La Fontaine, Fables, Le loup et l'agneau : commentaire de texte
Sommaire
La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Jean de La Fontaine, Le Loup et l'agneau
Nous l’allons montrer tout à l’heure.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d’une onde pure.
Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
– Sire, répond l’Agneau, que votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu’elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d’Elle,
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
– Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l’an passé.
– Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?
Reprit l’Agneau, je tette encor ma mère.
– Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
– Je n’en ai point.
– C’est donc quelqu’un des tiens :
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos bergers, et vos chiens.
On me l’a dit : il faut que je me venge.
Là-dessus, au fond des forêts
Le Loup l’emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.
Les Fables de La Fontaine sont l’une des œuvres les plus emblématiques du Classicisme. Ces apologues en vers, souvent inspirés de fabulistes antiques ou des fabliaux de la littérature médiévale, rassemblent différentes leçons de morale sous une forme plaisante. L’auteur y met en scène des personnages symboliques, généralement des animaux, conformément à la tradition de la fable. Ce détour lui permet de critiquer la société de son temps tout en évitant la censure.
« Le Loup et l’Agneau » s’inscrit dans le contexte de la monarchie absolue, avec son cortège d’inégalités sociales et d’injustices. Cette fable concise, caractéristique de l’esthétique classique, illustre une morale profondément pessimiste : « la raison du plus fort est toujours la meilleure ». Comment la forme adoptée par le fabuliste contribue-t-elle à mettre en évidence l’injustice sociale ? C’est ce que nous allons examiner en analysant la construction de la fable, les personnages et leur symbolique, ainsi que la dénonciation de la violence.
I - Construction de la fable : de la morale explicite au message implicite
Les fables de La Fontaine contiennent toutes un enseignement moral. En cela, elles sont fidèles au genre de l’apologue. La morale est généralement formulée de manière brève et concise, de manière à demeurer dans les esprits. La Fontaine présente dans son recueil des morales explicites, mais on rencontre aussi des fables dont la morale est implicite. Concernant les morales clairement énoncées, certaines se situent au début de la fable, même si, dans la plupart des cas, elles sont insérées à la fin, comme conclusion et chute du récit. Qu’en est-il dans « Le Loup et l’Agneau » et comment La Fontaine a-t-il conçu cette fable ?
Structure de la fable
« Le Loup et l’Agneau » est une fable assez brève, qui cultive la concision dans une optique typiquement classique. Elle est constituée d’une alternance d’alexandrins et d’octosyllabes. Deux vers sont détachés au début de la fable et semblent énoncer la morale, que le récit de la rencontre entre le Loup et l’Agneau vient illustrer ou démontrer : « nous l’allons montrer tout à l’heure ».
Le récit débute par une rapide présentation des deux protagonistes : l’Agneau, tout d’abord, dans les deux premiers vers, puis le Loup, dans les deux vers suivants. Du vers 7 au vers 26 prend place le dialogue, au discours direct. Ce passage se présente comme une argumentation dans laquelle l’Agneau cherche à échapper à son funeste destin, en convainquant le Loup de son innocence. Les trois derniers vers présentent la chute : le Loup se jette sur l’Agneau pour le dévorer : « Le loup l’emporte, et puis le mange ».
La fable a été construite comme un récit léger et plaisant, au rythme rapide. Elle évoque pourtant un sujet sérieux, qui culmine dans le destin funeste de l’Agneau. Le lecteur ressent une opposition intrinsèque entre le ton de la fable et la teneur du récit. La violence qui émane de la fable n’en semble que plus intense, comme pour provoquer la réflexion, voire la révolte ou l’indignation.
Les temps verbaux
L’utilisation des temps verbaux permet de souligner les différentes étapes de la fable. Ainsi, dans les deux premiers vers, nous observons un présent de vérité générale, « la raison du plus fort est toujours la meilleure », puis un futur proche, « nous l’allons montrer », souligné par l’indication de temps, « tout à l’heure ».
