoine avait mis fin à ce qui avait été pour lui depuis le verdict du matin la solennité de la mort. Son sort cru fixé oscillait de nouveau. L’offre qu’il avait rejetée restait valable quelques heures de plus : un Zénon capable de finir par dire oui se terrait peut-être dans un coin de sa conscience, et la nuit qui allait s’écouler pouvait donner à ce pleutre l’avantage sur soi-même. Il suffisait qu’une chance sur mille subsistât […]. Tout fluctuait : tout fluctuerait jusqu’au dernier souffle.
Marguerite Yourcenar, L’Œuvre au noir