Le récit, du vers 3 au vers 6, fait alterner l’imparfait et le passé simple. Ces temps confirment que nous sommes dans un apologue, qui s’appuie sur l’argumentation indirecte : la morale, ou du moins ce qui nous est présenté comme tel au début de la fable, est illustré par une histoire symbolique. La Fontaine s’appuie sur l’argumentation indirecte.
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L’imparfait est employé pour évoquer une scène paisible, au cours de laquelle l’Agneau boit tranquillement dans une « eau pure ». L’arrivée du Loup marque une rupture, que signale l’utilisation du passé simple, « survint ». Nous retrouvons l’imparfait pour évoquer la situation du Loup, « qui cherchait aventure, // Et que la faim en ces lieux attirait. » La rapidité du dénouement est mise en valeur par l’emploi du présent de narration : « emporte », puis « mange ». L’emploi des temps verbaux souligne donc la structure de la fable.
De la morale explicite à la morale implicite
La construction du texte conduit inexorablement à la chute. Celle-ci n’est pas réellement surprenante au regard du contexte, puisque le propre du loup est d’être un prédateur et qu’un agneau n’a aucune chance face à ce carnassier. Néanmoins, La Fontaine maintient une sorte de suspense, tout au long du dialogue entre les deux personnages. Comme nous le verrons plus loin, l’Agneau défend vaillamment sa cause. En vain.
Le choix de placer la morale au premier vers de la fable introduit une nécessité, pour ne pas dire une fatalité. Le destin de l’Agneau est d’être dévoré, parce qu’il est un agneau et que la nature l’a prévu ainsi. Mais cette affirmation contraire à l’éthique est-elle réellement la morale de la fable ? On peut raisonnablement en douter. Le message de La Fontaine est plus complexe.
Nous avons vu que la morale, lorsqu’elle est explicite, peut se trouver au début de la fable ou, plus souvent, à la fin. Ici, la chute suscite une attente chez le lecteur : on attend en quelque sorte un enseignement. La Fontaine ne se prononce pas, mais la morale implicite est évidemment sous-entendue dans cette fin injuste, qui ne tient aucun compte des arguments que l’Agneau a pu avancer pour sa défense. Le fabuliste nous invite à remettre en question l’affirmation initiale, qu’il relègue au rang d’idée reçue.
Transition
La société humaine n’a pas à suivre en aveugle les règles cruelles de la nature, qui conduisent un loup affamé à dévorer un agneau innocent. Pourtant, le monde des hommes semble tout aussi violent, puisqu’il fonctionne selon la « raison du plus fort ». Le dernier mot de la fable, « procès », invite le lecteur à faire le parallèle avec les injustices sociales et à se demander si la société humaine vaut mieux que l’univers des animaux, où les prédateurs règnent en maîtres.
II - Des personnages symboliques
La Fontaine emploie dans ses fables des personnages symboliques, généralement des animaux. Ce choix lui permet d’éviter la censure, alors même qu’il suggère des vérités difficiles à accepter pour la société de son temps ou qu’il critique les puissants. Le bestiaire contribue aussi, bien évidemment, au caractère imaginaire de l’apologue.
La symbolique de l’Agneau
Le fabuliste excelle à présenter ses personnages en quelques traits. Dans « Le Loup et l’Agneau », cette présentation est particulièrement concise, puisque chaque personnage n’a droit qu’à deux vers, au début du récit. On notera par ailleurs l’article indéfini « un », qui introduit l’effet de généralisation. Il ne s’agit pas d’un agneau bien précis, avec son caractère spécifique, mais d’un personnage symbolique, qui incarne tous les agneaux de ce monde.
La fable débute par une scène bucolique : « un agneau se désaltérait // Dans le courant d’une onde pure. » L’animal est immergé dans la nature, le paysage est paisible, tout est calme. L’arrivée du Loup n’en est que plus brutale.
La Fontaine évoque en quelque sorte le paradis originel dans lequel s’introduit la violence. L’Agneau est en harmonie avec son environnement, il boit une « eau pure ». Rappelons que cet animal est un symbole chrétien de la pureté et de l’innocence.
La symbolique du Loup
Le Loup apparaît comme l’exact contraire de l’Agneau. Ainsi que nous l’avons vu, le passé simple marque une intrusion rapide, soudaine et brutale. De plus, le Loup est « à jeun ». Le lecteur comprend immédiatement que l’Agneau est en danger, face à ce chasseur avide. Le parallélisme avec le monde des hommes est établi par la proposition « qui cherchait aventure ».
Alors que l’Agneau se trouve dans un lieu qui lui est familier et dans lequel il se sent, à tort, en sécurité, parce que la nature lui paraît rassurante, le Loup vient de l’extérieur, comme le montre le vers « que la faim en ces lieux attirait ». Il tend à suivre ses désirs et son instinct. Le Loup est dans la position de l’intrus et de l’agresseur, il est présenté comme un animal sauvage. Le Loup considère que les lieux lui appartiennent, comme on le voit au début du discours direct : « mon breuvage ». Ses paroles reflètent la violence et la « rage ».
Le Loup est fidèle à son image de chasseur solitaire, de prédateur dévoreur de moutons, qui revendique le bien d’autrui. Son caractère reflète l’arrogance et il cherche visiblement l’affrontement, profitant de ce qu’il croise plus faible que lui.
La symbolique sociale
La fable met en scène un rapport de force en opposant l’innocence et la douceur de l’Agneau à la férocité du Loup. Dans le dialogue, La Fontaine précise que le prédateur est positionné en amont, ou plutôt en hauteur, c’est-à-dire dans une position dominante, par rapport à l’Agneau, puisque ce dernier explique qu’il « se va désaltérant dans le courant, // Plus de vingt pas au-dessous » du Loup.
Les deux personnages sont opposés sur le plan social. On observe que l’Agneau utilise la troisième personne pour parler du Loup et qu’il le vouvoie, par marque de respect. Il s’adresse à lui en parlant de « sire » et de « majesté ». À l’inverse, le Loup indique son mépris de l’Agneau en le tutoyant. Le lecteur peut donc identifier un puissant et un représentant du peuple.
Faut-il prendre les appellations du Loup au pied de la lettre et l’identifier au roi ? Pas forcément. Mais il s’agit en tout état de cause d’un grand seigneur, qui utilise la violence pour s’imposer et réclamer à l’Agneau un bien qui ne devrait appartenir à personne mais être à tous, comme l’eau. En réalité, le Loup ne s’arrête pas à réclamer la possession de la rivière, il convoite aussi la chair de l’Agneau et n’est satisfait que quand il lui a tout pris, jusqu’à la vie.
Transition
Le conflit de propriété n’a même pas le temps de passer au tribunal, puisqu’il est réglé « sans autre forme de procès ». Cette fable n’est donc pas sans rappeler « Les animaux malades de la Peste », où La Fontaine montre que la justice favorise les puissants au détriment du peuple.
III - L’argumentation et la dénonciation de la violence
L’argumentation peut être définie comme un affrontement verbal, plus ou moins violent et brutal, mais de nature à permettre la résolution des conflits sans que ces derniers dégénèrent en violence physique. Dans « Le Loup et l’Agneau », La Fontaine met certes en scène un dialogue argumentatif entre les deux personnages, mais il s’agit plus d’une parodie que d’une véritable confrontation de vues divergentes. Dans les faits, l’issue ne fait aucun doute, puisque le Loup est un prédateur, et l’Agneau, une victime toute trouvée.
L’argumentation de mauvaise foi du Loup
Après avoir accusé l’Agneau de troubler sa rivière, le Loup s’engage dans un discours argumentatif, mais sans réellement chercher à convaincre. C’est lui qui parle le plus. Néanmoins, son discours manque de logique et il ne s’en soucie pas réellement.
Tout d’abord, il considère que l’Agneau trouble la clarté de l’eau, alors qu’il a pris position en amont : en d’autres termes, cette affirmation est illogique et contraire au bon sens. Les propos du Loup n’ont de discours argumentatif que l’apparence. Ainsi, il utilise des procédés empruntés à la logique, comme le connecteur « donc », lorsqu’il affirme : « c’est donc ton frère ». Néanmoins, ce connecteur est vide de sens et ne sert pas à tirer la conclusion d’un raisonnement structuré.
Le Loup a par ailleurs recours à des généralités et des propos rapportés, comme s’il s’agissait de preuves : « on me l’a dit ». Il ne parvient pas par là à cacher l’absence de fondement de sa théorie. Sa vindicte contre l’Agneau s’adresse en réalité à d’autres personnages, comme son « frère, le berger, les chiens », ennemis habituels du Loup. Nous avons donc affaire à une argumentation de mauvaise foi.
L’argumentation de l’Agneau
L’Agneau parle de manière modérée. À l’inverse du Loup, il ne montre aucune violence verbale. Son argumentation est sensée et bien plus rigoureuse. Il sait que le dialogue est sa seule arme, puisqu’il n’est pas de taille, physiquement, à se défendre contre le prédateur.
Plusieurs stratégies argumentatives sont utilisées par l’Agneau. Tout d’abord, il a recours à la flatterie. Il s’adresse au Loup de manière polie, voire obséquieuse : « Sire, Votre Majesté », le vouvoiement ainsi que la troisième personne, marquent la distance sociale.
Il développe ensuite des arguments de bon sens : il ne peut pas troubler l’eau puisqu’il boit en aval, il n’a pas de frère. La Fontaine utilise des effets de rythme et des allitérations pour souligner la tension croissante dans le dialogue. Ainsi, à la fin de l’échange, le rythme s’accélère. Les paroles du Loup révèlent une allitération en « t » qui, par la dureté de la sonorité, annonce que l’Agneau n’a aucune chance, en dépit de ses arguments fondés.
Comment interpréter le dialogue et la place de l’argumentation dans la fable ?
Le dialogue est un échec. Alors que l’Agneau adhère à la logique courante, de bon sens, le Loup pratique une argumentation de mauvaise foi. Pourquoi entre-t-il en discussion avec l’Agneau ? Rien ne l’y oblige. Mais il semble y trouver du plaisir. On peut comprendre que le Loup joue avec sa proie, comme le font de nombreux prédateurs. Le dialogue constitue une fausse argumentation et l’Agneau n’a aucune chance de se disculper.
La fable remet en question une conception de la justice qui n’est pas la même selon qu’il s’agit de puissants et de faibles faibles. Il y a une morgue certaine de la part du Loup. Il s’amuse des efforts de son interlocuteur tout en sachant qu’ils sont vains. Entre riches et pauvres, il n’y a donc pas de justice, mais uniquement la loi du plus fort. Le « procès » n’est que parodie de justice. Les relations sociales relèvent de l’hypocrisie, mais surtout de la violence et du rapport de force.
Cette situation est dénoncée par le fabuliste de manière progressive et subtile. Dès lors, le lecteur comprend peu à peu que la phrase initiale n’est pas une morale, mais la constation d’un état de fait. La morale elle-même est implicite.
Conclusion
Cette fable prend la forme d’un apologue classique. On y retrouve l’argumentation indirecte, par le biais de l’anecdote, mais aussi le dialogue au discours direct entre les protagonistes, qui confère beaucoup de vivacité au texte. La forme plaisante que La Fontaine donne à sa fable ne parvient pas réellement à dissimuler ou même tempérer la cruauté du propos. La morale explicite est d’un cynisme absolu.
L’objectif du fabuliste est de choquer. C’est au lecteur qu’il laisse le soin de déterminer quel doit être l’enseignement de la fable. La position de La Fontaine et la condamnation de la violence prédatrice sont cependant très claires. La satire est impitoyable, avec une dénonciation de l’injustice et de l’immoralité des puissants.
Contrairement à ce que certains "loups" tentent de faire croire, et à ce que beaucoup d'"agneaux" croient, le procédé du Loup pour manger l'agneau a toujours cours, de nos jours. Ce qui a peut-être un tant soit peu "évolué", c'est le prétexte du Loup, qui, de grossier et illogique dans la fable, est devenu aujourd'hui un tantinet plus "subtil".
Sinon, le Loup continue toujours de ruser pour manger l'Agneau, et l'Agneau finit toujours par être mangé, même s'il y a parfois un semblant de "procès".